J'ai dix-huit ans et j'ai un parapluie quand il pleut.
Après les cours, je reste traîner avec des gens sur le quai du fleuve. Des amis de mon ami d'enfance. Certains étaient là ce midi, au déjeuner. Il y en a d'autres que je ne connais pas. Et il y a la fille que j'aime. Avec son amoureux. Celui qui court vite. Qui a été plus rapide que moi. Il se met à pleuvoir et on se réfugie sous un pont. J'étais sûr qu'il finirait par pleuvoir. Les nuages gris et gonflés déversent leur trop-plein. Bien à l'abri, les jeunes se mettent à parler.
Au bout d'un petit moment, la fille se lève et déclare.
« Je pense que je vais rentrer. Je suis trop fatiguée. »
Son amoureux lâche un soupir.
- « Je vais rester encore un peu. Ça te dérange pas ? »
Il sort des feuilles à rouler de son sac et les autres aussi.
- « Ah d'accord. C'est pour ça que tu veux rester...
- Il pleut de toute façon ! Tu préfères te mouiller peut-être ? »
Elle a l'air contrariée.
- « Pfeuh... J'ai plus qu'à attendre alors... »
J'ai des courses à faire pour demain. Et j'ai pas envie de fumer leurs trucs.
- « Je dois y aller aussi. Des courses à faire pour demain matin. »
Sans la regarder. En regardant le cours d'eau troublé par la pluie. Comme si je ne parlais à personne en particulier.
« J'ai un... Parapluie. »
Le petit copain réagit au quart de tour. Ça a l'air de le surprendre un peu que je dise ça.
- « Ah ouais, un vrai gentleman quoi ! Après la prof d'histoire c'est ton tour chérie ! »
Les autres rigolent. Il a l'air content de sa blague. Elle rougit, un peu gênée, et me dit.
- « L'écoute pas, il rigole. »
Je regarde ailleurs, l'air de rien. Mais je ne fixe rien des yeux. Dans ce genre de situation je ne fixe rien des yeux. Je me contente de regarder ailleurs.
- « Ah... »
Elle fait une grimace rapide en direction de son petit copain. Et elle s'adresse à moi.
- « Du coup, tu vas devoir partager ton parapluie avec moi ! »
Des petits ricanements. Quelques commentaires à voix basse. Elle a un ton enjoué. Agréable.
- « Eh bien... Oui.
- Cool ! Allons-y alors ! »
J'essaye de feindre l'indifférence. Je me mords la lèvre inférieure pour ne pas sourire. J'ouvre le parapluie et le tiens entre nous deux.
On marche le long du quai. Elle est du côté de l'eau parce que je tiens le parapluie et que je suis droitier. Elle marche en silence. Par-delà son profil je vois les gouttes tomber dans l'eau et former des ondes qui se succèdent. Elle regarde une péniche marron qui tangue un peu. Et elle se tourne vers moi. Au-dessus de nos têtes j'entends les gouttes tomber sur la toile cirée du parapluie. Elles tombent régulièrement.
PLIC.
PLAC.
PLOC.
« Hum, Anton ? »
PLIC.
PLAC.
PLOC.
- « Oui ? »
PLIC.
PLAC.
PLOC.
- « Je peux te demander quelque chose ? »
PLIC.
PLAC.
PLOC.
- « Oui. »
PLIC.
PLAC.
PLOC.
- « Pourquoi tu ne t'énerves jamais ? »
PLIC.
PLAC.
PLOC.
- « Comment ça ? »
PLIC.
PLAC.
PLOC.
- « Pourquoi tu laisses glisser quand on te fait des remarques comme ça ? »
PLIC.
PLAC.
PLOC.
- « C'est pas mon truc. Mais ça m'arrive de m'énerver. »
PLIC.
PLAC.
PLOC.
- « Ah ? »
Un regard franc. Avec un peu de curiosité. Ou de pitié.
PLIC.
PLAC.
PLOC.
- « Oui. Contre moi. »
PLIC.
PLAC.
PLOC.
- « Je comprends pas trop... Contre... toi ? Mais... Tu ne mérites pas tout ça. »
Elle pince ses lèvres et fait des moulinets avec sa main droite. Ça donne l'impression que c'est elle qui dirige les mouvements de la pluie sur le fleuve. C'est possible. Je suis sûr qu'elle peut le faire.
PLIC.
PLAC.
PLOC.
- « Tout ça ? »
PLIC.
PLAC.
PLOC.
- « Ce qu'on dit sur toi. Ça doit te rendre malheureux, non ? Tu as l'air malheureux. »
PLIC.
PLAC.
PLOC.
Je regarde le cours d'eau agité. J'essaye de suivre la chute de chacune des gouttes de pluie mais je n'y arrive pas. C'est impossible.
- « Peut-être bien, oui. »
Mais là, maintenant, non. Je me sens bien. Elle ne doit pas s'en rendre compte. C'est le cas pourtant. Je détourne le regard. Je ne veux pas qu'elle voit mes yeux. Quand je me regarde dans le miroir, je vois des yeux fatigués. Des yeux fuyants. Des yeux de lâche. L'aveu de mes faiblesses.
PLIC.
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PLOC.
PLIC.
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« Dis, euh... »
Elle me regarde droit dans les yeux. Avec ses yeux clairs et ses pupilles dilatées dans lesquelles se reflètent les gouttes de pluie. Elle me regarde. Et elle m'écoute.
PLIC.
PLAC.
PLOC.
« Je... Hum... Euh... Mince, je me souviens plus de ton prénom... »
Le prénom ne veut pas sortir. Je le connais pourtant. Bien sûr que je le connais. Mais je ne trouve pas d'air à expulser. Je bafouille. Devant elle. J'ai l'air stupide à bafouiller.
PLIC.
PLAC.
PLOC.
- « Éléa. Je m'appelle Éléa. Enchanté Anton. »
Elle fait un grand sourire. Un sourire magnifique. Elle n'a pas besoin d'en faire plus.
PLIC.
PLAC.
PLOC.
Je regarde le parapluie pour voir s'il nous protège bien tous les deux. Quelques gouttes restent accrochées au rebord avant de tomber et d'être remplacées par d'autres.
PLIC.
PLAC.
PLOC.
- « Anton ? Tu voulais dire quelque chose, non ? »
PLIC.
PLAC.
PLOC.
- « Ah euh... Oui. Désolé, je... Tu m'as regardé et... Laisse, c'est rien. »
Elle semble perplexe. Je rougis. Et je dirige mon regard vers le sol. Elle doit me trouver bizarre.
PLIC.
PLAC.
PLOC.
- « Ca m'arrive aussi de perdre mes mots. T'inquiète pas, ça va peut-être te revenir. »
Elle dit ça sans intonation particulière. Elle n'a pas dû remarquer. Remarquer ma gêne.
PLIC.
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PLOC.
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PLOC.
On marche. On monte un escalier pour arriver sur la route. Je lui demande par où est sa maison et elle me montre une rue.
« On est plus très loin. On va là, après on tourne à gauche et c'est la deuxième à droite. »
Déjà. J'aurais aimé qu'elle habite loin. Très loin. Qu'elle habite loin et que la pluie ne s'arrête pas.
PLIC.
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PLOC.
PLIC.
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PLOC.
Elle me regarde de temps en temps. Comme si elle attendait que je retrouve mes mots. Qu'elle s'attendait à ce que je dise quelque chose. Et moi je la regarde quand elle ne me regarde pas. Pour retrouver mes mots. Pour lui dire quelque chose. Mais je n'y arrive pas. Ça ne vient pas. C'est plus facile quand j'écris. Devant ma feuille blanche. Je peux raturer et recommencer. Me tromper. Faire un brouillon. Faire des fautes.
PLIC.
PLAC.
PLOC.
La pluie continue de tomber autour de nous. Elle forme un rempart qui nous protège du silence. Le silence est embarrassant. Je n'aime le silence que lorsque je suis seul. Le silence est difficile à partager.
PLIC.
PLAC.
PLOC.
PLIC.
PLAC.
PLOC.
J'ai envie de lui poser une question. J'en ai vraiment envie. Quand j'ai envie de poser une question, je la pose. Bonne ou mauvaise. C'est une habitude. Même quand c'est une question bête. Pour moi il n'y a pas de question bête.
- « Est... Est-ce que tu me trouves... Bizarre ? »
PLIC.
PLAC.
PLOC.
Encore ces yeux qui me scrutent. Elle ne m'aime pas, je le sais. Je dirais même qu'elle n'a pas d'intérêt pour moi, le porteur de parapluie. Je ne suis que le porteur de parapluie après tout. Elle me fait la conversation parce qu'elle essaye de m'aider. Et moi je lui dis des choses sans queue ni tête.
- « Non, pas vraiment. Euh... Je veux dire non ! Comme je te l'ai dit, j'ai l'impression que tu es malheureux et je pense que tu ne devrais pas hésiter à réagir. Parce que tu es quelqu'un de bien. J'ai pas raison ? »
PLIC.
PLAC.
PLOC.
Je pince mes lèvres et déglutis. Bruyamment. Trop bruyamment.
« Je t'assure. C'est ce que je pense. »
PLIC.
PLAC.
PLOC.
« Tu sais, j'ai vraiment aimé ton poème hier. Celui sur les après-midi pluvieux. Celui que le professeur à lu. Il n'a pas dit ton nom mais j'ai compris quand il est venu te voir à la fin du cours pour te féliciter. En fait... C'était une drôle de sensation. Comme si je te ne connaissais à la fois mieux et moins bien maintenant. Les images étaient belles et simples. Le soleil et la pluie. La mélancolie et l'espoir. Mais... Tu n'as montré qu'une partie du secret, pas vrai ? »
Son léger sourire et ses yeux qui m'encouragent à soutenir son regard.
Je déglutis à nouveau. Si bruyamment. Elle doit me trouver dégoûtant.
PLIC.
PLAC.
PLOC.
« Tu devrais en montrer plus... Parce que tu écris bien. Tu pourrais devenir un grand écrivain ! »
Elle me regarde en attendant ma réponse. Je me contente de hocher la tête. Je ne sais pas trop quoi répondre. On dit souvent que écrire c'est trouver les bons mots. Les mots justes. Les mots qui touchent. C'est faire de belles phrases. Avec de jolis mots. Et le but c'est de placer un maximum de jolis mots. Pour faire un maximum de jolies phrases. Comme ça le lecteur peut dire « C'est bien écrit, c'est vraiment bien écrit ! ». Bien écrit. C'est ça ce qui compte en écriture. Que ce soit bien écrit. Je me demande ce que ça veut dire.
PLIC.
PLAC.
PLOC.
- « Montrer plus ? Oui, c'est vrai. J'essayerai. »
Si seulement je savais quels mots utiliser pour lui dire que je l'aime.
PLIC.
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« Le prof n'a pas dit ton nom mais j'ai compris quand il est venu te voir à la fin du cours pour te féliciter. C'est un beau poème. Très touchant. Je ne te trouve pas bizarre, non. Des fois tu m'amuses avec ton calme à toutes épreuves. J'aimerais avoir ta patience ! »
Une vague de chaleur remonte de ma poitrine jusqu'à mon front. Elle a dit ça d'une voix douce. Elle essaye de choisir les mots justes. Elle est si sincère. Je suis touché mais je n'ose pas lui dire.
PLIC.
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Elle observe ma réaction. Il fait sombre mais j'ai l'impression que mes yeux me trahissent. Qu'elle voit tout en moi. Tout ce que je ne veux pas voir. Tout ce que j'essaye d'ignorer au quotidien. De mettre de côté. De fuir. Toute cette pluie de laquelle je me protège avec mon parapluie. Et elle est là, sous mon parapluie.
- « Je crois que la prof d'histoire n'a pas eu le même avis que toi, tout à l'heure. »
Elle rit. Elle a un rire clair. Et léger. J'aimerais rire avec elle mais je n'y arrive pas. Je me contente de sourire.
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- « Anton, tu aimes écrire. Tu écris quoi en ce moment? »
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- « Un recueil de poèmes. Mais bon. Rien d'exceptionnel. »
PLIC.
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- « Des poèmes ! J'ai tellement de mal à écrire en vers... J'aime bien écrire aussi, j'écris un roman sur une fille qui fugue pour partir voyager à travers le monde en bateau. J'ai toujours eu envie de faire ça. C'est mon rêve. »
C'est un beau rêve.
PLIC.
PLAC.
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- « J'aimerais lire ton roman, si tu veux bien... Je suis sûr que tu feras ce voyage un jour. »
Elle me regarde en ouvrant grand les yeux et lâche un grand soupir.
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- « Oui, j'espère... Pourquoi pas. Mais je ne l'ai encore jamais fait lire. »
Elle hausse les épaules et sourit. C'est impossible de se lasser de son sourire.
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On arrive devant chez elle. La pluie s'affaiblit. Il y a une éclaircie. Elle me remercie pour le trajet. Pour le parapluie. Pour la discussion.
- « Demain on ramène chacun notre bouquin, d'accord ?
- D'accord. J'ai hâte de lire ton roman. »
Je n'ai pas pu refuser. Et j'ai souri bêtement. Puis elle m'a dit au revoir. En me faisant la bise. Ça m'a surpris sur le coup. Agréablement surpris. J'ai oublié la pluie pendant un instant. Et je suis allé faire les courses pour le lendemain.
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