Chapitre 12

Si j'avais su que pour rejoindre la cachette de Rona, il nous faudrait traverser la moitié de la forêt amazonienne, j'aurais opté pour d'autres chaussures. Avec mes talons, mes pieds sont au supplice. Entre les cailloux, les feuillages et les plantes piquantes qui ponctuent notre chemin, je ne suis pas sûre de sortir de cette histoire avec mes deux pieds...

Cela doit bien faire deux bonnes heures qu'Alec et moi, entourés de Malfaçons et de Rona, nous aventurons dans la jungle nocturne. Nous n'avons pas interdiction de parler mais notre escorte est si silencieuse que nous n'osons dire un mot. Même Rona ne la ramène pas, contrairement à ce que j'aurais pensé, se contentant d'avancer la tête haute sans calculer personne.

— Tu as établi ton repère à cent kilomètres ou quoi ? je finis par lui demander, fatiguée et lassée par ce silence. Ça fait une éternité qu'on se perd dans ces bois...

Je sens le regard réprobateur d'Alec sur moi, me conseillant de faire profil bas, pourtant j'en ai marre de me laisser intimider par Rona. Cette dernière se retourne vers moi avec un sourire suffisant.

— Déjà habituée à la vie de château ? demande-t-elle avec sarcasmes. Je dois avouer que moi aussi je m'y ferais très vite, je crois.

— Tu dois pourtant être la reine de ton petit clan de Malfaçons, n'est-ce pas ? Tu ne vas pas me dire que tu n'as pas ton petit palais ?

La provoquer est plus divertissant que je ne le pensais. C'est comme si elle avait toujours été ma soeur et que nous nous disputions depuis des années.

— Je n'ai pas à me construire de château puisque celui d'Astriad me revient de droit. Je suis née pour être une reine alors que toi tu n'as toujours été qu'une petite humaine en manque de sensations. Los Angeles et Miami, doivent te manquer, avoue.

La lumière de la lune dessine des reflets étranges sur son visage. Elle ressemble encore plus à un cadavre. Malgré tout, je ne parviens pas à distinguer de signes de fatigue chez elle. Elle doit être naturellement cadavérique.

— Et toi, ta grotte en Virginie ? je rétorque sur le même ton léger qu'elle. Ça t'a fait un pincement au coeur quand je l'ai détruite ?

Elle jette des coups d'oeils aux Malfaçons qui nous entourent, comme si elle craignait de dévoiler certaines choses devant eux. Encore un avantage que je pourrais mettre de mon côté : elle dissimule des trucs à sa meute.

— J'avoue avoir été assez impressionnée par ton petit coup de destruction. Mais il nous en fallait plus que ça pour nous déstabiliser. Vois-tu, les Malfaçons savent résister à l'adversité. C'est dans notre nature.

J'évite une branche qui se dresse devant moi en trébuchant contre une souche. J'essaye de jouer les dures à cuire mais cette forêt aura raison de moi. Alec m'a en revanche l'air plutôt à l'aise entre les arbres, me rattrapant de nombreuses fois par le bras.

— En parlant de nature, vous êtes tous aussi détestables ? je demande comme si c'était une question on ne peut plus inoffensive.

— Nous ne serions pas obligés d'en arriver à de telles extrémités si nous n'étions pas chassés depuis des siècles, réplique-t-elle en regardant droit devant elle. Mais je dois avouer que je prends un certain plaisir à voir les autres souffrir à mes pieds.

Sa réponse me glace le sang mais je ne laisse rien transparaître. Je maîtrise la situation. Tout va bien se passer.

Lorsque nous arrivons enfin au repaire des Malfaçons, mes certitudes vacillent : je m'attendais à une grotte nichée dans une falaise, à une colonie nichée dans des petites cabanes ou à un camp militaire de fortune, au lieu de quoi il y a juste des cages métalliques suspendues aux arbres par des chaînes. Le clair de lune leur donne un aspect horrifique et le vent et les fait bouger dans des grincements déstabilisants. Mais le plus choquant, ce sont les gens enfermés dans ces cages : tous s'accrochent à leurs barreaux en nous dévisageant avec des regards vides. Leurs visages émaciés et leurs yeux exorbités sont terrifiants.

— Qui sont ces gens ? je balbutie en perdant toute mon assurance.

Cette cinquantaine de cages au-dessus de nos têtes sont la dernière chose à laquelle je m'attendais. Je n'imaginais pas un paradis mais pas non plus une telle version de l'enfer.

— Des Malfaçons, me répond Rona sans — pour une fois — sourire. Elles étaient toutes volontaires pour mes tests. Elles voulaient faire honneur à leur reine.

— Tes tests ? je m'étonne. Comment ça ?

Je me concentre plus attentivement sur l'une des Malfaçons en cage. Il s'agit d'une femme d'un relatif jeune âge, mais à l'allure d'un zombie. Son regard est éteint, comme si elle était morte intérieurement mais que son corps continuait de survivre. Un peu le même regard que Phoebe. Une vague d'effroi s'empare de moi. Rona ne prend pas la peine de me répondre et fait un signe à l'une des Malfaçons qui nous accompagnent.

— Tu sais où est sa place, lui dit-elle en retrouvant le sourire. N'oublie pas le bonbon. Quant au Nightsun, garde-le dans la cage à côté de la sienne. Il pourrait nous être utile.

Deux mains puissantes m'empoignent subitement les bras et me traînent vers un arbre touffu d'où une cage vide de taille moyenne pend. Quelqu'un fait descendre la cage dans des couinements de mécanismes et me jette dedans sans ménagement. Je sens que l'on me met comme une pastille dans la bouche qui se dissout avant que j'en ai pris conscience.

De nouveaux crissements d'engrenages m'élèvent à dix bons mètres du sol, d'où je vois Alec se faire à son tour expédié dans une cage d'un arbre voisin. Je n'ose pas bouger, l'habitacle remuant dangereusement au moindre mouvement. Le sol en métal froid glace mes jambes nues sous ma robe et l'odeur de la rouille envahit mes narines lorsque je me rapproche doucement des barreaux pour voir Rona en contrebas.

— Alors ? Comment est la vue depuis là-haut ? me lance-t-elle en jubilant. Attends un peu qu'une averse tropicale tombe, tu vas vite regretter de t'être sacrifiée pour cette salope d'Elasia.

— C'est donc ça ton plan ? je lui demande en cachant du mieux possible les tremblements dans ma voix. Me laisser mourir de froid et de faim dans cette cage ? Venant de toi, je m'attendais à mieux.

Je fais ce que je peux pour jouer la carte de la blasée mais au fond de moi, je commence à prier que mon plan se déroule comme prévu. Que la garde royale me localise grâce à mon mouchard implanté dans le bras et qu'ils lancent l'assaut sur les Malfaçons. C'était le seul moyen que nous avions pour trouver la planque de la meute et mettre Rona en position de faiblesse en la prenant par surprise. Enfin, je crois... J'ai fait ce que j'ai pu pour éloigner Elasia du danger que représente Rona, quitte à prendre des risques. Mais j'ai déjà parlé avec ma mère de la procédure en cas d'enlèvement : on me retrouverait avec l'aide du mouchard et tout se passerait pour le mieux.

— Ne t'inquiète pas, soeurette, me répond Rona. J'attends que la nuit et la pluie fassent leur effet avant de commencer à jouer avec toi. Crois-moi, nous allons beaucoup nous amuser... Et au fait, ne cherche pas à faire de tour avec ces cages : elles sont insensibles à la magie, elles et les arbres qui les entourent. Petit sort de ma part. Dors-bien...

Avant que je ne réponde, elle s'éloigne à grands pas en donnant des instructions à ses larbins. Trois d'entre eux restent au pied de mon arbre et de celui d'Alec. Ce dernier ne paraît pas du tout à l'aise dans sa cage, perché au même niveau que moi. Face au silence des gardes et des autres personnes dans les cages, je n'ose dans un premier temps parler, craignant que tout le monde m'entende. Lorsque mon regard croise celui d'Alec, le sien est rempli d'une crainte mêlée à une détermination farouche. Il croit encore en moi.

— Je gère, j'articule en silence. Mouchard, je continue en désignant mon bras.

Il me répond d'un hochement de tête et me sourit avec courage. Il ne me quitte pas des yeux, comme s'il craignait qu'il m'arrive quelque chose en un dixième de seconde. J'essaye de m'assoir pas trop piètrement sur le sol dur de ma cage mais je crains de faire un geste brusque. Alec est lui aussi assis, adossé aux barreaux, les membres crispés. Je parviens à trouver une position convenable au moment même où je sens une goutte me tomber sur le front. J'ai un court espoir que ce ne soit qu'une illusion mais bientôt, des dizaines d'autres la rejoignent et s'écrasent en des bruits métalliques sur le sol de ma prison. Rona avait raison. La pluie allait être un martyr. Le déluge amazonien qui s'abat sur moi est étonnamment glacé et en quelques minutes, je me retrouve gelée jusqu'aux os.

Derrière le rideau de pluie, je distingue à peine Alec. Mon esprit se réfugie alors dans un souvenir de la Floride. D'Alec et moi, à Miami. C'était il y a seulement un an, mais je me demande si un siècle ne s'est pas plutôt écoulé. Tant de choses se sont passées depuis, pourtant voilà que c'est avec Alec que je me retrouve dans ce pétrin. La situation n'a en revanche rien à voir avec la Floride...

Je repense à la fois où nous étions à la plage, par un après-midi splendide, et qu'un orage a soudainement éclaté. Nous nous sommes retrouvés en maillot de bain sous la pluie et comme nous en avions l'habitude, nous nous sommes embrassés. C'était un vrai baiser sous la pluie. Comme on en voit dans les films... sauf que c'est beaucoup moins agréable que ce que l'on imagine. Mon maquillage avait coulé et mes cheveux étaient pareils à des tentacules de poulpe. Ça n'a rien d'un souvenir magique. Surtout qu'Alec avait un caractère exécrable à cette époque. Malgré tout, je donnerais n'importe quoi pour revenir à ce moment.

Je n'ai jamais senti une pluie aussi agressive. C'est comme si des aiguilles givrées tombaient du ciel et heurtaient chaque parcelle de ma peau. Le bruit assourdissant contre le métal m'empêche d'avoir une seule pensée cohérente. Tout ce que je veux, c'est m'abriter. Que cette maudite cage ait un toit et que je cesse d'avoir aussi froid. Des heures semblent s'écouler dans la nuit noire teintée de rideaux gris, me plongeant dans un cauchemar sans fin, avant que le déluge se calme enfin. La légère brise sifflante finit de me réfrigérer et je tremble comme une feuille. À travers ma vision floue, j'aperçois Alec, dans le même état que moi. Au-dessus de nous, le jour ne s'est toujours pas levé. En bas, nos gardes sont endormis, bien à l'abri dans un cabanon.

— Essaye quelque chose, me dit Alec à mi-voix. Je ne vois pas comment les cages peuvent être insensibles à la magie, surtout à une magie Lunatique. Au pire, nous n'avons rien à perdre.

Il n'a pas tort mais qui sait ce qui pourrait se produire si Rona ne bluffe pas ? Une armée de crocodiles pourrait débarquer, ma jumelle en serait bien capable...

— La garde ne devrait pas tarder, je murmure si bas que je me demande comment il fait pour m'entendre. Il faut bien que mon titre de princesse me serve à autre chose qu'à avoir une garde-robe d'accro au shopping.

— Il faut intervenir avant que Rona ne revienne, insiste-t-il en claquant des dents. Tu ne vas pas passer le meilleur quart d'heure de ta vie si elle se met après toi.

S'il croit que je ne le sais pas... En proposant à Rona d'être son jouet, j'ai mis beaucoup de choses en jeu. Mais je savais que c'était exactement ce que ma soeur voulait. Un des seuls arguments capable de la persuader de m'emmener et de laisser Elasia tranquille.

— Ne t'inquiète pas, je déclare avec le maximum de conviction possible. Je gère.

Menteuse. Toutes mes espérances dépendent du palais et du temps que les gardes vont mettre à nous trouver. Nous sommes en pleine forêt amazonienne, après tout.

— Qu'est-ce qu'elle t'a fait manger, tout à l'heure ? m'interroge-t-il. Une Pierre Astrale ? Ce serait stupide de te donner de l'énergie, non ?

Je repense à la pastille que l'on m'a faite avaler de force. Je ne ressens et n'ai ressenti aucun regain d'énergie.

— Je ne sais pas, j'avoue avec inquiétude.

Les premiers rayons du jour commencent à teindre le ciel d'oranger plus vite que je ne le pensais et quelques instants plus tard, le silence de la forêt est rompu par un rire cristallin. Je pense en premier à Elasia avant de me ressaisir. Rona. J'ignorais que même un rire pouvait se transmettre à ses enfants... Alors que j'aperçois sa silhouette en contrebas, c'est autre chose qui attire mon attention.

Des yeux émeraude scintillants à quelques mètres d'elle, cachés dans un buisson. Wren.

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