J'ai beau être la princesse du Peuple des Astres, j'ignore pourtant depuis combien de temps existe le palais royal. Sûrement depuis des siècles. Je ne suis pas non plus une professionnelle concernant l'histoire de ma famille, mais je pense que c'est l'assaut le plus violent que la royauté ait connu. Presque tout le monde s'est réfugié au sous-sol à défaut de pouvoir évacuer les lieux par l'extérieur, et seuls quelques gardes courageux s'aventurent encore dans les étages. Enfin... quelques gardes courageux et moi.

Cela fait à peine un quart d'heure que j'ai quitté la petite pièce où Darwin m'avait traînée, mais j'ai l'impression d'avoir traversé une montagne en plein éboulement. Heureusement, il paraît que le toit n'a pas encore cédé, mais certains volets et quelques fenêtres ont explosé sous les éclairs. La meute entière des Malfaçons de Rona doit être déployée pour causer un tel raffut. Ce sera un miracle si je ne ressors pas sourde de cette histoire...

Tout serait plus simple si ma chère soeur daignait se montrer... Des Malfaçons affluent dans tout le palais depuis le trou qu'elles ont créé dans le mur du hall d'entrée, mais Rona reste invisible. Tout comme Wren... Il n'est pas difficile de deviner qu'elle le garde avec elle et qu'elle va s'en servir comme moyen de pression contre moi pour que je lui cède le palais. Darwin n'a pas eu besoin de mille explications pour me faire comprendre cela et je l'ai vite envoyé trouver Karlie au sous-sol.

Les gardes et moi nous trouvons actuellement dans la verrière, dont toutes les issues sont condamnées. C'est le seul endroit où le palais ne risque pas de tomber sur nos têtes en cas d'explosion majeure, mais je me demande si une pluie d'éclats de verre ne serait pas tout aussi fatale...

— Votre Altesse, m'interpelle une garde avec la plus grande politesse, Sa Majesté souhaite nous rejoindre, elle est à l'entrée.

Elasia était censée rester cachée au sous-sol jusqu'à ce que tout ceci se termine. Mais elle semble bien décidée à jouer les têtes de mule.

— Ouvrez-lui vite, je m'exaspère en marchant d'un pas rapide vers l'entrée de la verrière.

Des gardes déplacent la grosse plaque de métal protégeant la porte et laissent entrer Elasia, ainsi qu'à mon grand étonnement, Mila Jollins.

— Isaluna ! me hurle Elasia comme une furie en s'approchant vivement de moi. Peux-tu m'expliquer ce que tu fais ici au lieu d'être en sécurité au sous-sol ? Darwin nous a rejoints et nous a raconté que tu comptais attendre Rona car elle détient Wren. C'est exactement ce qu'elle veut, espèce de petite inconséquente !

Elasia parle à toute vitesse, si bien que je ne comprends qu'un mot sur deux. J'ai néanmoins bien saisi sa colère...

— S'il doit y avoir un affrontement entre elle et moi, mieux vaut que ce soit ici plutôt qu'en bas au milieu de tout le monde, je me justifie. Elle pourrait faire des victimes et...

— Et si c'était toi la victime ? m'interrompt Elasia, en pleine crise de nerfs. Absolument tout est en train de partir en vrille, Isaluna, et tout ce que tu trouves à faire c'est attendre dans une verrière que Luna-Rose montre son nez ? J'ai beau avoir une confiance absolue en mes gardes, ils sont bien trop peu pour pouvoir combattre des Malfaçons. La moitié est déjà en train d'affronter les Malfaçons qui sont entrées dans le palais alors...

Sa voix s'éteint et je ne me rends compte que maintenant qu'elle est essoufflée. Pas simplement d'avoir parlé, mais comme si elle avait couru un cent mètres.

— Si tu me disais plutôt comment tu es arrivée jusqu'ici ? je lui demande avec calme pour l'inciter à se maîtriser. Et pourquoi Mila est avec toi ? je fais en me tournant vers l'intéressée.

Mila aussi semble exténuée, mais elle m'a surtout l'air très préoccupée. À vrai dire, je crois qu'elle ne s'est même pas rendu compte que j'avais prononcé son nom. Elle triture ses cheveux nerveusement et ses magnifiques yeux sont complètement perdus dans le vague.

— Mila et moi nous sommes battues, m'explique Elasia. Quand Darwin m'a dit que tu allais rester pour sauver Wren, j'ai ordonné aux gardes de me laisser sortir. Mila a voulu venir aussi, même si je ne sais pas trop pourquoi... On nous a escortées mais ces satanées Malfaçons nous ont envoyé des éclairs dans toutes les directions. Les gardes ont essayé de tirer avec leurs armes mais les balles se figeaient dans les airs. Alors on a invoqué de l'énergie pour envoyer des décharges sur les Malfaçons mais nous n'avons pas vraiment les mêmes capacités.

— Alec a été mis en sécurité ? je la questionne affolée à l'idée qu'il se reçoive le plafond sur la tête.

— Il a été transporté dans un vieux cachot, me rassure-t-elle. Désolée, mais je n'avais pas mieux. C'est le seul endroit du sous-sol qui ne soit pas envahi par les employés du palais. Phoebe, Caroley, Alexeï, Darwin et Karlie voulaient aussi venir te rejoindre mais j'ai pensé qu'il ne valait mieux pas laisser tes amis à la portée de Luna-Rose.

— Comment elle a fait pour avoir Wren ? demande soudain Mila, sans préambule.

Elasia et moi nous tournons vers elle. Elle est peut-être encore plus agitée qu'Elasia. La trentaine de gardes autour de nous la regardent comme si la vraie menace venait plus d'elle que de Rona.

— J'imagine qu'il rentrait chez lui et que Rona lui est tombé dessus, je lui réponds avec méfiance. Mais qu'est-ce que ça peut vous faire, au juste ? Ce n'est pas parce que vous êtes responsable de la mort de ses parents que vous vous devez d'être son chaperon...

Outrée, Mila me lance un regard courroucé avant de retomber dans ses préoccupations silencieuses. En ce moment ses yeux émeraude sont inexpressifs mais la manière qu'ils ont parfois de s'illuminer quand un éclair de malice les traverse... Alors je comprends tout. J'ai mis un temps infini à comprendre mais...

Je n'ai pas le temps de m'extasier sur ma révélation car un énorme bruit de bris de verre retentit. J'ai d'abord le réflexe de me protéger le visage, de peur que des morceaux ne me tombent dessus, mais je constate rapidement que la verrière ne s'est pas brisée au-dessus de nos têtes, mais à l'autre extrémité, près du trône d'Elasia et du mien. De plus, ce n'est pas le plafond qui a été touché, mais une des parois.

Les gardes se mettent en position de défense autour d'Elasia, Mila et moi, mais nous pouvons tout de même voir Rona faire son entrée. Je pourrais m'étonner sur le fait que ma soeur n'est pas accompagnée par d'autres membres de sa meute, qu'elle s'avance avec l'assurance de quelqu'un qui s'apprête à conquérir le monde, mais tout ce qui m'importe, c'est Wren. Il marche derrière elle, sans aucune trace de blessures, la tête haute. Comme s'il n'était pas retenu par une Malfaçon diabolique, il m'adresse un petit sourire en coin ainsi qu'un signe de la main.

Je remarque alors un cercle métallique brillant autour de son poignet. Je n'ai encore jamais vu d'objet de ce genre. Les bracelets de Darwin. J'imagine qu'ils doivent également bloquer les pouvoirs des simples Lumineux et Obscurs, en plus de ceux des Malfaçons.

— Bonsoir à vous, lance Rona en s'approchant dans l'allée menant à l'entrée où nous sommes tous entassés. C'est une belle nuit, n'est-ce pas ?

Je fais signe aux gardes de se décaler pour que je puisse faire face à Rona. Celle-ci s'est arrêtée à huit bons mètres de nous, gardant une distance respectable. Je m'avance un peu, histoire de lui montrer que je n'ai pas peur d'elle.

— C'est vrai, je déclare faussement intéressée en faisant mine de regarder le ciel noir sans nuages. Mais je suppose que tu ne t'es pas déplacée jusque dans la verrière rien que pour contempler la nuit, n'est-ce pas ?

Elle sourit si malicieusement qu'elle pourrait presque rendre Mila jalouse. Ses lèvres sont peintes d'un rouge à lèvres très foncé, lui donnant un côté "ténébreux". J'imagine qu'elle doit passer du temps à soigner son "style de méchante".

— Dis-moi plutôt comment va Alec ? me demande-t-elle en se délectant de chaque mot. Il fait toujours de beaux rêves ?

À la voir comme ça, arrogante et sûre d'elle, on pourrait aisément croire qu'en effet, elle prend plaisir à savoir Alec enfermé dans la Pierre des Astres. Mais je remarque que son regard se fait insistant, comme si ma réponse la préoccupait plus que ce qu'elle veut laisser croire...

— Je sais que tu ne veux pas qu'il lui arrive de mal, je déclare d'un ton de défi. En préparant ton plan pour m'éliminer le jour de mon mariage, tu n'avais pas prévu que se serait Alec qui se retrouverait dans la Pierre des Astres.

Elle hausse ses délicates épaules et fait un signe de la main comme si ce que je racontais était du grand n'importe quoi.

— C'est vrai que je n'avais pas exactement prévu les choses comme ça, admet-elle. Mais au final, ce n'était pas plus mal. Au moins le fait de l'avoir perdu t'a fait souffrir... Enfin sauf si...

Elle se tourne vers Wren avec la tête d'une petite garce de cour de récréation.

— Sauf si ne pas avoir à épouser Alec t'a libérée et t'a permis de retrouver Wren. Comme c'est romantique ! s'exclame-t-elle, théâtrale, en joignant ses mains.

— Tu ne ferais jamais de mal à Alec, je déclare en ignorant ses enfantillages. Avoue que tu t'en es voulu quand cette flèche l'a touché.

Elle fait une grimace, comme si je l'exaspérais au plus haut point.

— Je ne vois pas pourquoi tu t'obstines à penser de telles choses, dit-elle en inspectant ses ongles.

— Parce que Alec est le seul frère que tu aies jamais eu. Ta seule famille.

Elle lève brusquement les yeux vers moi. Son expression se fait indéchiffrable pendant quelques secondes avant qu'elle ne s'efforce d'afficher un masque de dégoût.

— Ma famille est ma meute, affirme-t-elle avec dédain. Ce n'est pas toi, pas Elasia, pas Alma, pas Donnatella et encore moins Wren ou Alec.

Je suis dos à Elasia donc je ne peux pas voir son visage mais j'imagine que cela l'a quelque peu chamboulée.

— Je veux bien te croire quand tu dis qu'Elasia, Donnatella et Alma ne font pas partie de ta famille. Deux ont été contraintes de t'abandonner tandis que l'autre a fait de ta vie un enfer. J'imagine que Wren ne devait pas vraiment être du genre grand frère parfait, même quand il ne mesurait pas plus d'un mètre...

L'intéressé me fait un petit clin d'oeil et je me retiens de lever les yeux au ciel. Rona demeure impassible.

— Mais Alec ne t'a jamais fait de mal, je continue en plongeant mon regard dans celui de ma soeur. Vous étiez comme des jumeaux quand vous étiez petits. Il t'aimait comme une soeur. Quant à moi...

— Quant à toi, m'interrompt-elle d'une voix tranchante, tu m'as tout volé. Tu as rencontré Alec et tu ne l'as plus jamais relâché.

Je m'apprête à riposter mais elle lève une main.

— C'est vrai qu'il a toujours été mon frère. Mais ça n'a plus importé à partir du jour où j'ai compris qu'il te préférait à moi.

Autour de nous, le silence est total. Derrière moi, les gardes ainsi qu'Elasia et Mila ne font aucun bruit. Wren triture nerveusement son nouveau bracelet tout en me regardant.

— Et c'était quand ce jour, exactement ? je demande à Rona.

— Peu importe. J'en ai marre de bavarder avec toi.

Un éclair surgit juste au-dessus du toit en verre, provoquant un grondement assourdissant. Cependant, aucun éclat de verre ne me tombe dessus.

— C'était quoi ça, un petit numéro de cirque ? je fais avec un ricanement.

Je sais très bien que le pire reste à venir mais je tente de garder ma carte de la décontraction.

— Je serais toi, je regarderais derrière moi, sourit Rona avec son air malicieux.

Avant de m'exécuter, je remarque que Wren est livide et fixe un point derrière moi avec anxiété. Je me retourne avec précaution et sursaute en voyant qu'Elasia, Mila et tous les gardes sont étendus à terre, parfaitement endormis, les yeux clos.

— Détends-toi, ma chérie, me dit Rona. Ils sont juste endormis, pas plongés dans un coma étrange ou enfermés dans une pierre. Ça aurait pu être une idée mais bon... Je voulais juste que nous ne soyons rien que toutes les deux.

— Et moi j'ai droit à un traitement spécial ? s'enquit Wren en faisant un pas. Je ne dis pas que ton petit accessoire n'est pas à la pointe de la mode mais vois-tu, je ne suis pas vraiment fan des bracelets.

Il agite le cercle argenté à son poignet et Rona lève les yeux au ciel.

— Je voulais que tu sois là pour voir le spectacle. Ce petit bracelet m'assure juste que tu n'interviendras pas.

Avant que Rona n'ait le temps de démarrer la partie, je concentre une vague d'énergie et l'envoie droit sur elle. Wren recule d'un bond et mon éclair touche Rona en plein dans le torse. Elle esquisse une légère grimace avant d'éclater de rire.

— Joli, mais tu manques d'entraînement.

Elle fait un vif signe de la main et une bourrasque de vent balaie la verrière, me déséquilibrant. Elle claque ensuite des doigts et une sorte de petite décharge me parcourt tout le corps. Je parviens à rester debout et me ressaisis en invoquant un éclair plus puissant que le précédent, qui cette fois, touche Rona à la tête. Elle reste étourdie quelques secondes et j'en profite pour faire voler mentalement le poignard de l'un des gardes endormis jusqu'à moi. En voyant l'objet entre mes mains, Rona se fige presque imperceptiblement.

— On peut jouer comme ça si tu le veux, déclare-t-elle en sortant une lame aiguisée de sa poche.

En réalité, il s'agit plutôt d'une flèche avec un bout semblant extrêmement tranchant. La copie parfaite de la flèche qui a envoyé Alec dans la Pierre des Astres.

Rona n'a en revanche pas d'arc mais j'imagine qu'elle n'aurait aucun mal à propulser cette flèche dans les airs rien qu'avec son énergie mentale de Malfaçon. Désireuse d'envoyer le premier coup, j'imagine mon poignard atteignant Rona et immédiatement, il file vers elle à la vitesse de l'éclair. Elle parvient à l'esquiver en faisant un petit pas de côté. Wren n'a pas besoin que je lui fasse de signe pour comprendre qu'il ferait mieux de s'écarter de nous le plus possible.

— Ça ne sert à rien de te défiler, ricane Rona à l'intention de Wren sans pour autant détourner son attention de moi. Je pourrais toujours envoyer cette flèche sur toi pour que tu rejoignes ton cher frère, mais on tournerait un peu autour du pot, non ? Cette fois, je garde cette flèche pour toi, Isaluna.

Avant que j'ai le temps de répondre, Rona subtilise à son tour un des poignards des gardes et le fait voler jusqu'à moi. Je lève une main et l'arme se fige en plein vol, à quelques centimètres de moi.

— Bon, fait Rona, je ne crois pas que ce soit la technique de combat la plus passionnante. Que dirais-tu si nous prenions l'air, un petit peu ?

Elle frappe dans ses mains si vite que je me demande si je ne l'ai pas rêvé. Pendant quelques instants, il ne passe rien. C'est le silence complet. Je m'apprête à me moquer d'elle quand il me semble entendre un craquement. Un craquement de verre. Prudemment, je lève la tête vers le plafond. Un nouveau bruit inquiétant résonne et j'aperçois une fissure. Une mince ligne irrégulière à laquelle la lune donne de jolis reflets. Et puis tout craque d'un coup.

Des crépitements s'éparpillent le long des murs de la verrière avant que dans la même seconde, une pluie d'éclats de verre nous tombe dessus. Il se produit alors quelque chose que je ne peux même pas qualifier.

Je plaque mes mains sur ma tête, m'attendant à me retrouver criblée d'éclats de verre, mais au lieu de ça, un champ de protection se forme autour de moi, de Wren, d'Elasia, de Mila, ainsi que des gardes. Ce dôme d'énergie nous protège tous, les morceaux de verre tombant dessus avant de se dissoudre. Je passe un long moment à contempler cette pluie de cristaux avant de me rendre compte que c'est moi qui produis ce dôme protecteur, les paumes de mes mains orientées vers le ciel.

Tout cela n'a duré qu'une poignée de secondes et tout cesse aussi subitement que ça a commencé. Le dôme protecteur disparaît, me laissant vide de toute énergie. Le sol est jonché de bris de verre partout sauf où mon énergie était active. Je me tourne vers Wren, se trouvant à quelques mètres de moi l'air complètement ahuri. Je remarque qu'il fixe quelque chose dans la zone recouverte d'éclats. Suivant son regard, je sursaute en découvrant un corps immobile recouvert de morceaux de verre. 

Rona.

J'échange un regard inquiet avec Wren et fais un pas hésitant vers ma soeur.

— Arrête, lâche Wren en s'approchant de moi et en me prenant la main. Reste à distance, elle veut peut-être que tu t'approches d'elle pour te planter cette maudite flèche.

Pourtant, des taches de sang s'étendent petit à petit sur le corps de Rona.

— Pourquoi aurait-elle fait tomber le plafond si elle n'était pas capable de se protéger ? je demande en continuant à la fixer, à l'affut du moindre mouvement.

Mais elle ne bouge pas d'un pouce.

— Je pense que vos deux... champs d'énergie sont entrés en contact et que le tien a contré le sien, déclare Wren d'un ton peu assuré.

Incapable de rester à ma place, je m'avance de nouveau vers elle, Wren me suivant en resserrant sa prise sur ma main. Rona est allongée sur le dos, sa tête est penchée dans un angle presque anormal, ses paupières sont closes, et tout son corps est criblé d'éclats de verre. Je me penche avec précaution au-dessus d'elle et constate qu'elle respire encore.

J'échange un regard avec Wren qui exprime tous les mots que nous n'osons pas prononcer. Nous pourrions en finir maintenant. Inconsciente, vulnérable, il suffirait simplement de lui planter un poignard dans le coeur pour qu'elle meure et disparaisse de nos vies. Mais en disparaîtrait-elle vraiment ? Pourrais-je vivre avec sa mort sur la conscience ? Wren le fait bien, me siffle une voix, il a égorgé Alexia sous tes yeux et pourtant regarde... Mais je chasse vite ces pensées.

Si nous retirons les morceaux de verre du corps de Rona, son pouvoir de guérison rapide lui permettra de s'en remettre. Mais qu'aurait-elle fait si la situation avait été inversée ? Avant que d'évidentes réponses ne me viennent à l'esprit, Rona ouvre brusquement les yeux et tente de se redresser mais pousse un cri de douleur et se relaisse tomber au sol. Affolée, son regard empli de terreur va tour à tour vers moi puis vers Wren.

— Alec, marmonne-t-elle en me fixant. Pourquoi a-t-il fallut que tu me le voles, lui aussi ?

Je reste muette quelques instants, observant avec horreur le sang dégouliner doucement sur sa peau pâle.

— Je ne te l'ai pas volé, je réponds en essayant de maintenir une voix ferme quoique cela me fasse étrange de la voir si faible. C'est toi qui lui as donné toutes les raisons de te détester.

— Et puis comment peux-tu autant tenir à lui ? demande Wren en plissant les yeux. Vous aviez quatre ans quand tu as été enlevée par Alma. J'en avais six et pourtant je ne garde aucun souvenir fixe de toi. Même en buvant cette potion étrange qui fait remonter les souvenirs perdus, jamais je n'ai gardé quoi que ce soit de ton existence.

Rona ferme les yeux et je crois qu'elle a reperdu connaissance quand elle les ouvre de nouveau pour fixer Wren d'un regard intense.

— Quand tes souvenirs sont tout ce qu'il te reste, commence-t-elle d'une voix faible mais ferme, tu t'y accroches. Tu ne cesses jamais d'y penser jusqu'à ce que tu te demandes s'ils sont réels ou si au final, ce n'est pas ton cerveau qui a tout imaginé.

Elle marque une pause et semblerait encore vouloir dire autre chose mais elle grimace et laisse sa tête tomber en arrière.

— Maintenant tuez-moi, déclare-t-elle en regardant vers le ciel nocturne désormais sans aucun plafond de verre pour faire obstacle entre lui et nous.

Elle prend une grande inspiration qui doit faire douloureusement bouger les morceaux de verre dans sa chair et semble attendre qu'enfin tout se termine. Aucune étincelle farouche n'anime son regard, seulement une profonde lassitude.

— Tu ne voulais rien de tout ça, dis-je sans vraiment savoir pourquoi.

Ce n'est pas une question, juste une observation tranquille face à cette jeune fille résignée à mourir. Ses yeux du même vert doux que les miens glissent vers moi.

— Si tu entends par là que je ne voulais pas finir percée comme du gruyère par de misérables bouts de verre, tu as raison, admet-elle. Mais réinsérer les Malfaçons dans la société pour que nous ne soyons plus considérés comme des tares, c'est ce que j'ai toujours voulu.

Je sens que Wren me regarde avec insistance mais je reste concentrée sur Rona.

— Et me faire du mal ? je la questionne.

Je crois voir un léger sourire passer sur ses lèvres avant de s'éteindre aussitôt sous l'effet de la douleur.

— Je n'y ai pas pris autant de plaisir que ce que j'aurais cru, murmure-t-elle. Tu es facile à détester mais c'est plutôt dur de t'en vouloir.

Cette fois, je lève un court instant les yeux vers Wren. Facile à détester mais plutôt dur de t'en vouloir. Je crois que nous sommes un bon nombre dans ce paquet-là.

Rona ferme les yeux mais cette fois, ils ne se rouvrent pas. Ce n'est qu'alors que je prends conscience que l'on n'entend pas un bruit provenant du palais. Les attaques ont dû s'arrêter. Derrière moi, Elasia, Mila et les gardes dorment toujours.

Il ne reste plus que Wren, la nuit et moi. Et peut-être encore Rona.

— Je crois que Mila est ta mère, je déclare en regardant l'intéressée paisiblement endormie.

Comme Wren ne réagit pas, je me tourne vers lui. Ses yeux émeraude — la copie parfaite de ceux de Mila — ne regardent que moi. Son expression m'est indéchiffrable.

— Tu as mis du temps à le comprendre, répond-il alors que ses lèvres s'étirent finalement en un sourire. Je l'ai su dès la première seconde où j'ai posé les yeux sur elle. Je me suis toujours demandé d'où je tenais mon légendaire sourire ravageur, conclut-il en haussant les épaules.

— Je ne l'avais pas du tout vu venir, je reconnais en regardant de nouveau Mila.

Je ne sais pas quelle est son histoire, ni même comment Wren a fait pour être si... normal avec elle sans la harceler de questions alors que cela fait tant de temps qu'il cherche des réponses.

— Certaines choses arrivent comme ça, observe Wren. Elles nous détruisent ou nous font revivre, alors on les prend comme elles viennent et on improvise.

Il ne pourrait pas avoir plus raison.

Alors je tends la main vers Rona et entreprends d'ôter les éclats de verre qui scintillent sur elle telles des larmes gelées.

Note de l'auteure :

On se rapproche de la fin ! Plus que cinq chapitres à publier... 😭

Que pensez-vous des événements de ce chapitre ?

Bisous ! 😘❤️