Chapitre 35

Je devrais rester sage. Je devrais ne pas bouger d'un pouce et demeurer silencieuse jusqu'à ce qu'ils se soient éloignés. S'ils me voyaient, peut-être que leur mémoire se remettrait en route et qu'ils se souviendraient de leur fille, ce qui rendrait les choses encore plus compliquées qu'elles ne le sont déjà.

Mais c'est plus fort que moi.

Je n'ai pas revu mes parents depuis presque quatre ans et voilà que nous sommes dans la même rue. Une force irrationnelle me pousse à me lever des marches sur lesquelles je suis assise, puis me fait traverser la rue sans tenir compte des voitures qui me klaxonnent. Alarmée par ce remue ménage, ma mère tourne la tête dans ma direction.

Nos regards se croisent et je reste figée sur place, toujours au milieu des voitures.

— Ne restez pas ici ! me crie-t-elle, affolée.

Sa voix. Elle m'a tellement manquée. Mes jambes semblent paralysées et comme je ne bouge pas, ma mère accourt vers moi.

— Vous allez bien ? me demande-t-elle en me prenant la main et en me tirant vers le trottoir, vers mon père.

Son contact déclenche une douce chaleur sur ma peau. Une chaleur rassurante mais qui ne fait qu'amplifier mon sentiment de malaise.

— Elle est peut-être déshydratée, suggère mon père. Avec le temps qu'il fait...

Aucun des deux n'a changé. Ma mère a toujours les mêmes longs cheveux bruns, mon père les mêmes joues rebondies. On pourrait croire que tout ce qui m'est arrivé ces dernières années n'était qu'un vaste rêve, que notre vie n'a pas changée, que nous sommes simplement en vacances en Floride.

— Comment vous appelez-vous, mademoiselle ? me questionne mon père.

À ces mots, je sens quelque chose de fissuré en moi se briser entièrement. Je dois chanceler car ma mère me fait assoir par terre en me prenant doucement par les épaules.

— On devrait appeler un médecin, propose mon père en m'étudiant avec inquiétude. Elle doit être en état de choc ou quelque chose comme ça...

— Isaluna, je murmure subitement. Ou Luna, si vous préférez.

Ma mère hausse les sourcils et je crois voir mon père blêmir mais sans doute est-ce le fruit de mon imagination.

— C'est un très joli prénom, Isaluna, déclare ma mère avec un sourire. Je ne l'avais jamais entendu avant aujourd'hui.

Ce doit être la goutte d'eau qui fait déborder le vase car ma vision devient floue et je suis obligée de me prendre la tête entre les mains.

— Luna, est-ce que tu sais où tu habites ? Tu es ici avec des amis, de la famille ?

Un sanglot saccadé me bouscule et je sens une main se poser sur mon dos.

— On va prévenir les secours, dit ma mère. Elle s'est peut-être faite agresser ou je ne sais quoi de traumatisant...

— Ce n'est pas la peine, intervient une voix qui me pousse à relever la tête. Elle est avec moi, je l'avais perdue. Son petit ami l'a larguée et elle s'est un peu vengée sur les bouteilles, si vous voyez ce que je veux dire...

Wren m'attrape la main et me tire doucement le bras pour m'inciter à me relever. Avec des efforts colossaux, je prends appui sur lui et me mets debout mais il est obligé de me soutenir par la taille tant je suis flageolante.

— Merci de vous être occupés d'elle, lance Wren à mes parents. Nous sommes à un hôtel, pas très loin d'ici.

— Vous êtes sûr que ça va aller ? s'enquit ma mère, à moitié rassurée.

— Oh oui ne vous inquiétez pas, leur assure Wren, je vais lui donner un bon verre d'eau, quelques gâteaux, et ça ira mieux.

Il nous entraîne vers la route et je garde le plus longtemps possible les yeux rivés sur mes parents, jusqu'à ce que nous arrivions dans le hall de l'hôtel et qu'ils me soient hors de vue. Je les vois une dernière fois se détourner puis reprendre leur chemin.

Je sens le regard de la réceptionniste rivé sur nous tandis que je m'accroche à Wren comme si ma vie en dépendait. La montée de l'ascenseur me paraît interminable tant je me force à contenir mes larmes. Wren ne dit rien, sentant que la moindre parole risquerait de me faire exploser en mille sanglots. Je lui en suis infiniment reconnaissante...

Arrivés à notre chambre, la première idée qui me vient à l'esprit est de m'enfermer dans la salle de bain où je pourrais être tranquille et laisser aller mes émotions. Mais Wren m'accompagne doucement jusqu'à mon lit et me fait assoir sur le bord avec délicatesse. Il se pose ensuite à côté de moi, me tenant la main.

— C'étaient mes parents, je murmure en fixant le sol.

— Je sais, me répond Wren, rassurant.

— Ils... Ils ne m'ont pas reconnue.

En prononçant ces pauvres mots, une douleur explose dans ma poitrine qui remonte dans ma gorge jusqu'à former un pitoyable sanglot. Il est bientôt suivi par d'autres, puis par des larmes brûlantes. J'ai à peine conscience que Wren me prend dans ses bras. Je l'entends me murmurer des paroles mais je ne peux les déchiffrer.

Je ne sens plus que ma douleur, uniquement troublée par la presque insaisissable chaleur qui subsiste du contact de la main de ma mère contre la mienne. Je me concentre sur cette sensation, de plus en plus lointaine, écrasée par mes pleurs. Je fais tout ce que je peux pour la garder, pour qu'elle ne s'efface pas, puis elle finit par s'amplifier. Elle fait doucement son cheminement le long de mon bras, puis gagne ma poitrine, mon coeur, où la douleur fait toujours rage.

Les larmes commencent à se tarir lorsque je n'ai plus que conscience de cette douce chaleur. Mes sanglots se font plus espacés, jusqu'à n'être que de petits gémissements.

— Reste avec moi, ma petite princesse, j'entends Wren me chuchoter. Reste avec moi.

J'émerge peu à peu, la douleur semblant s'être faite ravagée par cette vague rassurante, protectrice. Mais le mal vit toujours, prêt à refaire surface à la moindre faiblesse. J'ouvre mes yeux endoloris par les torrents qui s'en sont déversés, puis sens mon corps se réanimer doucement, prendre conscience de ce qui l'entoure.

Je suis dans les bras de Wren, la tête posée sur son torse, agrippée à son tee-shirt comme une misérable créature s'accrocherait à son repère. Il me serre tendrement contre lui, m'entourant comme s'il voulait me protéger de tous les dangers du monde. Je crois que je pourrais facilement rester comme ça pour l'éternité, lovée dans sa douce étreinte. Je trouve la force de lever la tête vers lui. À travers les restes de mes larmes, je le vois me sourire avec encouragement. Il ne dit rien, ne trouvant certainement pas les mots justes pour m'aider. Mais c'est bien mieux ainsi. Son silence empli de tendresse vaut mieux que tous les discours inutiles.

Je sens les battements de mon coeur se calmer, la chaleur soufflant dessus pour l'apaiser de ses tourments. Après le tremblement de terre intérieur qui a sévi en moi, cette sérénité me fait l'effet d'un doux baume.

— Wren ? je fais d'une voix faible.

— Oui ? murmure-t-il en dessinant des cercles du bout de ses doigts sur le dessus de ma main.

— Je crois... Je crois que mes pouvoirs sont revenus.

Je sens son doux souffle sur mes cheveux et je crois que si je relevais à nouveau la tête, nos lèvres seraient bien trop près pour éviter d'entrer en un contact brûlant. Pourtant, comme il ne dit rien, je lève précautionneusement les yeux vers lui. Les siens brillent d'une étincelle splendide, mais comme voilée par une ombre d'inquiétude.

— J'aurais préféré que tu n'en passes pas par là pour qu'ils reviennent, me dit-il. Je pensais que des émotions plus douces les ranimeraient.

Ce qui transperce dans sa voix grave attise une flamme en moi. Ses lèvres sont effectivement à quelques centimètres des miennes, et il m'est presque impossible de résister à la tentation de les effleurer. Je me force pourtant à ne pas bouger d'un millimètre.

— Je ne leur ai même pas demandé comment ils allaient, je me désole en sentant de nouvelles larmes perler au coin de mes yeux.

— Ne t'inquiètes pas, me fait-il de la tonalité la plus rassurante que l'on puisse imaginer. Ils avaient l'air d'aller très bien. Je suis certain qu'ils s'en sortent parfaitement.

Lorsqu'une larme roule sur ma joue, cette traîtresse est ramassée par un baiser de Wren. Ce contact dure à peine une seconde et est bien trop bref à mon goût mais il me transporte dans un espace à part, hors de la réalité.

— Quand on y pense, c'est presque trop beau pour être croyable, je déclare pour ne pas perdre pied. Comment une telle coïncidence peut-elle exister ? Ils sont venus à Miami pile quand nous y sommes et sont passés devant notre hôtel... Ils ont provoqué l'émotion dont j'avais besoin pour réanimer mes pouvoirs et...

Ma voix se casse et Wren continue à dessiner des cercles apaisants sur la peau de ma main.

— Il faut croire qu'ils voulaient nous aider à ramener Alec, répond-il tout bas.

Ramener Alec. C'est désormais possible.

— Il faut que je vérifie si mes pouvoirs sont bien là, je me résonne.

— Comment as-tu su qu'ils étaient revenus ? me questionne Wren.

— Une douce chaleur. Je n'avais pas ressenti ça depuis très longtemps. C'est lorsque ma mère m'a pris la main que cette chaleur est revenue puis elle s'est amplifiée pour calmer mes émotions.

— Heureusement que je n'ai pas utilisé notre connexion pour te calmer alors, me sourit-il. Je me suis dit que c'était une peine que tu refoulais depuis bien trop longtemps et que ce serait mieux si tu la laissais enfin aller.

Je parviens à lui sourire en retour puis trouve enfin le courage pour tester ma magie. Je pourrais m'écarter de Wren, mais je n'en ai pas la moindre envie. Je me concentre sur le tiroir de la table de chevet à côté de nous et pour la première fois depuis longtemps, je n'ai aucun problème à canaliser la vague de chaleur montant en moi. Elle ne demande qu'à s'exprimer, à me quitter pour accomplir ce que je lui demande.

Alors le tiroir s'ouvre tout seul, si vite qu'il pousse un crissement strident.

Je suis d'abord envahie d'une immense joie avant de lever les yeux vers Wren et de voir qu'il fixe la table avec un certain abattement. Je regarde à nouveau le tiroir et constate qu'il révèle toute ma réserve de Pierres Astrales, à côté de la Pierre des Astres.

— Tu... Tu prends toujours de ces maudites pierres ? me demande-t-il sans me regarder mais en resserrant son étreinte.

— Je n'ai même pas eu le temps d'en prendre une depuis que nous sommes arrivés, je lui assure. Je ne crois pas vraiment être accro, je n'en ressens pas le besoin dévorant mais... C'était juste...

— Au cas où, complète Wren en se tournant vers moi.

Je hoche la tête mais je ne lui avoue pas que si je ne consomme plus de Pierres Astrales, c'est parce que je n'ai plus besoin de chercher à provoquer des hallucinations dans lesquelles je pourrais le voir. Je songe alors que je n'ai pas essayé de voir Alec en prenant des pierres et cela me laisse un sentiment amer qui me pousse à me détacher doucement de Wren. Il me laisse faire sans rien dire et nos mains s'attardent un peu l'une dans l'autre. Je me lève et prends la Pierre des Astres entre mes doigts.

— Je ne sais pas comment je dois m'y prendre pour ramener Alec. Mila n'a pas donné trop de détails...

— Il faut qu'on appelle cette petite vipère, décrète Wren toujours à moitié couché sur mon lit.

J'ai très envie de reprendre ma place contre lui mais je chasse rapidement cette idée. Nous n'avons jamais été aussi près de sauver Alec.

— Tu es sûr que tu veux de nouveau avoir affaire à Mila sachant ce qu'elle a fait à tes parents ? je lui demande, hésitante.

— Combien de fois faut-il que je te répète qu'elle aurait tout aussi bien pu faire exploser une ruche d'abeilles que je ne lui en aurais pas voulu davantage ? s'agace-t-il.

Je laisse tomber, m'empare de mon téléphone et compose le numéro de Mila qu'elle a confié à Wren ce matin, avant que j'arrive. J'ignore pourquoi elle a jugé utile de le lui donner à lui plutôt qu'à moi... Sans doute est-ce la culpabilité d'avoir tué ses parents.

— Re-bonjour, Isaluna ! me lance Mila lorsqu'elle décroche.

— Comment saviez-vous que c'était moi ? je m'étonne.

Elle éclate d'un rire strident qui me fait presque regretter le cristallin d'Elasia.

— Combien crois-tu que de personnes me téléphonent dans l'année ? Les humains viennent me retrouver chez moi, c'est tout.

Je ne cherche pas à m'intéresser plus que cela à sa vie et en vient au fait :

— J'ai récupéré mes pouvoirs. Comment dois-je faire pour ramener Alec ?

— Quoi ?! s'écrie-t-elle. Déjà ? Comment as-tu fait ?

— Peu importe. Dites-moi simplement comment je dois m'y prendre pour sortir Alec de la Pierre des Astres.

Mila ricane de son petit rire malicieux.

— Tout d'abord, commence-t-elle, je veux être sûre de regagner ma place à Astriad. Ce n'est qu'une fois là-bas et officiellement autorisée à y vivre librement que je te dirais tout ce que tu voudras...

— Il faut toujours que vous posiez des conditions ! je m'exclame. Cela ne vous arrive jamais de faire des choses sans rien demander en retour ? Et de toute façon, Elasia ne veut pas que vous reveniez à Astriad, je lui ai parlé au téléphone.

Elle pousse un grognement exaspéré.

— Eh bien si tu veux revoir ton Alec, débrouilles-toi pour qu'elle accepte, fait-elle avant de raccrocher.

Énervée, je me laisse tomber sur le bord de mon lit, à distance raisonnable de Wren. Je lui rapporte ce que Mila m'a dit et il hausse les épaules.

— Appelle Elasia, me dit-il. Si elle sait que c'est le seul moyen de sauver Alec, elle passera sur ses caprices.

Je m'exécute et ma mère me répond dès la première sonnerie.

— Tout va bien, Luna ? s'enquit-elle, inquiète.

— J'ai récupéré mes pouvoirs donc je peux ramener Alec, je lui explique en vitesse en faisant impasse sur les détails. Il faut absolument que tu autorises Ludmila Jollins à revenir à Astriad, sinon elle ne me dira pas de quelle manière je dois m'y prendre...

Je l'entends pousser un soupir interminable.

— L'affaire "Mila Jollins" date d'avant mon couronnement. C'est ma tarée de mère qui s'en est occupée mais d'après ce que Donnatella m'a raconté, elle a eut raison de bannir Mila de la capitale. Elle a provoqué une explosion meurtrière et d'après ce que j'en sais, elle entretenait des relations assez tordues avec plusieurs familles d'Astriad... Cela risquerait de provoquer des mécontentements si j'autorisais son retour, surtout que tout le Peuple des Astres est plongé dans un incroyable chaos depuis que ta soeur a fait son apparition...

— C'est pour Alec, je la supplie. Ne vaut-il pas quelques ridicules disputes ou de misérables conflits ?

Elle garde le silence un long moment. Je me dis alors que si elle refuse, je traînerais Mila jusqu'à Astriad et la ferait entrer au palais de force s'il le faut. Heureusement, je n'aurais pas à en arriver à de telles extrémités puisque Elasia déclare bientôt :

— Fais venir Ludmila, si c'est la seule chose à faire. Mais je te préviens, s'empresse-t-elle de rajouter, s'il y a le moindre problème, c'est toi qui en assumeras les conséquences. J'ai déjà assez à gérer avec tous les ministres sur le dos, j'aurais bien besoin d'une princesse pour m'aider...

— C'est promis, je lui réponds avec précipitation. Je pense que nous allons nous arranger pour revenir demain.

— Bien, ma chérie. Maintenant je dois te laisser, quelqu'un frappe à ma porte comme un bourrin depuis cinq minutes...

Rassurée, je pousse un soupir de soulagement et range mon téléphone dans ma poche.

— On lève les voiles demain, j'informe Wren. Essaye de regarder s'il y a bien des vols de prévus pour le Brésil. Il nous faut trois places, Mila vient avec nous.

Il se lève et part vers son ordinateur. La couette est froissée à l'endroit où il se tenait sur le lit et je laisse discrètement ma main y glisser afin de sentir sa chaleur restante contre ma paume. Je me sens d'une faiblesse monstrueuse d'agir ainsi. Je n'ai tenu que deux jours. Deux jours avant d'abaisser les barrières que j'ai mis trois ans à me construire. Il faut croire qu'elles n'étaient pas si solides que ça finalement...

Ou peut-être n'étaient-elles simplement que des illusions.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top