Chapitre 16

Je ne sais comment le professeur Carlton arrive à réaliser de tels miracles : cinq heures à peine sont passées depuis mon retour au palais et mes pieds en lambeaux ne sont plus que de lointains souvenirs. Pourtant, j'ai passé le trajet du retour inconsciente dans les bras de Wren et ai mis de longues heures avant de me réveiller. J'ai aussitôt été assaillie par Elasia qui en larmes, n'a cessé de remercier le ciel que je sois sortie vivante de tout ce périple.

— Je t'interdis de reprendre de telles décisions une fois de plus, m'a-t-elle suppliée maintes fois en me serrant dans ses bras. Ne repars jamais plus avec elle, d'accord ? Même si c'est pour me sauver.

J'ai accédé à chacune de ses requêtes afin d'avoir au plus vite des nouvelles d'Alec.

— Il va merveilleusement bien, m'a rassurée Elasia. Il se repose dans une de nos chambres. Je devrais te laisser faire de même...

Elle s'en est donc allée, me laissant seule. J'ai aussi été informée que la nouvelle de ma disparition n'avait pas été rendue publique et que le personnel du palais était tenu au silence concernant Rona. Si la nouvelle d'une "nouvelle Alma" s'ébruitait, ce serait une catastrophe pour le Peuple des Astres.

Quelques médecins sont ensuite passés me voir ainsi que Carlton que j'ai remercié de tout mon coeur. Je ne ressens plus aucune douleur physique mais il reste un autre problème : mon incapacité totale à me servir de mes pouvoirs. Même les actions les plus banales telles que soulever mentalement un vase ou une tasse me sont impossibles. Je n'arrive tout simplement pas à me concentrer.

— Nous verrons ça plus tard, m'a dit le professeur sans parvenir à dissimuler son inquiétude. Reste un peu tranquille.

Avant qu'il ne parte je lui ai demandé de faire venir Wren. Je ne sais pas trop pourquoi, mais j'ai vraiment, vraiment envie de le voir. Cela fait maintenant un quart d'heure que je l'attends et je me demande si je ne devrais pas m'extirper de mon lit et aller le chercher moi-même quand la porte s'ouvre sur lui. Je suis heureuse d'avoir pu prendre une douche malgré mes pieds fatigués et que mon état de saleté extrême soit loin derrière moi. Pourtant, l'idée qu'il m'ait vue si boueuse et mal en point me flanque une horrible boule au ventre. Stupide, je sais...

— Votre Altesse, me sourit-il narquoisement en entrant.

Je m'assois sur mon lit de manière à avoir l'air le plus en forme possible. Tentative infondée quand j'imagine les cernes qui doivent entourer mes yeux...

— Je t'en prie, arrête un peu avec les "Votre Altesse" je n'en peux plus ! je m'exclame en levant les yeux au ciel.

— Problèmes de princesse, j'imagine, me répond-il en haussant les épaules et en s'asseyant au bord de mon lit.

Malgré nos banalités, il me regarde fixement comme si j'allais exploser à tout moment. Seule sa main posée à quelques centimètres de la mienne est détendue, m'incitant à la prendre, ce que je ne fais pas tout de suite.

— Tu as l'air beaucoup mieux que lorsque je t'ai déposée sur l'un des canapés de l'entrée du palais, fait-il remarquer en continuant à me dévisager. Cette fois tu n'es vraiment pas passée loin, tu sais...

Il soupire et baisse le regard. Une profonde tristesse anime ses yeux que j'aime tant.

— Le pire dans l'histoire, poursuit-il en fixant le bord du lit, c'est que quand on m'a annoncé qu'Alec et toi étiez partis avec Rona, j'ai tout de suite pensé que si tu mourrais, la dernière chose que tu retiendrais de moi serait un abruti qui t'a mise à la porte rien que parce qu'il vivait une de ses crises existentielles.

Il soupire une nouvelle fois et lève les yeux vers moi, sans pour autant me regarder en face.

— Je ne devrais pas te dire cela car tu vas me prendre pour un monstre mais... Tout au long de nos recherches avec les gardes du palais, ce n'est pas à Alec que je pensais le plus, mais à toi.

Il a déclaré cette dernière phrase tout doucement, comme s'il hésitait à se rétracter à chaque mot. Une telle sincérité et à la fois de tels remords semblent le submerger que j'attrape finalement sa main et laisse nos doigts s'entrecroiser.

— Je ne veux plus que tu t'en veuilles, Wren, je lui murmure en captant enfin ses magnifiques yeux émeraude. J'ai rencontré suffisamment de mauvaises personnes pour comprendre que tu n'en es pas une. Je...

Je m'interromps, n'étant pas sûre de ce que je vais dire.

— Tu es... Oh et puis je suis nulle pour ce genre de choses !

Je pousse un long soupir en baissant la tête mais sa main libre glisse sous mon menton et m'oblige à le regarder dans les yeux. La tristesse l'a quitté, laissant la place à une étincelle que je n'arrive pas à déchiffrer.

— Moi aussi, avoue-t-il avec l'un de ses sourires ravageurs.

Il se penche vers moi et je retiens mon souffle, croyant qu'il va m'embrasser, mais au lieu de se poser sur ma bouche, ses lèvres effleurent mon front et un frisson me parcourt tout le corps. Étrangement, je ressens une légère déception, comme si j'avais espéré que ce baiser soit plus que ça. Abrutie, tu gâches tout. Il s'éloigne mais nos mains restent enlacées. Sa chaleur est rassurante, me rappelle sa chambre en pleine nuit, et comme je voudrais revivre ce moment si parfait, étendue près de lui.

— Alors comme ça tes pouvoirs ne fonctionnent plus ? me demande-t-il en changeant trop brutalement de sujet à mon goût. Alec m'a raconté pour ton super cri qui a assommé toutes les Malfaçons et que depuis tu ne pouvais plus te concentrer.

— C'est vrai, j'admets en haussant tristement les épaules. Je suis comme une boîte à musique cassée.

— Tu as pensé à notre connexion ? s'enquit-il avec un sourire malicieux. Peut-être que tu peux encore utiliser tes pouvoirs sur moi... Essaye de manipuler mes pensées, je t'en donne l'autorisation. Comme j'ai utilisé la connexion pour capter tes émotions, nous serons à égalité.

— Mais c'était pour mon bien, je rétorque.

— Certes, mais tu dois essayer.

Je ne proteste pas davantage et me concentre sur l'énergie qui crépite dans l'air autour de nous. Cette électricité est beaucoup plus facile à capturer que celle qui m'entoure habituellement. Je n'ai même pas besoin de me concentrer pour la canaliser.

— Endors-toi, j'ordonne à Wren presque sans fournir aucun effort.

Instantanément, ses paupières se ferment et il s'avachit complètement sur mon lit. Je claque des doigts en me concentrant sur l'électricité qui s'est faite plus intense et il se réveille en sursaut. Il semble d'abord un peu perdu avant que son sourire illuminé ne revienne.

— Au moins je peux toujours te mettre en veille quand tu me casses la tête, je déclare avec un haussement d'épaules.

— Je ne sais pas si c'est bien rassurant que je sois le seul sur lequel fonctionnent tes pouvoirs de Lunatique-Lumineuse, rétorque-t-il en se frottant les yeux.

La mention du terme complet "Lunatique-Lumineuse" me fait un drôle d'effet et je ne peux m'empêcher de me demander si Wren n'espérait pas que je n'ai plus de pouvoirs du tout afin que je ne sois plus une Lumineuse... Parce que même si j'ai souvent tendance à mettre ce détail de côté, Wren est un Obscur et je reste une Lumineuse... Je ne devrais même pas me demander si j'ai des sentiments pour lui ou si lui en a pour moi puisque de toute façon, tout sera encore plus compliqué que pour Karlie et Darwin à cause de mon statut de princesse...

— Bref, reprend-il en me sortant de mes pensées avant qu'elles ne dérivent trop, Alec m'a dit que quelqu'un dont vous n'aviez pas vu le visage avait ouvert vos cages. Elasia pense que ça pourrait être une Malfaçon qui n'approuve pas les actes de Rona.

— Et tu crois qu'elles pourraient être nombreuses à en avoir marre d'elle ? Ça ne doit pas être un cas isolé, si ?

— Je pense surtout avoir repéré beaucoup d'Obscurs et de Lumineux normaux dans la bataille contre les Malfaçons... Sûrement des couples éperdus persécutés par la couronne qui sont contraints de se rallier à la meute. Je crois que la solution à tout ça serait de...

Il marque une hésitation, jette un oeil à la porte de ma chambre avant de reprendre plus bas en se penchant vers moi.

— Il faudrait que cette loi sur l'interdiction de relation entre Obscurs et Lumineux soit abolie. Ça contrarie plus de gens qu'on ne le croit...

Là encore, je crois déceler un nouveau sous-entendu... Arrête de te faire des idées, Luna.

— Mais au bout de quelques années, le Peuple des Astres ne serait plus fait que de Malfaçons si les Obscurs et les Lumineux pouvaient se mélanger, je fais remarquer. On sait que leurs pouvoirs sont bien plus difficiles à contrôler que les autres...

Au fond, c'est une impasse. De nombreux Obscurs et Lumineux doivent aussi être très attachés à cette volonté de ne pas voir l'espèce des Malfaçons s'étendre. Puis j'imagine que la décision de laisser tomber cette loi n'appartient pas qu'à Elasia, même si nous parvenions à la convaincre que c'est peut-être la meilleure chose à faire pour arrêter les affronts.

— Sérieusement, je reprends, je ne pense pas que nous puissions obtenir de Rona un accord à l'amiable. Elle veut être reine, c'est tout ce qui lui importe... Ce n'est pas uniquement une question de droits ou d'acceptation.

— Et le pire, ajoute Wren, c'est que tu ne veux pas être une princesse. Sauf que je doute que simplement faire d'elle la souveraine du Peuple des Astres soit la meilleure solution... Elle en voudra toujours plus.

— Pour être tout à fait honnête, je déclare en baissant les yeux vers nos mains, ce que je veux, c'est rentrer à la villa Nightsun. Je sais que ce n'est pas chez moi mais c'est l'endroit d'Amazonie où je me sens le mieux...

— Arrête de dire n'importe quoi, affirme-t-il d'un ton tranquille et je relève le regard vers lui. Tu fais partie de la famille, la villa Nightsun est ta maison.

Je dois faire une drôle de tête car il éclate de rire.

— Enfin, reprend-il avec malice, elle le sera officiellement le jour de ton mariage avec Alec.

— C'est toi qui délires, je lui reproche en lui assenant un piètre coup de poing dans le bras. Il ne se passe rien de romantique entre Alec et moi. Nous sommes juste de très bons amis. Nous avons autant de chances de nous marier que Karlie et toi !

Il affiche alors un air de dégoût rien qu'à la prononciation du nom "Karlie" mais se ravise vite devant mon regard noir. Il se lève ensuite du lit sans pour autant me lâcher la main.

— En parlant de Miss-je-veux-sauver-tous-les-animaux-du-monde, elle s'inquiète beaucoup pour Darwin. Il est toujours recherché pour ses histoires de trafic de sang d'Obscur. L'aggravement de la situation avec Rona n'a rien changé et il se cache toujours au fin fond de la forêt. Karlie croit que c'est à cause des produits qu'il vend dans sa boutique et non en raison de ses projets de se transformer en Obscur. Elle deviendrait folle si elle le savait...

Et comment ! Déjà que l'idée de changer d'espèce m'a semblé dingue, alors qu'en penserait-elle, elle qui a toujours agi comme un ange ? Mais après tout, si Darwin fait tout ça, c'est pour qu'ils puissent être ensemble. Si ce n'est pas une preuve d'amour...

Wren continue de m'expliquer la situation de Darwin quand on frappe à la porte. Instinctivement, nous lâchons la main l'un de l'autre, d'un mouvement parfaitement synchronisé. Je demande ensuite à la personne d'entrer et suis surprise de justement voir la magnifique crinière blonde de Karlie faire son apparition. Ses yeux sont rougis et ses joues habituellement d'un joli teint rosé sont baignées de larmes.

— Que se passe-t-il, Karlie ? je lui demande alarmée en m'asseyant au rebord de mon lit, prête à me lever malgré mes pieds encore quelque peu douloureux.

Elle s'approche de moi et me prend dans ses bras tout en éclatant en sanglots. Je la serre fort, attendant avec inquiétude qu'elle s'explique.

— Oh Luna, se désole-t-elle contre mon oreille. Je suis tellement contente que tu ailles bien...

— Moi aussi je suis heureuse de te revoir Karlie mais que t'arrive-t-il ? je lui réponds avec douceur.

Elle est trop éprouvée pour que la seule cause de ses larmes soit son bonheur de me retrouver. Ce sont des larmes de tristesse, pas de joie.

— C'est Darwin, fait-elle en se détachant de moi et en se tournant brièvement vers Wren qui observe la scène avec scepticisme. Il...

Elle retient un autre sanglot et se passe une main dans les cheveux.

— Des gardes l'ont retrouvé alors qu'ils cherchaient des survivants de la bataille contre les Malfaçons... Je ne sais pas ce qu'il a fait mais...

Elle s'arrête quelques secondes, se détournant. Lorsqu'elle reprend, elle prononce ses mots avec distance, comme pour essayer de se détacher d'eux.

— Il risque d'être condamné à mort.

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