Chapitre 6

Depuis que j'y réside, je n'ai jamais vu le palais royal aussi joyeux que ce soir. Dans la salle de bal bercée par des musiques entraînantes, les gens dansent, rient, discutent... Darwin et Karlie exécutent au moins leur cinquième danse et Alec a trouvé d'anciens amis. Absolument tout ici est à la fête, sauf moi. Je salue poliment les invités que me présente Elasia mais j'ai tout simplement envie de m'enfuir. Tu es une princesse, maintenant. C'est ta soirée. Ne laisse pas Wren te la gâcher. Mais il occupe chacune de mes pensées. Je ne peux m'empêcher d'espérer croiser son regard dans la foule, même si je sais pertinemment qu'il n'est pas là. Il ne viendra pas.

— Luna, je te présente Alexeï d'Astrialle, s'exclame Elasia d'une voix enjouée en me désignant un jeune homme qui s'approche de nous.

Avec ses cheveux roux bouclés et ses yeux d'un marron chaleureux, il est très mignon. Surtout que son sourire enjôleur me donne presque envie de sourire à mon tour. Il s'avance d'une démarche sûre, la tête haute, mais en conservant une certaine nonchalance intrigante.

— Votre Altesse, c'est un honneur de vous rencontrer en personne, déclare-t-il avec un drôle d'accent et en faisant une petite révérence.

Il ne doit pas être tellement plus âgé que moi, mais ça n'empêche pas Elasia de le dévorer des yeux. Elle a décidément un problème avec les garçons plus jeunes qu'elle...

— Alexeï, cela fait si longtemps que nous ne nous sommes vus ! s'écrie-t-elle. Je ne pensais pas que tu étais devenu un si beau jeune homme ! Caroley n'est pas là ?

Une jeune fille fait alors son apparition près de nous. Ou plutôt devrais-je dire, un fantôme... D'une maigreur affolante et d'un teint aussi pâle que sa légère robe blanche, elle semble tout juste sortir d'une maison hantée. Ses longs cheveux d'un noir profond contrastent avec sa blancheur et ses grands yeux marron renforcent sa beauté. Car même si elle a le corps d'un cadavre, son visage est magnifique, bien que clairement émacié.

— On prononce mon nom, je suis là, dit-elle d'une voix faible que je discerne à peine par-dessus le bruit de la foule. J'ai rarement goûté un aussi bon champagne.

Une coupe au bout de son bras blanc, elle me fait encore plus penser à un fantôme tant elle se déplace sans presque toucher le sol et avec des mouvements fluides.

— Voici Caroley, ma soeur, me dit inutilement Alexeï. Pardonnez-la, elle a tendance à sauter sur toutes les boissons qu'elle croise...

Il lance un regard réprobateur à sa cadette mais celle-ci fixe ma robe avec intensité.

— Ce sont de vrais diamants qui sont incrustés dans le jupon ? s'enquit-elle. J'adorerais connaître vos couturiers.

Elle tend une main pour toucher le tissu mais son frère interrompt son geste.

— Caroley, si tu allais te rafraîchir un peu ? lui marmonne-t-il.

Sans demander son reste, sa soeur part en fixant ma robe le plus longtemps possible mais je la perds vite au milieu des invités.

— Excusez-la, répète Alexeï. Elle n'est pas habituée à tant de monde à Astrialle et comme je vous le disais, elle a un petit problème avec le champagne.

— Elle est toute pardonnée, répond Elasia avec entrain. Isaluna, si tu allais danser avec Alexeï ?

Sur ce, elle me lance un regard évocateur que je comprends comme "c'est la meilleure chance de ta vie". Tout à l'heure, j'ai déjà refusé de danser avec Alec et j'imagine que si je continue à faire preuve d'un aussi piètre enthousiasme, les gens vont se poser des questions. De plus, Alexeï n'a pas l'air désagréable.

— OK, je fais d'une voix rauque en acceptant la main que me tend Alexeï.

Nous nous avançons vers la piste de danse et j'ai alors un flashback de Wren et moi, au bal d'automne. La musique. La belle robe. La salle du trône. Les invités. Sauf que le contact de la main d'Alexeï n'a rien à voir avec la douce chaleur qui irradiait de Wren. Jusqu'alors, je ne m'étais pas souvenue de cette chaleur qui à présent me manque tant.

— Votre mère doit espérer des fiançailles avant la fin de la danse, me dit Alexeï alors que nous commençons à danser.

— Pardon ? je m'étrangle en ouvrant des yeux immenses.

— Détendez-vous, rigole Alexeï. Je parle de votre mère, pas de mes intentions.

Je cherche alors Elasia dans la salle et la trouve qui nous observe avec attention. Si elle croit qu'elle va jouer les entremetteuses...

— Oh, je fais en baissant les yeux.

— Vous êtes pourtant magnifique, me sourit Alexeï. Mais je n'ai pas pour habitude de voler celles dont le coeur est déjà conquis par un autre.

Il jette alors un coup d'oeil à Alec qui nous regarde attentivement. À vrai dire, toutes les personnes dans la salle nous lorgnent avec plus ou moins de discrétion.

— Il n'y a rien entre Alec et moi, je réponds toujours sans regarder mon partenaire dans les yeux.

J'ignore pourquoi je parle de ma vie personnelle à un inconnu alors qu'Elasia m'a clairement fait comprendre que je devais limiter l'étalage de mes sentiments.

— Dans ce cas, pourquoi êtes-vous si triste ? s'enquit-il d'une voix douce.

Je lève finalement les yeux vers lui. Il ne me dévisage pas comme si j'étais la dernière curiosité, mais avec inquiétude, ce qui est encore plus bizarre.

— Je ne suis pas triste.

Mensonge. Mensonge qui ne trompe pas Alexeï, du reste.

— Je suis le fils du représentant d'Astrialle, déclare-t-il. J'ai assisté à des centaines de réceptions comme ça, et des centaines de fois, j'ai vu ma soeur attendre quelqu'un qui ne viendrait pas. Je sais reconnaître une princesse désespérée quand j'en vois une.

Il m'a percé à jour avec une telle facilité que c'en est désarmant. Je ne trouve rien à rétorquer.

— Si je peux juste vous donnez un conseil, c'est d'essayer de vivre avec les gens qui sont autour de vous. Je répétais toujours à Caroley que ce n'était pas parce qu'une personne manquait que tout devait s'arrêter.

Or, c'est complètement l'inverse que je ressens. Wren n'est pas là et je me sens comme dans une grande salle vide alors que je suis entourée de monde.

— Qui était la personne qu'attendait votre soeur ?

J'ai conscience que je ne connaissais pas Alexeï il y a dix minutes mais il dégage une aura de confiance très étrange tandis que nous dansons tranquillement. Je crois que si je restais une heure de plus avec lui, il connaîtrait tout de ma vie depuis ma naissance.

— Quelqu'un qui ne tenait pas à elle autant qu'elle tenait à lui, souffle-t-il. J'espère sincèrement que ce n'est pas votre cas.

— Ça n'a rien à voir. Il a été là pour moi quand j'en avais besoin et je ne peux pas être là pour lui alors que je suis sûre qu'il en a besoin.

C'est la stricte vérité. Je n'en veux pas à Wren de ne pas être là. C'est à moi que j'en veux. Je devrais m'enfuir de ce bal stupide pour aller le retrouver et l'aider du mieux que je peux. Quand j'ai tout appris sur mes origines, Wren était là. Sur son lit, sous le dôme de verre de sa chambre, sous les étoiles, il était là quand toute ma vie se retrouvait chamboulée. Je devrais être avec lui.

— Vous savez, commence Alexeï d'un air taquin, nous recevons les potins d'Astriad, en Europe. J'ai lu quelques rumeurs à votre sujet et si j'ai bien deviné la personne à l'origine de votre tourmente, je me dois de vous dire que je ne sais pas s'il vaut la peine de passer une soirée à s'inquiéter pour lui.

Il sait que je parle de Wren. En même temps, ce n'est pas étonnant, étant donné qu'il avait déjà des suppositions concernant Alec.

— Il n'est pas ce que l'on dépeint de lui, j'affirme avec un peu trop d'engouement.

— C'est bien un ami de Darwin Saphir pourtant, non ?

Alexeï s'est tourné vers l'intéressé qui passe toujours du bon temps avec Karlie sans se soucier de nous.

— Oui, pourquoi ?

— Vous ne savez pas ? grimace-t-il.

Il perd son sourire et devant mon signe de tête négatif, s'arrête de danser. Il faut dire que je suis coupée du monde au palais et qu'Elasia ne me dit que ce qu'elle veut bien que j'entende.

— Sa boutique a fait l'objet d'une inspection forcée, hier soir. On y a retrouvé des Pierres Astrales étranges, qui semblent modifiées. Elles n'étaient pas proposées à la vente, mais quand même... L'information n'a pas encore été rendue publique mais tous les dirigeants sont au courant.

Elasia m'a parlé d'une surveillance concernant la boutique de Darwin mais j'ignorais qu'elle avait été fouillée hier soir. Il ne semble pourtant pas soucieux, là à danser gaiement avec Karlie.

— Des Pierres Astrales modifiées ? je répète, incrédule. Vous n'en savez pas plus ?

— Elles sont en train d'être examinées mais il paraît que Darwin faisait des expérimentations peu communes. Il risque gros, si vous voulez mon avis. On parle de trafic de sang d'Obscur.

Quoi ?! Il ne manquait plus que ça... Il faudra que je trouve l'occasion de parler à Darwin en présence de moins de monde. Je suis persuadée que Karlie n'est pas au courant de ses agissements.

— Merci de l'information, je me renseignerai.

— Ce n'est rien, j'ignorais que vous n'étiez pas au courant.

Il regarde autour de nous et se retourne vers moi avec un nouveau sourire.

— Nous devrions arrêter de danser, sans vouloir vous offenser. Une minute de plus et nous ferons la une des journaux de demain.

— Oh nous les ferons tout de même, je parviens à sourire. Merci de m'avoir... Changé les idées.

Tandis qu'il me raccompagne vers le bord de la piste, il m'explique qu'il reste à Astriad avec sa soeur pour quelques semaines. Lorsqu'il repart vers Caroley qui descend une nouvelle coupe de champagne, je me retrouve seule.

Des femmes en robe à froufrous sont à côté de moi et attendent visiblement que je leur adresse la parole mais le vide qui me saisissait tout à l'heure revient pas-à-pas. La musique résonne trop fort à mes oreilles, le volume de la voix des gens est trop élevé et il commence à faire beaucoup trop chaud. Il faut que je sorte d'ici. Elasia est affairée à papoter avec un jeune homme bien coiffé et Alec est à l'autre bout de la salle. Si je veux filer, c'est maintenant.

Je m'approche de l'un des gardes tapis dans l'ombre et seules ses pupilles remuent lorsque je m'adresse à lui.

— Je ne me sens pas bien. Pouvez-vous me raccompagner à ma chambre, s'il vous plaît.

— Tout ce que Son Altesse voudra, claironne-t-il trop fort.

Il part vers l'une des portes et je me souviens que c'est celle-ci qu'Alec, Wren et moi avions empruntée pour nous rendre dans les appartements d'Elasia. Ce moment remonte à six mois — bientôt sept — mais résonne comme une éternité dans ma mémoire. Les circonstances étaient tout autres, Wren et moi venions de nous embrasser. Des larmes commencent à brûler les coins de mes yeux. Non. Tu passes ta vie à pleurnicher sur ton sort en ce moment.

J'arrive devant la porte de ma chambre sans avoir cherché à me repérer et remercie le garde de m'avoir guidée. Je pénètre dans mes appartements et je sens une fraîcheur rassurante dans l'obscurité régnante. Je pose mon diadème sans ménagement sur un fauteuil et descends de quelques centimètres la fermeture de ma robe qui me serre trop. Je respire un bon coup, mais une larme coule sur ma joue.

Je savais que cette journée serait difficile. Chacun de mes mouvements, chacune de mes expressions seraient décortiqués. Je devais être parfaite. J'ai fait du mieux que j'ai pu mais une question nouvelle tambourine dans mon esprit : est-ce que je serais assez forte pour vivre ainsi, comme dans une pièce de théâtre où mon personnage n'aurait pas droit à la faiblesse ? Non. Certes, l'absence de Wren a rendu les choses plus compliquées, mais je ne veux pas de cette vie.

Ravalant les autres larmes qui menacent de tomber, je me dirige vers mon lit, prête à m'écraser dessus, quand dans la pénombre, je distingue une ombre assise au bord.

— Wren ? je souffle en plissant les yeux pour essayer de percer les ténèbres.

Mais je remarque vite qu'il ne s'agit pas de Wren. La silhouette est plus frêle et je distingue de longs cheveux.

— Tu aimerais bien, mais ce n'est que moi, résonne une voix familière.

Elle m'est familière parce que c'est presque la mienne. Un peu plus grave, peut-être, mais manifestement la même. Une bougie s'allume toute seule mais je sais déjà à qui j'ai affaire.

— Je t'ai manqué, soeurette ? me fait Rona avec un horrible sourire en coin.

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