Chapitre 1

La forêt où elle avait vécu depuis des années s'étendait sur des kilomètres à la ronde. Luxuriante et regorgeant d'animaux sauvages en tout genre, on pouvait généralement y entendre le bruit joyeux de l'égaiement de plusieurs espèces toutes plus différentes les unes que les autres.

Au cours de la chasse néanmoins, aucun son, aussi petit soit-il, n'était toléré.

Le soleil réchauffait doucement son dos, alors que ses yeux tentaient maladroitement de capter les mouvements de la silhouette qu'elle avait aperçu. Isil déploya lentement ses oreilles de chauve-souris sensibles, captant le bruit des pas feutré d'un lapin tranquille. Ses grands yeux dorés étaient fixés sur cette petite forme blanche, se nourrissant avec appétit des brins d'herbes vertes qui constellaient le sol entier de la forêt. Ses grandes ailes noires battaient silencieusement dans son dos, la maintenant à quelques mètre de hauteur au dessus de sa proie. Son odeur particulière de lagomorphe parvint à ses narines délicates, et elle dut se retenir de directement l'achever pour en savourer les pièces. Sa faim était sauvagement dévorante.

Elle devait tout d'abord se concentrer. Sa proie n'était qu'à quelques mètre d'elle.

Elle était savamment dissimulée entre les branchages, sa forme fine et légère lui permettant d'aisément cacher sa présence. Se déplaçant légèrement, elle affirma sa prise sur sa lance et leva lentement son bras pour préparer son mouvement. Il n'avait toujours rien senti, et son immobilité allait être la fatale raison de sa mort.

Maintenant.

Elle assouplit alors son avant-bras en concentrant au maximum sa force, faisant partir son arme dans une trajectoire impeccablement verticale d'un mouvement de poignet maîtrisé. La lame allait transpercer sa tête, lorsqu'ils entendirent tous deux un énorme fracas assourdissant.

Sa proie fit un bond en arrière, et évita de justesse son arme qui se planta violemment dans le sol.

Le lapin sauvé in-extremis détala, tandis que la jeune métamorphe se dissimulait derrière un épais feuillage. Hithoel lui avait toujours répété d'éviter le moindre danger si elle n'était pas de taille, et Isil considérait son instinct de survie comme plutôt développé.

La jeune femme posa son arme récupérée sur le sol et tenta de minimiser les grognements de son ventre avec irritation. La faim était entêtante, et le vide de son estomac venait encore de s'agrandir alors qu'elle manquait son repas.

Réduisant sa respiration à quelques inspirations silencieuse, elle jeta prudemment un coup d'œil derrière elle, cherchant ce qui avait permis à son lapin de s'échapper.

Plissant les yeux, elle peina à distinguer la grande silhouette qui se relevait doucement. La vision diurne était un sens qui lui faisait cruellement défaut.

Abandonnant l'espoir de déterminer quoi que ce soit avec son sens médiocre, elle déploya une nouvelle fois ses grandes oreilles et entrouvrit doucement ses lèvres. Seuls certains rongeurs et insectes étaient capables de percevoir ses légers ultrasons, mais elle prenait le risque. Rien n'était plus dangereux que d'être aveugle face à une potentielle menace.

Son estomac se contractant, elle siffla doucement, déployant en même temps silencieusement ses ailes de peau noires.

Elle put enfin distinguer une silhouette, grande, avec quatre membres bien proportionnées...

La réalisation heurta son cerveau avec autant de violence qu'un coup de massue. Un métamorphe ! Hormis Hithoel, c'était la première fois qu'elle en voyait un : aucun ne s'aventurait aussi profondément dans la forêt.

Un déferlement d'euphorie ravagea le calme qu'elle avait auparavant contraint son corps à garder. Sa solitude, autant que son désir de rencontrer l'inconnu, la poussèrent immédiatement vers l'étrangère. Ses doigts tremblèrent presque.

Tout son être se tournait avec espoir vers le métamorphe.

Malheureusement, elle aussi avait détecté sa présence. Sa forme changea en à peine une minuscule seconde, et elle tomba au sol pour se mettre à courir.

La panique envahit le cœur d'Isil. Pour une fois qu'elle pouvait se lier avec un de ses congénères, elle ne pouvait pas laisser l'occasion filer ! Sautant hors de sa cachette, ses ailes étendues donnèrent un grand coup pour la propulser vers la silhouette fuyante.

Le vent fouettait son visage violemment, mais elle n'en avait cure. Tous ses sens étaient focalisés sur cette silhouette rapide qui s'éloignait lentement d'elle. Isil volait à toute vitesse, se propulsant à travers les branches et les arbres. Tous ses muscles étaient brutalement mobilisés pour lui permettre d'atteindre sa cible. Un élan de désespoir la poussa à crier :

- Attends ! Je ne te veux pas de mal !

Rien à faire, ce qu'elle pouvait à présent définir comme un énorme mulot allait bien trop vite. Des bonds puissants la propulsaient à des distances impressionnantes, et malgré la force de ses ailes, la métamorphe la distançait presque aisément. Elle la voyait déjà disparaître au loin, tandis que le découragement l'envahissait progressivement.

Voyant la métamorphe disparaître de son champs de vision, elle ralentit lentement. Le dépit imprima chaque trait de son visage alors qu'elle contemplait sa belle forêt vide d'agitation.

Elle connaissait cet endroit par cœur, mais la métamorphe inconnue allait bien trop vite pour qu'Isil ne puisse la rattraper. Elle se laissa retomber au sol, ses grands yeux dorés légèrement humides et brillants.

La solitude lui étreignit la poitrine plus fort que jamais alors qu'elle tournait les talons pour rejoindre la maison, le ventre vide et le cœur en plomb.

♠•♣•♥•♦

Isil déposa délicatement sa grande lance contre le mur de bois. Reniflant doucement, elle capta l'odeur musquée d'Hithoel dans la maison isolée.

Lâchant une expiration fatiguée, la jeune femme se délesta de son sac vide et étira lentement ses épaules. Elle se dirigea vers le grand canapé du salon tandis qu'un long soupir triste s'échappait lentement d'entre ses deux lèvres rouges. Elle ne voulait plus penser. Les sentiments lourds et envahissants qui enveloppaient son corps entier l'empêchaient néanmoins de se débarrasser du souvenir de regret qui la hantait. Une fois assise, ses mains blanches saisirent machinalement l'ensemble de ses longues mèches sombres, les rassemblant minutieusement en une tresse appliquée.

Son esprit s'égara auprès de cette silhouette floue qu'elle ne pouvait que s'imaginer. Un métamorphe, qui avait une tribu, des amis, un chef... Un mélange corrosif de jalousie et de solitude bouillait en elle.

Isil se mordit la lèvre de dépit. Une tristesse honteuse s'accumulait doucement dans sa poitrine, alors qu'elle se repliait lentement sur elle-même. Son cœur lourd laissait lentement goutter son chagrin, et elle tenta par tous les moyens de retenir le démonstration avilissante de sa peine.

Le poids de la solitude devenait si lourd sur ses épaules.

Elle désirait plus que tout pouvoir se mêler aux autres, se sentir appartenir à cette grande communauté qu'elle n'avait qu'entre-aperçue. Toucher, sentir, goûter, voir, entendre... Ces cinq sens qu'elle voulait plus que tout partager avec ses congénères. Dans ce monde, les métamorphes étaient fait pour vivre en communauté.

Son cœur dégringola jusqu'au sol.

Elle ne pouvait pas.

Elle et Hithoel étaient et resteraient des solitaires. Il ne voulait que la protéger du reste du monde hostile, et elle lui devait la vie. Sa gratitude serait éternelle.

Elle ne pouvait pas se permettre de désirer des liens impossible avec un village lorsqu'il était là, sa présence constante à ses côtés. Mais l'appel de sa tribu lui heurtait le cœur avec tant de violence, qu'elle se sentait presque abandonnée.

Seule, mais tout de même accompagnée. Elle ne pouvait même pas désirer.

Un ruisseau de larmes salées avait fait son chemin sur ses joues, et elle sursauta à la sensation d'une goutte unique qui heurtait son genou nu. Elle essuya lentement les perles salées qui avaient fleuri au coin de ses paupières et se releva, reniflant par accoups.

L'odeur lupine d'Hithoel s'engouffra dans ses sinus, et elle leva son visage brutalement vers sa silhouette sur le pas de la porte sans plus penser au torrent de larmes qui dévalait à présent ses pommettes. Elle retint un hoquet de surprise.

- Isil ?

Sa voix rauque et inquiète parvint à ses oreilles comme un rappel à l'ordre. Sa grande silhouette inquiète se dressait sur le pas de la porte, et elle vit ses oreilles noires s'agiter d'inquiétude. Essuyant frénétiquement les traces de son chagrin, elle parvint à bégayer quelques mots destinés à le rassurer :

- Ça va, tout va bien.

Il fut aussitôt à ses côtés. Une main légère et griffue était posée sur son épaule, et elle sanglota doucement. Bien qu'ils se connaissent depuis qu'elle était née, il avait toujours  conservé cette attitude réservée à son égard. Il s'était occupé d'elle au minimum s'assurant uniquement de sa survie, et l'avait laissée se débrouiller seule dès sa troisième année de vie, alors qu'elle venait juste de maîtriser parfaitement sa métamorphose. Jamais il ne lui avait menti sur ses origines, et jamais il n'avait pris la place d'un père.

Pourtant, Hithoel n'avait jamais su trouver les mots pour la consoler. Il se contentait de rester silencieux devant ses pleurs. Néanmoins, c'était toujours une tristesse réelle qu'elle voyait briller dans ses yeux d'argent. La culpabilité serra un nœuds vicieux dans ses entrailles, et elle se reprit avec plus de conviction.

- Je vais bien, ne t'inquiète pas ! Je pense juste à...

Ses lèvres se refermèrent progressivement, tandis que ses yeux dorés se remplissaient à nouveau de larmes. Elle lutta vainement contre cette démonstration pathétique, mais ne put retenir que quelques hoquets et sanglots. Elle vit le visage d'Hithoel se fermer, et sa grande main posé sur son épaule se crispa soudainement. Une inquiétude véritable se dessinait sur chaque trait de son visage, et Isil recouvrit les muscles de son bras tendu de ses petits doigts avec peine.

Sa tristesse ne devait pas déborder sur lui.

- Je ne veux pas te causer de problèmes.

Le grand loup noir laissa dériver son regard gris vers sa main réconfortante. Ses grandes oreilles poilues s'agitèrent de gauche à droite frénétiquement, un signe évident de grande nervosité.

- Je ne comprends pas...

Isil laissa lentement retomber ses yeux presque animaux sur le plancher abîmé. Même si le dépit envahissait chacun de ses membres, elle ne pouvait pas forcer Hithoel à adhérer à ses désirs. La tristesse qu'elle lui procurait faisait naître en elle une culpabilité dévorante.

- J'ai rencontré une métamorphe, pendant la chasse.

Elle lutta contre la vague de larmes qui ressurgissait à la surface. Elle prit une grande inspiration.

- Elle s'est enfuie. J'ai essayé de la rattraper, mais...

Son regard croisa celui réprobateur d'Hithoel, et elle glapit en signe d'excuse. Elle avait presque oublié ses règles abusément strictes sur la sécurité.

- Non, non ! Je ne me suis pas mise en danger, j'ai bien vérifié ce que c'était avant.

Il soupira lentement. Isil savait qu'il était au courant depuis bien longtemps de ses désirs silencieux de rencontrer sa tribu. Certains de ses regards tristes et résignés ne trompaient pas.

Saisissant sa main griffue dans la sienne, elle planta son regard sauvage dans le sien et supplia presque :

- Juste une fois ?

Elle reflua toutes les raisons qui la poussaient à regretter sa demande. Juste une fois, et elle oublierai tout. Elle se consacrerait uniquement à lui, sans plus penser à tous ces rêves irraisonnables.
Elle influa dans sa voix tout l'espoir qu'elle pouvait y mettre.

- Je t'en prie.

Il soupira bruyamment. Croisant ses bras massifs sur son torse, il grogna avec un air mécontent. Si Hithoel était misanthrope et presque trop prudent, il était par dessus tout doté d'une gentillesse sincère.
Isil ferma les yeux. Il allait refuser, et son cœur se serra de dépit.

- Si tu le désires vraiment, on va y aller. Mais je t'aurai prévenu. Ils ne sont pas aussi bienveillants que tu ne te l'imagines.

Son regard argenté en partie dissimulé derrière sa chevelure sombre la sonda avec attention.

Toutes ses années de frustration, et elle pouvait enfin imaginer sa rencontre avec les siens.

Elle resta tout d'abord complètement silencieuse. Puis sa bouche se figea en un rond étonné, alors qu'elle murmurait presque :

- Vraiment ?

Elle se remit à pleurer lentement, sans quitter des yeux le regard toujours soucieux de son ami. La réalisation de ce qu'il venait de lui annoncer peinait à faire le chemin jusqu'à son esprit.

Elle saisit vivement la main de son ami et s'inclina respectueusement, retenant ses dernière larmes. Ses longues mèches s'étalèrent sur le canapé usé, et elle ferma les yeux en retenant un sourire tremblant.

- Merci.

Enfin.

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