Chapitre 4

C'était rudimentaire, et pourtant ses yeux s'émerveillaient de chaque cabanon qu'elle croisait. Les métamorphes étaient organisés et actifs. Bien que peu nombreux, ils avaient chacun un rôle défini et s'en acquittaient respectivement.

Ils affichaient sans gène aucune leur affiliation animale : elle crut même apercevoir une jeune femme dotée d'une longue queue de mulot, mais elle n'osa pas l'interpeller. La maladresse de leur première altercation lui avait laissé un goût âcre de gêne.

Ils se déplaçaient tous deux avec précaution, et leur attitude prudente malgré eux n'échappa pas aux habitants du village. Leurs deux visages inconnus étaient scrutés et analysés, et les murmures sur leur passage grandissaient au fur et à mesure qu'ils avançaient vers le centre de la tribu.

Isil se retint de tressaillir lorsqu'elle vit une jeune hirondelle pointer du doigt ses oreilles de chiroptère. Malgré son ravissement de sentir autour d'elle toutes ces odeurs nouvelles, les attentions hostiles que certains lui portaient faisait naître un doute putride en son sein.

Et si Hithoel avait finalement raison ? Et si le monde encore inconnu pour elle représentait une si grande menace ?

Isil déglutit. Elle n'allait pas laisser sa peur dominer son désir depuis toute petite de rencontrer ses congénères. Hithoel qui jusqu'ici n'avait pipé mot, s'arrêta soudainement devant un cabanon bien plus grand que les autres.

Celui de la cheffe, sûrement.

Isil retint un soupir stressé, cherchant inconsciemment la grande main de son ami. Il était encore plus crispé qu'elle, et la jeune femme pouvait aisément entendre sa respiration lourde.

Le grand rideau s'étalant devant leur forme nerveuse s'ouvrit soudainement, découvrant la plus massive silhouette qu'Isil n'ait jamais vu. Une femme éblouissante dans la plus sublime fleur de son âge, aux épaules si musclés qu'on aurait dit qu'elles allaient céder sous la tension. La queue nonchalante qui dépassait du bout de sa tunique en cuir usé brillait fièrement à la lueur du soleil, fauve et rayée.

Un tigre.

Cela expliquait l'odeur épaisse et sauvage qu'elle dégageait, faisant se plisser d'inconfort le nez sensible d'Isil. Ici, la différence de force se faisait clairement sentir. Cette femelle dominante donnait la furieuse envie à la jeune femme de se prosterner, mais elle résista silencieusement. Seul Hithoel, à ses côtés, ne bronchait pas.

- Hithoel.

Sa voix qui prononçait le prénom de son ami, grave et chaude, la fit tressaillir. Pour un premier contact avec ses congénères, celui s'avérait être particulièrement frappant. La métamorphe braqua ses yeux félins sur Isil, et celle-ci se retint de se recroqueviller sous ce regard perçant.

Elle comprenait pourquoi toutes ces bêtes sauvages et indisciplinées se pliaient volontiers à l'autorité de cette femme imposante. Elle-même se sentait complètement écrasée sous son aura.

S'avançant fièrement vers eux, la Stypre du clan braquait son regard fort uniquement sur son compagnon.

- Cela fait longtemps. Tu t'es finalement décidé à sortir de ta forêt.

Isil osa lever très légèrement son regard qu'elle avait posé sur le sol sur la métamorphe qui leur faisait à présent face. Elle savait qu'Hithoel avait souvent entrepris de longs voyages pour récupérer des objets nécessaires à leur survie qu'il ne pouvait pas fabriquer lui-même, surtout lorsqu'elle était plus jeune. Mais depuis quelques années, ils ne n'avaient plus quittés leur abris.

- Je suis venu demander ta permission pour nous loger ici provisoirement.

Il se tenait avec fermeté devant cette montagne de muscle et d'autorité, et l'admiration d'Isil pour son compagnon n'en fut que renforcée. Se rapprochant très légèrement de lui, elle inspira lentement par les narines.
Il lui fallait se calmer.

Lentement, la Stypre répondit avec flegme :

- Vous avez ma permission. Kraüs, emmène-les là où l'on pourra les accueillir.

Son regard se dirigea, impartial, vers la chiroptère.

- Vous devrez néanmoins vous débrouiller seul. Je ne vois pas de problème à vous laisser coucher chez moi, mais je ne m'occuperai pas de vous comme des petits.

Hithoel acquiesça silencieusement. Le métamorphe que leur cheffe avait désigné les enjoignit à les suivre d'un mouvement de tête tranquille.

Isil le suivit en silence. Une multitude de pensées embrouillées s'entrechoquaient dans son esprit perturbé.

Elle avait déjà appris le maximum de ce qu'elle pouvait savoir avec son compagnon. Les Stypres, chefs suprêmes des nombreuses tribus qui régissaient ce monde, possédaient une autorité presque divine et une prédisposition au rôle depuis tout petit. Ils étaient élevés dans le but précis de devenir ces chefs, nécessaires pour pouvoir préserver le monde de la brutalité naturelle des métamorphes.

C'était la première qu'Isil rencontrait, et elle en ressortait toute fébrile. Son estomac accueillait en ce moment même un mélange nauséeux de peur et de fascination. Elle ne pouvait pas se sortir de l'esprit sa crinière blonde sauvage, ses griffes aiguisées pointées vers l'extérieur.

C'était ça, le vrai monde. La liberté, la sauvagerie qui leur était propre, leur état animal épanoui au milieu de toutes ces odeurs.

Ils atteignirent un cabanon délabré en peu de temps, et Hithoel s'y engouffra sans un mot. La jeune femme le suivit aussitôt, prenant soin de remercier d'un signe de tête poli le métamorphe qui les avait accompagnés.

Son ami était prostré au sol. Silencieux, il avait le visage fermé, et Isil sut immédiatement que quelque chose n'allait pas.

Son regard se posa sur lui quelques instants, hésitant. Sentant la peine lui étreindre le cœur en voyant son ami ainsi, elle s'avança. Aussitôt, elle s'accroupit à ses côtés, tentant d'apercevoir ses yeux à travers son épaisse chevelure.

- Hithoel ? Qu'est-ce qu'il se passe ?

Un long silence suivit sa demande timide. Il ne lui répondit que par un grognement, puis son regard d'acier fondu chercha le sien, hésitant.
Il ne parlait pas beaucoup de ce qu'il ressentait.

- Ils te regardent avec cette haine dans les yeux. Ce sont... des mauvais souvenirs.

Ils hésitait, butait contre ses mots. Les dents serrées, le loup ne montrait presque jamais une telle vulnérabilité, et Isil s'en trouva complètement dépourvue.

Il ne lui avait après tout jamais confié la teneur de ce secret qui le hantait jour et nuit.

- Hithoel... Je ne comprends pas. Ils ne sont pas tous comme ça, on ne peut pas reculer maintenant.

Elle aussi avait évidement senti ces regards d'hostilité pure qui ne pourraient pas être stoppés par ses efforts. Le racisme chez certains métamorphes était prédominant : rien ne pourrait l'arrêter.

Leur espèce était en grande partie omnivore. Tous les métamorphes pouvaient manger presque tous les aliments comestibles, légumineuse, viande, céréales, poisson... Néanmoins, certains devaient contenter certains besoins impérieux : les charognards et les "suceurs de sang", comme les appelaient les membres convaincus de l'hérésie de leur existence, devaient se nourrir régulièrement d'hémoglobine.

Isil buvait à même les animaux qu'elle tuait, et le sang encore chaud de ses proies lui permettait de tenir jusqu'à une semaine sans boire à nouveau.

Malheureusement, ses oreilles caractéristiques de son espèce étaient aisément révélatrices de son appartenance à cette catégorie. Et bien que tous ses congénères n'aient pas cet avis si tranché à propos de ses particularités, les quelques-un qui la méprisaient au plus haut point n'hésitaient pas à manifester leur haine de la manière la plus violente qui soit.
Isil tressaillit. Elle qui avait donné la mort de nombreuses fois, elle ne pouvait qu'imaginer avec précision les dangers qui pesaient sur elle.

La main de son ami serpenta silencieusement le long de son bras fin, alors qu'il s'allongeait sur les couvertures moelleuses posées au sol. Isil frissonna légèrement, braquant son regarde doré sur celui gris d'Hithoel. Il avait affiché sur son visage une expression triste et silencieuse, celle qu'il avait lorsqu'il pensait à son passé avant elle.

La jeune femme, respectueuse, ne lui avait jamais posé aucune question.

Saisissant sa grande main dans la sienne, elle plaqua leur main jointe contre son ventre avec douceur. Murmurant avec tranquilité, elle tenta d'influer le plus de calme et de réconfort dans sa voix.
Hithoel, habituellement un bloc de pierre inébranlable, laissait entrevoir une part infime de détresse. Il avait peur, peur pour elle sans doute. Isil ne voulait pas lui causer cette peine.

- Tout ira bien. Je peux me défendre.

Lui soupira lentement, fermant les yeux avec fatigue.

Il s'endormit ensuite sans dire quoi que ce soit. Isil, elle, accéda au sommeil bien plus tard. Les événements de la journée se retournaient dans son esprit, perturbant son cerveau avec toutes ces nouvelles expériences. Sentir sa communauté s'égayer joyeusement autour de soi, être soumis à l'autorité implacable de la Stypre... Tout cela excitait ses sens et provoquait une hystérie qu'elle peinait à contenir. Tout en elle était enthousiasmé par ce qu'elle voyait.

Son regard se posa sur le visage crispé de son ami.

Néanmoins, elle n'oubliait pas - comment le pourrait-elle ? - la menace silencieuse qui pesait sur elle.

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