Chapitre 30

Il y a des moments où l'on voudrait être partout sauf à l'endroit où l'on se trouve. Dans mon cas, je crois que je préférerais encore être enfermée dans l'un des cachots du palais d'Astriad plutôt que d'être assise dans cet avion de ligne, mon bras posé sur l'accoudoir à quelques centimètres seulement de celui de Wren. C'est pourtant moi qui ait refusé que nous utilisions le jet des Nightsun, désireuse de retourner à plus de "normalité". Mais au moins, si nous étions dans un avion privé, je ne serais pas obligée de supporter la présence de Wren juste à côté de moi.

Pourtant, depuis le début du vol — soit environ depuis quatre heures — Wren ne m'a forcée à décrocher que deux mots. Je ne sais même plus quelle était sa question ni ce que j'ai répondu, mais cela devait avoir bien peu d'importance. Cet imbécile n'a pas eu d'autres d'occasions de me parler puisque je me suis empressée de mettre mes écouteurs dans mes oreilles et ai fermé les yeux. Je ne les ai pas rouverts depuis, espérant que s'il me croit endormie, il me fiche la paix. Et mon petit stratagème fonctionne car il est aussi muet qu'une tombe.

J'aimerais que le sommeil m'emporte pour de vrai mais si près de Wren, j'ai l'impression de sentir de petites décharges électriques qui viendraient me picoter la peau et m'empêcher de somnoler. De plus, pour la première fois depuis très, très longtemps, je suis entourée d'humains. Et rien que d'imaginer à quel point la vie de ces gens doit être simple sans magie pour venir y semer le bazar me met sur les nerfs. Et si j'étais juste une fille partant profiter du soleil de Floride plutôt que pour trouver une sorte de sorcière potentiellement capable de ramener mon fiancé enfermé dans un caillou ? J'ai été cette fille, autrefois. Maintenant les choses ont changé.

Je sens le bras de Wren bouger à côté du mien et je résiste à l'envie d'ouvrir les yeux afin de voir s'il m'observe faire semblant de dormir. Cette pensée me conforte dans l'idée que partir à Miami uniquement accompagnée de Wren est la pire idée de tous les temps.

Pourtant, j'étais bien loin de laisser cette éventualité suggérée par Wren lui-même se réaliser. Monsieur prétendait que nous ne pouvions pas embarquer toute la troupe avec nous.

— Plus nous serons nombreux à nous présenter à Mila, plus elle aura de moyens pour faire pression sur nous, a-t-il affirmé à Elasia et tous les autres.

La reine non plus ne souhaitait pas me laisser partir avec Wren. Elle le déteste d'une haine qui pourrait peut-être concurrencer la mienne. Je sentais que Phoebe, même si elle ne voulait pas l'avouer, mourrait d'envie de retourner parmi les humains. Mais les arguments de Wren ont été soutenus par Alexeï et Caroley, ainsi que par cette traîtresse de Karlie, ce qui selon moi aurait dû suffire à nous dissuader d'aller voir Mila en petit comité.

Mais il n'y avait pas de temps à perdre alors Wren et moi sommes partis pour l'aéroport le plus proche — c'est-à-dire à des centaines de kilomètres d'Astriad — dès le lendemain de la discussion, soit deux jours après que l'âme d'Alec se soit faite séquestrée dans la Pierre des Astres.

J'ignore ce que cela fait d'être enfermé dans un bijou, et lorsque je tente d'imaginer des scénarios, ils sont tous plus cauchemardesques les uns que les autres. Raison de plus pour que nous ne perdions pas de temps à le délivrer.

Une voix d'un membre de l'équipage résonnant dans un haut-parleur me ramène au moment présent et malgré moi, je finis par ouvrir les yeux. À ma droite, Wren tourne les pages d'un livre mais à la vitesse à laquelle il va, je devine qu'il ne lit pas vraiment. Je referme les paupières mais il a remarqué que je m'étais "réveillée".

— Bien dormi, princesse ? me demande-t-il. Ces sièges ne doivent pas être très confortables comparés aux lits du palais...

Il ne décroche pas les yeux de ses pages, jouant la désinvolture, mais je sais que j'ai toute son attention.

— On est bientôt arrivés ? je fais d'une voix éraillée comme si j'avais vraiment dormi.

— Il doit au moins rester deux heures, si ce n'est pas trois. Tu vas commencer à regretter de ne pas avoir accepté que nous prenions un avion privé...

— Dis plutôt que c'est toi qui n'as pas l'habitude de partager ton avion avec les autres.

Je ne devrais pas lui parler. Je n'en ai aucune envie, mais c'est plus fort que moi... Comme beaucoup de choses concernant Wren. Je croyais pourtant avoir fait taire cette faiblesse à tout jamais.

— Depuis que j'ai renoncé à être un Nightsun, il a pourtant fallu que je m'adapte, fait-il remarquer toujours faussement plongé dans son livre.

— Tu es toujours un Nightsun, je déclare sans trop savoir pourquoi je me sens obligée de dire cela. Tu en as toujours été un et ce n'est pas toi qui vas changer ça.

Je crois voir ses mains se crisper sur son livre. Un silence passe et nous pourrions alors repartir chacun dans nos activités : moi à faire semblant de dormir et lui à faire semblant de lire. Alors pourquoi est-ce que je reprends la discussion ?

— Où étais-tu pendant toutes ces années ? je demande à mi-voix, attentive à sa réaction.

Il relève la tête avec une expression indéchiffrable avant que ses lèvres ne se fendent d'un sourire.

— Alors comme ça on se pose des questions ? rétorque-t-il avec malice.

Je me renfrogne et fais mine de remettre en marche la musique sur mon téléphone mais il reprend la parole.

— J'étais un peu partout à la fois, avoue-t-il. Et je n'ai rien fait qui puisse t'intéresser.

— Tu es revenu à Astriad ?

J'ai posé ma question à toute vitesse, ne pouvant la contenir. Pourvu qu'il ne fasse pas de remarque sarcastique... Au lieu de cela, il prend une grande inspiration et ne répond rien. J'attends quelques secondes mais je finis par comprendre qu'il ne va pas me répondre. J'imagine donc que ma réponse est oui, il est revenu, mais n'a pas voulu passer nous voir. Ou alors il n'est jamais revenu et il a peur que je le prenne encore plus pour un connard. Dans tous les cas, je le déteste encore un peu plus.

Il ne tarde pas à ranger son livre et ferme à son tour les yeux. Je le regarde quelques instants, guettant de voir si ses traits vont s'adoucir lorsqu'il s'endormira. Sauf qu'il garde sa mine troublée pendant toute la demi-heure suivante. Je finis par moi aussi fermer les paupières, sans que toutefois le sommeil ne vienne me trouver.

Des heures plus tard, lorsque notre atterrissage d'ici quinze minutes est annoncé dans le haut-parleur, je sors de mon faux sommeil et suis surprise de voir que Wren a vraiment fini par s'endormir comme un bébé. Il a l'air si paisible qu'il en paraît plus jeune, comme s'il pouvait être un gentil petit garçon inoffensif.

De l'autre côté de son siège est assise une jeune fille qui doit avoir environ seize ans. Avec ses cheveux d'un châtain clair et ses yeux d'un vert doux, elle me ressemble quelque peu lorsque j'avais cet âge. Quelque chose en elle reflète cette innocence et cette sorte de fascination pour absolument tout que j'avais il y a de cela quatre ans. Elle aussi regarde Wren comme s'il venait d'une autre planète, comme s'il était irrésistiblement attirant sans que l'on puisse se l'expliquer. Elle me surprend à la regarder et se met à rougir en détournant les yeux.

— Ne t'inquiète pas, je ne lui dirais pas que tu le regardais pendant qu'il dormait, je glisse à la fille avec un amusement dans la voix que je pensais avoir perdu à tout jamais. Il a un ego surdimensionné...

La fille ébauche un faible sourire gêné, me regardant à mon tour comme si je venais de la même planète que Wren.

— Je te remercie, fait-elle très bas. Je suis désolée d'avoir reluqué ton copain comme ça mais depuis qu'on a décollé, je cherche le moyen d'engager la conversation avec lui... Je l'ai entendu lorsqu'il te parlait. Je n'ai pas compris ce que vous vous disiez mais il a la voix la plus...

La plus sexy que je n'aie jamais entendue. Je le sais. La petite n'a pas besoin d'être gênée de terminer sa phrase. J'hésite soudain à lui dire qu'il se sert de cette voix pour attraper ses proies avant de les goûter puis de les laisser s'éteindre lentement, mais la fille me prendrait pour sa petite amie jalouse et hystérique.

— Vous aussi vous revenez de vacances au Brésil ? me demande la fille.

Ma première réaction est "qu'est-ce que ça peut bien lui faire" avant que je me reprenne et me souvienne que je dois arrêter d'être une tête à claques avec des gens qui ne me veulent aucun mal.

— On peut dire ça, oui, je réponds pour aller plus vite.

Autant lui épargner certains détails. Ah au fait tu connais Astriad, une ville avec des gens qui ont des pouvoirs magiques ? Et bah on est du coin.

— Vous vivez à Miami ? questionne-t-elle avec plus d'intérêt pour ma réponse qu'elle ne le devrait.

Traduction : est-ce que j'aurais l'occasion de revoir ce beau gosse ou dois-je profiter de mes dernières minutes avec cet être ?

— Non. On est de Los Angeles. On va juste passer quelques jours à Miami.

— C'est notre seconde lune de miel après le Brésil, intervient soudain Wren que ni la fille ni moi n'avons vu se réveiller. Isa adore Palm Beach. Elle voulait un mariage sur la plage mais honnêtement, je trouvais ça un peu surfait.

La tête de la fille manque de me faire éclater de rire et je me mords la lèvre inférieure pour m'en empêcher. Je ne pensais pas qu'on pouvait rougir à ce point et elle est si gênée qu'elle semble à deux doigts de se lever et de sauver de l'avion. Heureusement pour elle, nous atterrissons dans les instants qui suivent.

Après la routine pour sortir de l'aéroport, nous montons dans un taxi pour nous rendre à notre hôtel, près de l'endroit où vit Mila, à Miami Beach. Ce n'est que lorsque je vois les mythiques palmiers, les immenses immeubles et l'étendue de sable blanc que je me rends compte à quel point cet endroit m'a manqué.

C'est ici que tout a commencé. C'est ici que j'ai rencontré Alec et c'est ici que nous allons trouver le moyen de le sauver.

— L'air de Floride semble te réussir, commente Wren.

— Pourquoi ? je demande en retirant à regret mon nez de la vitre du taxi.

— Tu souris, me murmure-t-il. C'est la première fois que je te vois sourire pour de vrai depuis très longtemps.

Je m'en étais même pas rendu compte.

— Et tout à l'heure, continue-t-il doucement, tu n'as pas piqué une crise lorsque j'ai prétendu à mon admiratrice que nous étions en lune de miel.

Pourquoi n'ai-je pas "piqué une crise" ? J'aurais sûrement dû mais tout ce que je sais, c'est que sur le moment, ça ne m'est même pas venu à l'idée.

— Les humains m'ont manqué, je réponds simplement en me retournant vers la vitre.

Wren ne dit rien et nous finissons par arriver à notre hôtel. À la réception, Wren fait part de sa réservation à la réceptionniste et pendant une seconde, je crains qu'il ait voulu me jouer un mauvais tour...

— Excusez-moi, je fais à la réceptionniste, ce sont bien des lits séparés ?

Pitié, dites-moi que nous n'allons pas tomber dans le cliché où il n'y a qu'un seul lit et où comme par hasard, je vais me retrouver à devoir dormir avec Wren...

— Oui, confirme la femme avec un air professionnel. Votre ami m'a prévenu que vous risqueriez de ne pas être satisfaite dans le cas contraire.

"Pas satisfaite" serait un doux euphémisme. Je jette un coup d'oeil à Wren dont le regard semble me dire "tu vois je ne suis pas si terrible".

Nous montons ensuite tous deux à notre chambre et effectivement celle-ci est assez grande pour loger deux grands lits séparés par une table de chevet. Avec les murs blancs et la baie vitrée donnant sur la plage, cette chambre me rappelle un peu trop celle qu'Alec occupait il y a quatre ans. Ce n'était pourtant pas le même hôtel mais j'ai l'impression qu'Alec va sortir de la salle de bain avec une serviette autour de la taille, comme il le faisait souvent lorsqu'il était sous l'emprise de la Malédiction des Astres et que sa personnalité était inversée.

— Il est dix-huit heures, déclare Wren en me sortant ainsi de mes pensées. Nous pouvons attendre une heure avant d'aller voir cette Mila, si tu veux. On peut un peu se reposer...

— On ne peut pas se permettre de perdre du temps, je rétorque en m'asseyant néanmoins au bord de l'un des lits. Chaque seconde qui passe en est une de plus qu'Alec passe à souffrir dans la Pierre des Astres.

— Tu es épuisée, s'obstine Wren. Si Mila n'obtempère pas et se montre agressive, nous ne pourrons pas nous défendre sans tes pouvoirs.

— Je n'ai plus de pouvoirs, je lui rappelle avec un regard noir. Certaines choses n'ont pas changé pendant ton absence. Rona m'a brisée et je n'ai jamais récupéré. Je suis toujours incapable de concentrer ma magie.

Il baisse la tête, se sentant certainement un peu à côté de la plaque.

— Il n'empêche que tu es fatiguée et moi aussi. Tu n'as qu'à dormir une heure et je te réveillerai.

S'il croit que je vais m'endormir, il peut toujours rêver. De dépit, je pousse un long soupir et m'étends sur un lit. Je tourne la tête vers la fenêtre de façon à ne pas le voir. Je l'entends gratter dans sa valise et s'agacer de n'avoir pas pris de lunettes de soleil. Mes yeux se ferment doucement alors que la lumière irradiant par la baie vitrée me picote agréablement la peau. Je ne veux pas dormir, je ne veux pas perdre de temps. Je devrais me lever immédiatement et aller voir cette mystérieuse Mila. Mais je n'ai pas dormi depuis trop longtemps et ce lit est incroyablement confortable comparé aux sièges d'avion. Alors je sombre dans le sommeil.

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