Chapitre 10

Dans d'autres circonstances, j'aurais été affectée par les foudres qu'Elasia a jetés sur moi à mon retour au Palais-Royal. Elle était d'une colère monstrueuse, me reprochant de ne pas l'avoir prévenue de mon départ pour la villa Nightsun et d'avoir sauté le repas prévu avec Alexeï et Caroley.

— Avec les Malfaçons qui traînent dans le coin, il a fallu que tu ailles voir ce pauvre Wren ! s'est-elle écriée. J'espère au moins que ça en valait la peine ! Quant à nos invités d'Astrialle, tu as de la chance, ils ne repartent pas avant quelque temps. Il y aura d'autres occasions.

Je n'ai pas jugé utile de l'informer de ce qu'il s'est passé avec Wren et suis allée dans ma chambre sans lui dire quoi que ce soit. Elle a dû me prendre pour une irrespectueuse ou une insolente mais je n'étais vraiment pas d'humeur à faire la causette.

Surtout que chez les Nightsun, en descendant l'escalier pour regagner le hall, j'ai croisé Alec qui a vite remarqué que je n'étais pas franchement joyeuse. Heureusement, il n'a pas réclamé mille détails sur mon entrevue avec Wren. J'ai toutefois pris le temps de l'informer de la visite que m'a rendu Rona le soir de mon intronisation. Il était choqué mais là encore, nous n'avons pas tergiversé sur le sujet.

Désormais seule dans ma chambre, je ne sais que faire. Il fait nuit, je devrais dormir, mais je ne cesse de me repasser en boucle le film de ma rencontre avec Wren. J'imagine mille scénarios sur ce qui se serait passé si je l'avais embrassé. Le plus souvent, dans mes petits courts-métrages imaginaires, il me rend mon baiser quelques secondes avant de me repousser de plus belle. Dans presque tous les cas, il me répète que je me trompe sur toute la ligne et que je n'ai rien à faire avec lui.

Mais parfois, je me laisse à penser qu'il aurait pu m'embrasser avec passion et que tout se serait parfaitement bien terminé. Le soleil se serait couché, découvrant de nouvelles nuances dorées sur sa peau, et j'aurais remarqué une nouvelle fois à quel point il est irrésistible. Il aurait cédé et serait revenu sur ses propos, affirmant que la connexion entre nous ne peut être ignorée. Tout cela aurait vraiment été parfait. Or, ce n'est pas la réalité.

La réalité, c'est que je suis seule avec mon imagination et qu'il n'y aura probablement rien entre Wren et moi avant un bon bout de temps. Enfin, seulement si quelque chose doit vraiment arriver entre nous, ce qui est loin d'être certain...

Au moment où je comprends que mes jérémiades ne servent à rien, quelqu'un frappe à ma porte. Il doit être presque deux heures du matin, je suis en pyjama, allongée dans mon lit, et je sais pertinemment que personne ne vient jamais me déranger durant la nuit. Je me demande si j'ai imaginé ce bruit quand le petit martèlement se reproduit. Je finis par me lever et lorsque j'ouvre précautionneusement la porte, je suis surprise de découvrir Darwin, ses yeux dorés éteints dans l'obscurité.

— Darwin ?! je m'exclame. Mais qu'est-ce que tu fais là ?

— Chut ! fait-il en jetant des coups d'oeil autour de lui. Tu vas alerter les gardes. J'ai déjà galéré pour arriver jusque-là...

Il parle si bas que c'est à peine si je comprends ce qu'il dit. Je l'invite à entrer en vitesse, craignant à mon tour qu'un garde m'ait entendue. Il s'avance dans la pièce comme s'il était chez lui mais il n'a pas son sourire habituel, et ses vêtements ne sont pas aussi chics que d'ordinaire. La mine grave, on croirait qu'il a prédit la fin du monde.

— Que se passe-t-il ? je demande en fermant le verrou à double tour. Comment as-tu fait pour venir ici ?

— J'ai besoin de toi, soupire-t-il en s'affalant dans l'un de mes fauteuils.

Pour que Darwin Saphir ait besoin de moi, la situation doit vraiment être grave...

— Je suis recherché et j'essaie d'échapper aux autorités, m'avoue-t-il peu fier. Elasia a ordonné mon arrestation et il ne faut surtout pas qu'elle m'attrape.

Il semble désespéré et je ne l'ai jamais vu aussi sérieux. Je m'assois en face de lui, au bord de mon siège.

— J'ai entendu parler de ton histoire de Pierres Astrales trafiquées et effectivement, Elasia m'a dit qu'elle risquait de devoir t'arrêter. Pourquoi te caches-tu ? J'imagine qu'elle va juste te faire passer un petit interrogatoire, rien de dramatique...

— Si Elasia découvre à quelle fin menaient ces expériences sur les Pierres Astrales, elle ordonnera mon exécution.

Je manque d'éclater de rire devant des propos si ridicules mais me retiens devant son regard perçant. Clairement, il ne plaisante pas.

— Elasia ne va pas te tuer pour des expériences ! je m'exclame comme si c'était évident. Tu n'as...

— Tu n'imagines pas ce que j'ai fait, me coupe-t-il brusquement. J'ai...

Il hésite à poursuivre, fermant les yeux pour se calmer.

— Je ne te connais pas tellement, commence-t-il, et je suis obligé d'avouer que tu es la seule personne qui puisse m'aider. Mais si je te raconte tout, tu dois me promettre d'être de mon côté quoi qu'il arrive, d'accord ?

J'acquiesce avec vivacité, craignant néanmoins ce qu'il va m'annoncer.

— Je suppose que tu as aussi entendu parler de "trafic de sang d'Obscur", n'est-ce pas ?

C'est ce détail qui m'avait le plus troublée.

— Eh bien je cherchais à créer une Pierre Astrale me permettant de devenir un Obscur, déclare-t-il en baissant les yeux.

— Quoi ?! je m'écrie, choquée. Comment ça ?

— J'ai imaginé qu'en calcifiant du sang d'Obscur et en l'intégrant à une Pierre Astrale de Lumineux, je pourrais la consommer et provoquer une mutation en Obscur. J'ai passé des semaines à chercher si cette expérience avait déjà été tentée mais je n'ai rien trouvé. Je me suis dit que je pouvais toujours...

— Mais tu as complètement perdu la tête ! je l'interromps en ouvrant grand les yeux. Je n'ai pas une grande connaissance du monde magique mais je suis certaine que ces choses sont dangereuses ! Tu ne vas réussir qu'à te tuer !

— Détends-toi, je n'ai pas eu le temps de tester mes créations, tempère-t-il avec agacement. J'avais à peine terminé quand j'ai eu droit à une foutue inspection !

— Ils t'ont évité de faire n'importe quoi ! je rétorque. Et puis pourquoi voudrais-tu devenir un Obscur ?

À peine ai-je formulé ma question que la réponse me vient d'elle-même. Elle est confirmée par les traits de Darwin qui se radoucissent. Tout ça pour Karlie, évidemment. Je me sens tout à coup stupide et ne sais plus quoi dire.

— Je sais que tu me prends pour un dingue, fait-il. Mais j'ai enfin une vraie relation avec Karlie. Je l'aime et je sais qu'elle m'aime aussi. Nous nous serions déjà mariés si je n'étais pas un Lumineux et elle une Obscure.

— Mariés ? je me surprends. Mais ça ne fait que quelques mois que vous êtes ensemble...

— Les êtres magiques vont plus vite en besogne que les humains. Se marier à dix-huit ans n'a rien de folklorique. Quand nous savons, nous savons.

Parle pour toi, ai-je envie de lui rétorquer. La sincérité qu'il dégage et la tendresse qui se lit dans son regard me serre le coeur. Pas de doute, il aime vraiment Karlie. Ce n'est pas qu'une simple passade, elle est tout pour lui.

— En devenant un Obscur, j'imaginais que tout serait réglé. C'était mon seul espoir de pouvoir passer ma vie avec elle.

— Et qu'est-ce que Karlie en pense de cette histoire de Pierre Astrale ? En tant que ministre, elle ne peut rien faire ?

Darwin s'agite alors sur son siège et passe nerveusement la main sur sa tête.

— En fait... Elle n'est pas au courant, avoue-t-il.

— Quoi ?! Mais pourtant...

Juste avant d'aller chez les Nightsun, j'ai surpris Karlie au téléphone en train de parler de manière suspecte. J'ai supposé qu'il s'agissait de Darwin mais je me suis visiblement trompée.

— Elle mettrait un terme à notre relation si je lui disais quoi que ce soit, se justifie-t-il. Elle trouverait ces expériences bien trop risquées et me prendrait pour un fou.

— Et à juste raison ! je réplique. De toute façon, si par miracle tu avais réussi à devenir un Obscur, il aurait bien fallu que tu lui avoues tout.

— C'est vrai. Mais elle aurait constaté que je n'avais aucune séquelle.

Il semble sûr de lui même si son plan m'apparait comme complètement insensé. Je pousse un soupir et abandonne l'idée de le convaincre que ces expériences auraient pu lui coûter la vie.

— Que puis-je faire pour t'aider ? je demande. J'imagine que tu n'es pas entré par effraction au palais en pleine nuit rien que pour me tenir compagnie.

— En effet, reconnaît-il. Comme je te l'ai dit, tu es la seule qui puisse m'aider. Je voudrais que tu convainques Elasia d'abandonner les charges qui sont contre moi et d'oublier toute cette histoire. Il ne faudrait surtout pas que je passe un interrogatoire et que l'on découvre mes véritables intentions. Je sais qu'Elasia t'écoutera.

— Tu m'accordes beaucoup de crédit. Elasia est loin d'écouter chacune de mes paroles. Surtout qu'aujourd'hui je suis sortie du palais sans son autorisation et...

— Menace-la de quitter le palais, m'interrompt-il avec un regard perçant. Fais-lui croire que tu ne lui adresseras plus jamais la parole si je suis condamné à mort.

— Ça ressemble à un caprice de petite fille, je lui fais remarquer. Elle ne cédera pas si facilement.

— Crois-moi que si. Elle a passé la moitié de sa vie à t'attendre. Elle ne va pas te perdre rien que pour mes beaux yeux.

En d'autres temps, il aurait fait un autre compliment sur ses yeux. À la manière de Wren tout à l'heure, il n'est plus vraiment lui-même... Penser à Wren m'embrouille tout à coup les idées et je m'empresse de me reconcentrer sur Darwin. Ce dernier semble attendre beaucoup de moi et bien que je ne le porte pas énormément dans mon coeur, je dois au moins faire tout ce que je peux pour Karlie. Elle souffrira aussi s'il arrive quelque chose à Darwin.

— Très bien, je finis par déclarer. Mais j'en parlerai à Elasia uniquement si elle aborde le sujet. Je te rappelle qu'il faut encore moins qu'elle sache que tu es entré au palais comme un voleur. Comment t'y es-tu pris, d'ailleurs ?

Il part alors dans un récit sur l'accès qu'il a trouvé dans le garage du palais et la manière dont il s'y est caché jusqu'à ce que les chauffeurs soient tous partis. Il est ensuite tombé sur un plan du palais dans les cuisines — j'ignore pourquoi il y a un plan dans les cuisines — et a trouvé par miracle le chemin jusqu'à ma chambre. Je trouve que s'introduire au palais est d'une facilité déconcertante alors que des Malfaçons traînent dans les parages et que la sécurité est censée être renforcée...

— Intéressons-nous maintenant à tes petites histoires, commence-t-il en se penchant vers moi et en retrouvant son sourire. Comment va Wren ? Ne me dis pas que tu n'as pas été le voir, j'ai entendu les chauffeurs parler de ta petite escapade. Il a daigné t'adresser la parole ou t'es-tu retrouvée face à une porte close ?

— Ce ne sont pas tes affaires, je m'énerve en levant les yeux au ciel. Si tu veux vraiment une réponse, sache qu'il a bien voulu me parler.

— Vraiment ? fait-il faussement surpris. Dans ce cas pourquoi n'étais-tu pas en train de dormir lorsque je suis arrivé ? Ne me raconte pas de bêtises, tu es loin d'avoir une tête d'endormie... Sans vouloir te vexer, tu ressembles légèrement à un fantôme-zombie.

— Ça ne te regarde pas, je réponds sans tenir compte de sa remarque. Maintenant que tu sais que je vais plaider ta cause auprès d'Elasia, tu peux partir.

Il affiche alors un sourire digne de Wren qui fait pétiller ses yeux dorés. Il pose ensuite son regard sur mon lit.

— Si je pouvais au moins dormir jusqu'à demain matin...

— Pas question ! je m'écrie en me levant de mon fauteuil. Tu ferais mieux de partir avant que les domestiques ne commencent à s'affairer.

— Alec n'en saura jamais rien et ton lit est suffisamment grand pour que l'on ne se touche pas ! Aie un peu pitié de moi, je suis recherché et je n'ai nulle part où dormir. Je ne peux pas me terrer chez les Nightsun, tout le monde sait que je suis ami avec eux. Je peux encore moins aller chez Karlie...

Il me fait son air de petit chat malheureux et je l'autorise finalement à dormir sur une méridienne, ce qu'il accepte sans trop chercher à négocier mon lit.

— Personne ne vient me réveiller, je l'informe. Mais tu devras te cacher en vitesse si quelqu'un frappe, d'accord ?

Il acquiesce et s'avachit de tout son long sur la méridienne. Je retourne me coucher, étant encore moins sûre de trouver le sommeil avec Darwin dans la même pièce que moi. Quelques minutes plus tard, alors que je le pense endormi, il marmonne quelque chose d'une voix à peine intelligible :

— Il ne faut pas en vouloir à Wren d'être bizarre.

Je lui demande en vitesse des précisions mais il ne me répond pas. Il s'est déjà rendormi.

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