J'ai dix-huit ans et j'attends l'ouverture des grilles.
Avant de partir de la maison ma mère m'interroge.
« Tu as quoi comme cours ce matin ?
— Histoire.
— Ça se passe bien ? Tu arrives à tout retenir ? Moi je me souviens que j'avais du mal avec les dates à ton âge.
— J'ai du mal aussi. Le cours dure deux heures.
— C'est pas si long que ça deux heures, si ?
— C'est trop long. »
Elle me regarde. Avec un regard sceptique. Elle doit se poser des questions. Se demander si je suis sérieux en cours. Si je suis attentif. Si j'ai de bons résultats.
— « Tu suis bien le cours, au moins ?
— Oui. J'essaye.
— Si tu dormais plus tu serais plus concentré.
— Surement. Mais le problème c'est pas moi, c'est la prof qui...
— Non. Le problème vient de toi. Arrête de rejeter la faute sur les autres. »
Elle regarde sa montre. Je regarde la mienne. Huit heures, quinze minutes.
— « Huit heures seize. Tu vas être en retard.
— J'ai quinze sur ma montre.
— Dépêche-toi. Allez. »
J'arrive devant les grilles du lycée. Elles sont encore fermées. Mes lèvres aussi. Mes yeux presque. J'irais bien me recoucher. Autour de moi des gens parlent. Discutent. Certains rigolent. Il y a des attroupements. Et des gens seuls. Comme moi. Qui attendent que les grilles s'ouvrent.
C'est l'été. Il fait chaud. Le ciel est bleu. Mais les nuages, eux, sont gris. Prêts à vider leur sac. Ils attendent peut-être l'ouverture des grilles. Je n'aime pas cette période avant l'orage. Quand c'est prêt à éclater. Quand toute la tension accumulée attend d'être libérée. D'un coup. Comme ça. Soudainement. J'aime pas la pluie. Toute cette eau qui tombe sans s'arrêter. Sans gêne. Sans distinction. Sans remord. Elle colle à la peau. Elle rend poisseux. Le pire c'est l'odeur de l'asphalte humide. Comme si la route transpirait. Y a rien de pire comme odeur que quelqu'un qui transpire. Je transpire pas moi. Mon corps transpire peu. Des fois je transpire plus. Quand il fait vraiment chaud.
A côté de la grille je vois des camarades de classe. Il y en a que je connais. À qui j'ai déjà parlé. Il y en a à qui j'ai déjà parlé. Mais que je ne connais pas. Ils ont l'air bien réveillés. Ils discutent en attendant l'ouverture des grilles. Avant l'ouverture des grilles il y en a qui discutent et d'autres qui ne discutent pas. Il y a mon ami d'enfance. Je le connais depuis longtemps. C'est parce que nos parents se connaissent. C'est pour ça. Il y a la fille que j'aime. Je ne suis pas sûr qu'elle sache que je l'aime. Je pense qu'elle m'ignore. C'est tout. Elle sort avec un gars. Je l'aime pas. C'est sûr. Je peux pas le supporter. Je sais pas pourquoi mais je l'aime pas. Je me fais souvent une opinion trop vite. C'est une mauvaise habitude. Je juge les gens tels que je les vois. Si eux le font, pourquoi pas moi ?
Je vais vers eux. En faisant de petites enjambées. J'ai les jambes lourdes. Mais c'est pas la fatigue. Je pense pas. C'est juste que j'ai les jambes lourdes. Des fois j'ai les jambes très lourdes. Et je dois faire de petites enjambées. Quand je suis devant eux je leur dis bonjour. Ou salut. Et je leur serre la main. Il y en a qui préfèrent faire des trucs avec leur main. Pour te dire bonjour. Ils te tapent dans la main. Ils font des trucs. Ils disent « Hé, comment ça va ? ». Ou « Salut tout le monde ! ». Ils font des grands sourires. Et ils disent d'autres trucs après. Moi je dis juste salut. Ou bonjour. Des fois je demande comment ça va. Des fois non. Les gens se demandent toujours comment ça va. Et c'est toujours la même réponse. « Bien, et toi ? ». À chaque fois ils vont bien. Même les jours où ils sont fatigués. Je réponds quand on me le demande. Des fois je dis que je vais bien. Ou « Pas mal ». Et des fois je dis « J'suis fatigué... Et toi ? ». C'est pas très différent. Mais si je suis fatigué je le dis. Je dis pas « Oui, ça va ». Si ça va pas, je dis que ça va pas. C'est ma réponse. C'est pas très heureux. Je devrais être heureux d'être fatigué ? Je pense pas. Si j'étais moins fatigué j'aurais moins à m'en plaindre.
Je regarde mon ami d'enfance. La fille que j'aime. Le mec que j'aime pas. Et les autres. Je regarde souvent les gens quand j'attends l'ouverture des grilles. C'est une habitude. On dit souvent « regarder de ses propres yeux ». Comme si on pouvait aussi voir depuis les yeux des autres. Des fois j'ai cette impression. J'essaye de voir à travers leurs yeux. Je me mets à leur place et je regarde. Et quand je me vois, je me demande qui c'est. Si c'est bien moi que je regarde. Je me demande si les autres me regardent. S'ils se mettent à ma place. Et s'ils se demandent qui je suis. Si je n'étais pas moi, est-ce que je me regarderais ? Je regarde la fille que j'aime mais elle ne me regarde pas. Je regarde mon ami d'enfance et il me regarde. Je regarde le mec que j'aime pas et il me regarde, parfois. Mais lui j'aime pas son regard. De toute façon je l'aime pas. On regarde moins les choses qu'on aime pas. Même si on s'est fait une opinion dessus trop vite. On rate des choses. Regarder c'est aussi voir les choses qu'on aime pas.
Je regarde les yeux de la fille que j'aime. Je regarde la grille qui est fermée. Je regarde ses yeux qui ne me regardent pas. J'ai l'impression que ses yeux sont fermés, eux aussi. Et j'attends l'ouverture des grilles. Et j'attends qu'elle me regarde. Les grilles s'ouvrent quand c'est l'heure. Je me demande si ses yeux s'ouvrent quand c'est l'heure.
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