Chapitre 24

— Alors ça a marché, je marmonne sans le quitter des yeux.

Pourquoi faut-il que ce soit précisément le jour de mon mariage que l'illusion de Wren se décide à apparaître ? Pourquoi cela n'aurait pas pu tomber lorsque j'étais seule dans sa chambre ? Surtout que ce fantôme est particulièrement bien réussi. Wren est encore plus beau que dans mon souvenir. Ses cheveux noirs sont toujours aussi ébourifés, ses yeux émeraudes encore plus éclatants, et il fait encore moins adolescent qu'avant. Il ne sourit pas de son sourire insupportable pourtant c'est ce sourire que je voudrais voir. Pourquoi mon esprit ne me le montre-t-il pas ? Et puis pourquoi porte-t-il un costume ? Mon subconscient doit sûrement se remémorer le bal d'automne.

— Je savais que ça finirait par fonctionner, je déclare sans pouvoir retenir un sourire. Pourquoi aujourd'hui, au juste ?

Le fantôme fronce les sourcils et me dévisage.

— Qu'est-ce qui devait fonctionner ? demande-t-il.

— Les Pierres Astrales, je précise sans dissimuler mon agacement devant son incompréhension. Je pensais que ça agirait plus vite mais ce n'est pas grave et...

— Attends, m'interrompt-il, tu prends des Pierres Astrales ?

Un frisson d'inquiétude teinté d'horreur semble le saisir et il fait un pas vers moi. Je ne recule pas. Après tout, qu'est-ce que je risque avec une hallucination ?

— Si je ne veux pas passer ma vie sans te revoir, c'est la seule solution, je réponds en haussant les épaules. Le vrai toi ne reviendra pas alors...

— Isaluna, qu'est-ce qui t'arrive ? m'interroge-t-il en s'approchant encore d'un pas. Ne me dis pas que tu es devenue...

Il ne termine pas sa phrase, continuant à me regarder comme si c'était moi le fantôme, et non lui. Un doute me traverse alors, aussi glacial qu'un blizzard. Je cligne des yeux et recule d'au moins quatre pas, cherchant à prendre mes distances avec... Non, c'est impossible. C'est juste une hallucination très réussie, non ? Il ne peut pas être là. Mais alors comment expliquer qu'il soit paniqué à l'idée que je prenne des Pierres Astrales ?

— Luna, commence-t-il avec précaution, pareil à si j'allais me briser, je suis vraiment là, je...

Il se coupe car un vertige me saisit, m'obligeant à m'appuyer à la rambarde du pont.

— Ne t'approche pas ! je lui ordonne comme il fait mine de faire un pas.

Je suis partagée entre plusieurs états d'esprit : le premier, le plus acharné, qui me donne envie de le frapper de toutes mes forces, de le rouer de coups jusqu'à ce qu'aucun son ne puisse plus jamais sortir de sa jolie petite bouche. Mais un autre feu brûle en moi, plus intense. Un besoin consumant de me jeter sur lui non pas pour le frapper, mais pour l'embrasser et le serrer contre moi. Mais aucun des deux ne l'emporte et je reste là, sans savoir quoi faire ou dire.

Wren semble attendre que je daigne sortir quelque chose mais comme cela m'est impossible, il détourne les yeux vers le ruisseau.

— On peut dire que de l'eau est passée sous le pont, depuis le temps, déclare-t-il avec un air sarcastique.

— Qu'est-ce que tu fais là ? je lance d'une voix tranchante. Tu avais dit que tu ne reviendrais plus jamais.

Je ne veux plus balbutier comme une gamine impressionnée. Je ne suis plus celle-là.

— Comment pourrais-je rater le mariage du siècle ? répond-il en fixant toujours le cours d'eau.

— Tu n'as pas été invité.

— Figures-toi que si.

Il se tourne finalement vers moi et sors une lettre de la poche de son pantalon. Il me la tend mais il est hors de question que je m'approche de lui. Résigné, il lève les yeux au ciel puis me la lit :

— Reviens. S'il te plaît. Tout part en vrille.

Il me désigne ensuite un carton d'invitation nacrée.

— Je ne t'ai rien envoyé, je lance froidement. Je ne voulais pas que tu reviennes. Je t'aurais encore moins supplié et de toute façon, rien ne part en vrille.

Piètre menteuse. Wren ne semble pas atteint le moins du monde.

— Je sais que ce n'est pas toi, répond-il calmement. C'est Elasia.

— Quoi ? C'est impossible.

Pendant les premiers mois après le départ de Wren, Elasia n'a cessé de trouver mille insultes à balancer chaque fois que quelqu'un osait prononcer son nom. Elle voulait lancer un avis de recherche rien que pour pouvoir le jeter dans le pire cachot du palais. Et puis quoi qu'il en soit, elle s'est tant investie dans le mariage qu'il est tout simplement inconcevable qu'elle contacte Wren pour semer la discorde.

— C'est signé de son sceau royal, se justifie Wren. Regarde par toi-même.

Il avance une nouvelle fois la lettre vers moi mais je suis toujours aussi obstinée à ne pas réduire la distance qui nous sépare. Il en va de ma survie.

— Je vois, commente-t-il sans avoir l'air vexé par ma froideur. Je ne m'attendais pas à ce que tu me sautes dessus avec des fleurs mais... J'avoue que ça aurait été une attirante alternative.

Maintenant que le coup de la surprise s'est quelque peu dissipé, je voudrais vraiment me jeter sur lui non pas pour le prendre dans mes bras ou lui offrir d'autres douceurs de ce genre mais juste pour le frapper. Pour le voir souffrir.

— Tu n'as pas le droit de te rappliquer ici, je déclare en essayant en vain de contenir ma rage. Pas aujourd'hui.

— Et pourquoi ça ? rétorque-t-il avec un calme qui m'est intolérable, ses deux mains jointes sagement devant lui. Je suis un simple membre du Peuple des Astres ayant reçu une invitation.

J'avais oublié à quel point il pouvait être insupportable. À quel point il est capable de faire brûler ce feu en moi alors que cela fait trois ans que je ne suis plus qu'un bloc de glace.

— Tu avais dit que tu ne reviendrais plus jamais. Tu n'as pas le droit de disparaître puis de te ramener comme une fleur ! Je me marie avec Alec cet après-midi.

— Sans blague, je n'en avais aucune idée, ironise-t-il avec son petit sourire suffisant. C'est sûr que ce n'est pas comme si vos têtes étaient en première page de tous les journaux...

— T'es qu'un connard, Wren, je le coupe violemment en faisant un pas affirmé vers lui. Tu cherches à faire quoi, au juste ? C'est quand enfin ton frère et moi avons trouvé le bonheur que tu te ramènes pour tout faire foirer ?! Tu dis ne pas nous mériter ou je ne sais quelles conneries de ce genre alors pourquoi te permets-tu de faire irruption dans nos vies pour les briser ?!

Je me suis déchainée mais ça ne semble pas le toucher. Il me regarde toujours avec son regard impassible et son expression est indéchiffrable. Je crois y déceler de la... satisfaction, peut-être ?

— Alec n'est pas mon frère, corrige-t-il. Et tu n'as pas trouvé le bonheur avec lui.

Il ne peut pas lâcher son air sûr de lui deux secondes ?

— Qu'est-ce qui te fait dire ça ? je rétorque. Trois années ont passé depuis que tu as piqué ta crise existentielle et que tu es parti comme un voleur. Les choses ont changé. Alec et moi nous aimons.

— Ah oui ? fait-il avec désinvolture. Alors pourquoi consommes-tu des Pierres Astrales pour me voir et pourquoi portes-tu toujours la Pierre des Astres que je t'ai offerte ? Tu n'aurais pas dû mettre un T-shirt blanc, on voit le caillou à travers.

Son sourire suffisant revient et la haine en moi remonte à toute vitesse. L'air se charge de l'électricité que j'ai mainte fois espérée sentir mais elle est teintée d'une violence palpable. Des piques invisibles semblent fendre l'air et converger vers Wren. Il ne perd toujours pas son sourire.

— Je vois que j'ai touché un point sensible, fait-il remarquer. Je sais aussi que tu n'es pas aussi enthousiaste que tu devrais l'être pour ton mariage...

— Arrête d'avancer des trucs dont tu n'as aucune idée. Tu n'as pas le droit de venir briser tout ce que j'ai bâti pour en arriver là. Pour arriver à...

T'oublier. Mais ça je ne pourrais jamais l'avouer car je n'ai toujours pas réussi à l'oublier. Cet imbécile a la décence de ne pas continuer à me provoquer et ne termine pas ma phrase à ma place. Dans ma colère, je ne me suis pas rendu compte que ma respiration se fait sifflante et que mes yeux sont brûlants. Wren se radoucit et avance une main frémissante vers moi, comme un encouragement à venir contre lui et laisser aller tous les sentiments qui luttent en moi. Car oui, je suis devenue une zone de guerre où mille émotions contradictoires se combattent sans qu'aucune ne parvienne vraiment à prendre le dessus.

— Pourquoi es-tu revenu, Wren ? je murmure sans pouvoir soutenir son regard, vidée de toute force.

Le bruit de l'eau s'écoulant sous le pont me ramène à une impression de déjà-vu remplaçant presque celle d'avoir oublié quelque chose. Il ne manquerait plus que le soleil se couche mais heureusement, de lourds nuages le cachent et la journée n'est pas si avancée.

— Je ne peux pas laisser se détruire les deux personnes qui comptent le plus dans ma vie, répond-il à voix basse en baissant les yeux. Même si je suis indigne d'eux.

La solennité et la tristesse qui transparaissent dans sa voix me font l'effet d'un coup dans le coeur. Non, pas ton coeur. Tu dois le protéger. Ne flanche pas au bout de dix minutes.

— Pourquoi es-tu si certain qu'Alec et moi nous détruisons ? je demande avec exaspération. Et ne parles pas de Pierres Astrales ou de la Pierre des Astres.

— Il n'y a qu'à voir ta tête, répond-il avec un sourire dans la voix. Tu devrais être rayonnante. Tu vas épouser Alexander Nightsun, des milliers de filles rêveraient d'être à ta place.

— Je sais.

— Mais des milliards de filles se jetteraient d'une falaise ne serait-ce que pour me tenir la main.

Il retrouve son sourire insupportable qui m'a tant manqué mais que j'ai maintenant envie d'arracher de ses lèvres.

— Il faut dire que ce n'est pas exactement comme ça que j'avais imaginé mon mariage, je fais remarquer, cassante. Mes "parents humains" ne sont pas là, de même de Karlie et Darwin. Ils ont des choses à régler en Afrique...

— Saphir a dû reprendre ses affaires louches.

Je hausse les épaules en contemplant la rambarde. Chaque fois que j'essaie de trop penser à Darwin ou Karlie, mon esprit est automatiquement attiré par autre chose. Comme pour la disparition de mes pouvoirs...

— Je sais que ce n'est pas que ça, reprend Wren. Elasia ne m'aurait pas envoyé cette invitation si elle ne se doutait pas que quelque chose ne tourne pas rond.

Dès la cérémonie terminée, il faut absolument que je tue Elasia. Vraiment.

— Crois ce que tu veux, je lance avec un faux calme et en commençant à m'éloigner de Wren. Alec et moi nous aimons, que tu le veuilles ou non. D'ailleurs, pourquoi ne vas-tu pas le voir, lui ?

— Il me déteste, déclare-t-il sans l'ombre d'une hésitation.

— Moi aussi et pourtant tu te tiens devant moi.

Il hausse les sourcils et s'adosse à la barrière comme il l'a fait des années plus tôt.

— Libre à toi de ne pas me prendre au sérieux mais c'est pourtant vrai, je continue en trouvant le courage de le regarder dans les yeux. Il y a trois ans, tu as dit que la différence entre Alec et toi était qu'il était un prince et toi un garçon des poubelles. Maintenant, c'est que je l'aime de tout mon coeur et que toi, je te hais de tout mon être.

J'ai dû mettre suffisamment de véhémence dans mes propos car une ombre passe sur son visage irrésistible.

— C'est comme tu veux, princesse. Si tu dis que tout va bien, alors je suis prêt à te croire. Mais ne...

— Je ne supporte plus de t'entendre, je l'interromps en sentant une nouvelle vague incontrôlable traverser ma poitrine. Maintenant, c'est à moi de te dire au revoir, Wren.

Avant qu'il ne me sorte une de ses répliques débiles, je me retourne en m'attardant une dernière fois sur ses yeux émeraude que j'ai tant espéré revoir et pars d'un pas affirmé vers le palais. Il ne cherche pas à me rattraper, ne m'appelle pas.

Tandis que je traverse les plantes tropicales, des larmes de feu brûlent mes yeux et j'emploie toute ma volonté pour les éloigner. Tu n'es plus une petite fille.

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