Chapitre 31
Au pied du gratte-ciel où vit Ludmila Jollins, Wren et moi attendons que quelqu'un daigne nous répondre à l'interphone. Cet abruti m'a finalement laissée dormir deux heures et à mon réveil, j'ai eu une terrible envie de l'étrangler. Surtout que mon sommeil était chargé de cauchemars où je voyais Alec enfermé dans un cachot en flammes. Le soleil est désormais en train de se coucher sur Miami et nous n'avons plus qu'à espérer que Mila ne soit pas contre les visites tardives.
— Elle est peut-être déjà au lit, suggère Wren en haussant les épaules comme personne ne nous répond. Elle vit peut-être comme un ermite et...
Un bruissement résonne depuis l'interphone.
— C'est pour la soirée ? fait une voix masculine grésillante.
— Oui, crie Wren pareil à s'il s'adressait à un sourd, me faisant sursauter au passage.
— Quinzième étage, troisième porte à droite.
Il y a un nouveau bruissement puis un cliquetis s'élève de la porte, signe qu'elle s'est débloquée.
— Une soirée ? je fais à Wren en entrant dans le hall. C'est quoi ce délire ?
— Aucune idée. J'espère qu'on ne s'est pas trompés...
— Il y avait écrit "Mila Jollins" en face d'un des boutons de l'interphone. Ça ne peut être qu'elle, non ?
Nous prenons un ascenseur et arrivons au quinzième étage. Si le hall d'entrée était silencieux et apparemment sans vie, un fond sonore résonne dans tout le palier. Nous n'avons même pas besoin de compter la troisième porte à droite pour comprendre où nous devons nous rendre tant la musique est forte. Je lance deux coups de sonnette et on vient nous ouvrir au moins une bonne minute plus tard.
— Bienvenue à vous, nous fait une jeune fille en débardeur et aux yeux légèrement vitreux. Vous êtes ?
Elle est obligée de hurler pour se faire entendre. À sa manière de se tenir au chambranle de la porte comme si sa vie en dépendait, je devine qu'elle n'en est pas à son premier verre.
— Hayley et Steven, je réponds par-dessus les martèlements de la musique en lançant les premiers prénoms qui me viennent. On a entendu qu'il y avait une soirée par ici...
La fille nous fait un geste théâtral du bras nous indiquant d'entrer. Visiblement, les invités ne sont pas autant triés sur le volet que pour les bals du palais...
À l'intérieur de l'appartement, le bruit est encore plus assourdissant. Avec les lumières, les spots au plafond et la musique électro, on se croirait dans une vraie boîte de nuit. Des gens dansent en sautillant, les bras en l'air, et d'autres se passent des verres remplis de boissons fluorescentes.
— Il n'est même pas vingt-et-une heures mais on se croirait déjà en plein milieu de la nuit, me crie Wren. Je crois que je vais bien aimer cette Mila...
— Comment peut-on la trouver ? je demande alors que nous sommes au beau milieu de danseurs bien allumés. On ne sait même pas à quoi elle ressemble.
Nous avons pour seule information d'Alexeï qu'elle doit avoir une quarantaine d'années. Sachant que nous sommes entourés de jeunes de vingt ans, ça ne devrait pas être très difficile de la repérer malgré la cohue.
— Hey, salut toi, m'accoste un garçon de mon âge avec un verre de boisson fluo à la main. Tu viens boire un truc avec moi ?
Comme les trois quarts des gens ici, il ne m'a pas attendue avant de se servir son premier verre... ni son second.
— Pas vraiment, non, je lui réponds en secouant la tête au cas où il ne m'entendrait pas.
— Oh s'il te plaît ma mignonne, je...
— Si j'étais toi, l'interrompt Wren avant que mon soupirant n'ait eu le temps de poser une main sur ma taille, je ne m'adresserais pas à la princesse du Peuple des Astres sur ce ton.
— Princesse de quoi ? fait le garçon, complètement perdu.
Wren lui fait signe de dégager et il s'exécute, passant sur notre petite altercation pour aller trouver une autre fille. Je le perds vite au milieu de l'obscurité et de la foule.
— Il a tellement bu qu'il ne sait même plus ce qu'il est, lance Wren en jetant un regard mauvais dans la direction que le garçon a prise.
— Je crois surtout que ce sont des humains, je suggère à voix normale afin que lui seul puisse m'entendre.
Wren fronce les sourcils avant de regarder de nouveau les gens qui nous entourent. On ne peut pas déterminer physiquement si quelqu'un est un être magique ou non, pourtant je suis sûre que ces personnes ne dégagent pas la même chose que les Lumineux et Obscurs auxquels je suis désormais habituée.
— Mila est tombée bien bas si elle en est réduite à faire la fête avec de misérables humains, se renfrogne Wren alors que la soirée semble soudain lui paraître moins amusante.
— Arrête un peu avec tes foutus préjugés sur les humains, je m'énerve en le regardant dans les yeux. Je te rappelle que j'étais...
— Oui, je sais, merci, me coupe-t-il avant d'aborder une jeune fille en short et débardeur. Toi, là, tu saurais où se trouve Ludmila Jollins ?
— Mila ? En consultation, répond-elle tout en reluquant Wren de la tête aux pieds. Mais si tu as des problèmes, je suis sûre que je saurais les soigner...
Elle lui adresse un clin d'oeil aguicheur et se colle un peu trop à lui, ce qui malgré moi me fait monter rouge de colère.
— Où Mila donne-t-elle ses "consultations" ? demande Wren en repoussant doucement la fille par les épaules.
Cette dernière fait une moue boudeuse avant de nous faire signe de la suivre en attardant néanmoins sa main contre le torse de Wren. Nous traversons la foule de danseurs et je me demande alors comment les voisins font pour accepter un tel raffut. Nous ne sommes pas en pleine nuit, mais tout de même...
Nous atteignons rapidement un coin plus tranquille de l'appartement, un étroit couloir donnant sûrement sur les chambres.
— Attendez par-là, nous informe la fille sans que ses yeux ne quittent ceux de Wren. Mila ne devrait pas tarder à terminer. Et je vous préviens tout de suite, elle n'accepte qu'une seule personne à la fois.
Notre guide nouvellement membre du fan-club de Wren repart ensuite d'un pas vif, sûrement pressée de retrouver le bar ou un autre joli garçon.
— Tu n'aimes pas que je critique les humains mais tu dois avouer qu'ils ont une sacrée tendance à être des pervers, déclare Wren en croisant les bras.
— Parce que tu crois qu'Elasia ne reluque pas un peu trop Alec ? je rétorque en essayant de dissimuler un sourire face à son effarement feint.
— Ne me dis pas qu'elle continue de le draguer ! s'exclame-t-il faussement outré. Ce serait très malsain, si tu veux mon avis.
— En ce moment, elle est plutôt branchée sur un musicien, je lui réponds sur le ton de la confidence.
— Laisse-moi deviner : il vient tout juste d'apprendre à lire et compter ?
— C'est à peu près ça, je lui glisse avant d'éclater de rire.
Rire avec Wren est la dernière chose que je devrais faire. Mais plaisanter avec lui m'a semblé si agréable et naturel que je n'ai même pas réfléchi. Je me ressaisis rapidement et me concentre sur la porte en bois blanc face à moi. Les choses ne vont pas être si simples pour Wren. Je ne vais pas le laisser approcher de mon coeur si facilement. Je ne vais lui laisser aucune arme pour me détruire.
— J'irais voir Mila seule, je reprends avec sérieux pour changer de sujet.
— Et si elle était alliée avec Rona ? s'inquiète-t-il. Si tu avais raison et que nous nous jetions dans la gueule du loup ? Tu n'as plus de pouvoirs et je ne serais pas là pour...
— Pour quoi ? je l'interromps avec agacement en me tournant vers lui. Pour me protéger ? Je me suis très bien débrouillée sans toi, ces derniers temps.
Il ne dit rien et lorsque je me retourne vers la porte blanche, celle-ci s'ouvre sur un jeune homme. Il nous adresse un sourire rêveur avant de partir vers les lieux des festivités, tout content de lui.
— Suivant, fait une voix féminine depuis l'intérieur de la pièce.
Je prends une inspiration et entre avant de refermer la porte derrière moi sans jeter un seul regard à Wren. Je relâche mon souffle en découvrant une pièce toute simple, avec un bureau en bois massif face un fauteuil bleu. Les murs sont bariolés de plusieurs dessins tous dans des tons bleutés. Je crois reconnaître des sortes de dragons et des félins. L'éclairage est tamisé et aucun son ne me parvient de la soirée qui se déroule juste à côté. C'est donc insonorisé. Cet endroit n'est peut-être pas si simple que ça finalement...
— Je ne pensais pas recevoir de visite royale ce soir, déclare une femme depuis une chaise derrière le bureau.
Je me demande alors si Elasia n'a pas banni d'Astriad Ludmila Jollins parce qu'elle craignait que cette dernière la rivalise en beauté. Mila la Malicieuse doit effectivement avoir la quarantaine — elle est donc plus âgée qu'Elasia — mais elle est l'une des plus belles femmes qui m'ait été donné de rencontrer. Ses cheveux d'un roux foncé encadrent son visage parfaitement proportionné et ses lèvres sont peintes d'une jolie couleur rosée. Mais ce sont surtout ses yeux émeraude qui la rendent si sublime avec leur éclat pétillant.
— N'attends pas de moi que je te présente mes hommages, me lance Mila avec un sourire en coin. Ta mère et moi ne sommes pas franchement les meilleures amies du monde...
Je reste muette face à cette femme si stupéfiante. Elle ne dégage aucune méchanceté mais juste... de la malice. Elle porte magnifiquement bien son surnom.
— Tu peux t'assoir, tu sais, me dit-elle comme je reste plantée comme une imbécile.
Je m'installe dans le fauteuil bleu qu'elle me désigne. Mila semble surprise par ma venue mais est loin d'être déstabilisée.
— Ravie de te rencontrer, Votre Altesse, ironise-t-elle en inclinant théâtralement la tête. J'ai lu énormément de choses sur toi, petite Lunatique. On est aussi venu me consulter pour trouver le moyen de te tuer...
Au moins ne tourne-t-elle pas autour du pot...
— Vous me confirmez donc que vous avez aidé Rona ? je la questionne en levant le menton dans une tentative ridicule pour l'impressionner.
— Effectivement, affirme-t-elle avec un sourire amusé. Mais je lui ai donné ce qu'elle voulait uniquement parce qu'elle pouvait me fournir quelque chose qui m'intéressait. Je hais les Malfaçons.
— Pardonnez-moi si j'ai du mal à le croire, je réplique amèrement.
Elle paraît sincère, surtout qu'elle n'a pas cherché à nier ses manigances avec Rona.
— Elle voulait savoir comment enfermer quelqu'un dans la Pierre des Astres, m'explique-t-elle en se servant une tasse de thé à l'aide de la théière posée sur le bureau. Il se trouve que je sais comment créer les flèches reliées à la pierre et que Rona était prête à me donner une partie de ses pouvoirs.
Ça aussi c'était difficile à croire. Ma "soeur" n'est attirée que par le pouvoir. Pourquoi en céderait-elle ?
— Je suis désolée pour ton fiancé, déclare alors Mila en me regardant avec intensité. Je détestais sa mère, Donnatella, mais je n'ai jamais voulu qu'une telle chose se produise.
— Vous vouliez que ce soit moi ? je réplique avec un sourire ironique.
— Non, affirme-t-elle sans ciller. Je pensais que cette garce ne serait pas assez patiente et changerait de tactique. Je lui ai menti en lui faisant croire que les flèches nécessitaient deux ans de culture. Je croyais vraiment qu'elle trouverait un autre plan.
— Et vous n'avez pas jugé utile de me prévenir ?
Mila pince les lèvres, comme si elle se retenait de dire quelque chose.
— Dans tous les cas, Rona s'était effacée de votre esprit, argue-t-elle. Toi et tes amis m'auriez prise pour la dernière des arriérées. Elasia y aurait trouvé un prétexte supplémentaire pour me faire interner...
J'ignore les véritables raisons du bannissement de Mila d'Astriad mais Elasia était loin d'être enchantée lorsque Wren et moi avons décidé d'aller la voir. Elle n'a cessé de répéter que c'était une vipère innommable.
— Ainsi, Rona vous a donné une partie de ses pouvoirs en échange d'informations sur la Pierre des Astres ? Vous ne pouviez pas lui mentir et lui inventer une histoire de sacrifice personnel ou un truc dramatique du genre ?
— J'imagine que tu connais aussi bien que moi les risques qu'on encourt en mentant à Rona, rétorque-t-elle en grimaçant. Excuse-moi de tenir un minimum à ma vie au point de ne pas lui raconter des mensonges trop farfelus...
Mila est donc du genre à ne pas trop se mouiller. Si elle n'est pas dans le camp de Rona, ce n'est pas pour autant qu'elle est dans le mien...
— Je ne vais pas tergiverser pendant une heure : savez-vous comment sortir Alec de la Pierre des Astres ?
Ses lèvres se fendent en un magnifique sourire et ses yeux pétillent davantage.
— En effet, je peux te dire comment le ramener parmi nous, confirme-t-elle en faisant glisser ses mains délicates sur son bureau.
— Et comment savez-vous toutes ces choses sur la Pierre des Astres ? je m'enquis, méfiante.
Après tout, comment une simple Obscure peut être aussi callée sur la Pierre des Astres ?
— Ça, c'est une autre histoire, élude Mila d'un air malicieux.
Je lève les yeux au ciel, comprenant que je n'en saurais pas plus.
— Alors ? je la presse, désireuse de savoir si je peux vraiment m'accrocher à l'espoir de pouvoir serrer Alec dans mes bras un jour ou l'autre.
— Tu ne crois tout de même pas que je vais t'aider sans rien demander en retour ? jubile Mila en s'emplissant de malice.
— Je paierais, quel qu'en soit le prix, je lui affirme avec un regard perçant. En tant que princesse je lèverai tous les fonds que vous voudrez...
— Oh mais ma chère ! s'exclame-t-elle en partant dans un grand rire. Je ne veux pas d'argent. Regarde les petites fêtes que j'organise pour mes amis les humains. Je me suis habituée à leur compagnie et je dirais même que je les apprécie...
Elle marque une pause théâtrale et je pousse un soupir excédé.
— Je veux que ta mère me redonne le droit de vivre à Astriad, annonce-t-elle. Et ne plus être considérée comme un mouton noir. Les humains sont drôles un moment mais quand cela fait plus de vingt ans qu'on les côtoie, on se lasse légèrement...
Je manque de sauter au plafond de soulagement. Si ce n'est que ça, je suppose qu'Elasia mettra ses différends de côté en échange de la vie d'Alec.
— Très bien. Vous avez ma parole que je ferais tout pour vous faire revenir à Astriad.
Mila se laisse aller dans son fauteuil, satisfaite.
— La seule chose qui puisse ramener Alec, ce sont tes pouvoirs, commence-t-elle. La Pierre des Astres était à l'origine un moyen d'exterminer tous les Lunatiques. Personne ne devait avoir le pouvoir de contrer la magie de la pierre. Une fois tous les Lunatiques emprisonnés, il était donc logique qu'aucun d'entre eux ne pourrait tenter de manipuler la Pierre des Astres. Il n'y a ainsi qu'une énergie Lunatique qui pourra sortir quelqu'un de ce caillou.
Je ne suis pas certaine d'avoir tout suivi, mais les grandes lignes sont claires : mes pouvoirs sont l'unique solution. Sauf que...
— Je n'ai plus de pouvoirs, je précise à Mila en sentant une terrible frustration monter en moi. Rona m'a brisée et je suis incapable de me concentrer.
Mila semble loin d'être surprise et enroule doucement une mèche de ses cheveux roux autour de son doigt, tel un serpent enserrant sa proie.
— Tu as de la chance, je sais comment te réparer, susurre-t-elle d'une voix caressante.
Tout dans son attitude me hurle que je devrais m'enfuir avant qu'un de ses pièges ne se referme sur moi. Pourtant je ne bouge pas. Alec peut être sauvé. C'est la seule chose à laquelle je puisse m'accrocher.
— Surtout que je ne vais pas te demander grand-chose en échange de mon aide, fanfaronne Mila.
Qu'est-ce qu'elle me fatigue avec ses pauses théâtrales alors que nous ne sommes que toutes les deux...
— Et que voulez-vous ? je m'enquis avec empressement.
Son expression malicieuse s'épanouit plus encore.
— Livre-moi Wren Nightsun.
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