Chapitre 1

— Excusez-moi êtes-vous blessée ?

"Blessée" n'est pas le terme que j'emploierais pour quelqu'un qui vient de se faire bousculer dans un des couloirs du Palais Royal d'Astriad, par un garde en uniforme immaculé ayant visiblement quelques heures de sommeil à rattraper.

— Du tout, je le rassure. Je ne sais pas combien d'heures vous êtes tenu d'effectuer, mais je vous donne la permission de prendre une pause.

Le garde me regarde, éberlué, semblant guetter une plaisanterie.

— Sa Majesté votre mère me tuerait, Votre Altesse.

— Elasia me refuse difficilement quoi que ce soit en ce moment. Et pour la centième fois, je ne tiens pas à ce que l'on me sorte du "Votre Altesse" à chaque fois que je m'adresse à quelqu'un. Je ne suis pour l'instant pas plus Altesse que vous.

Ce qui est vrai. Mon intronisation en tant que princesse du Peuple des Astres a beau être dans une semaine, je ne mérite pas encore ce titre. Et je dois avouer que je commence à ne plus supporter les "Votre Altesse" à tout bout de champ. Cela fait tout juste deux semaines que je me suis décidée à me rendre au palais afin de retrouver Elasia, ma "mère biologique" et je n'en peux déjà plus du protocole.

— Dans ce cas, recommence le garde, puis-je demander à mademoiselle où elle souhaite se rendre ?

— J'ai l'air si perdue que ça ? je me désole en levant les yeux au ciel avec un sourire.

— Si mademoiselle l'admet, oui, sourit le garde.

Il faut dire qu'à côté du Palais Royal, la villa Nightsun fait figure de maison de poupées. Elle n'est pourtant pas tellement plus petite, mais les couloirs de mon nouvel habitat semblent chercher à me perdre par tous les moyens.

— Je cherche Elasia. J'ai déjà été dans ses appartements et à la salle du trône, mais elle n'y était pas.

Je n'arrive pas à prendre l'habitude de désigner Elasia comme ma "mère". Pour moi, ma mère est chez moi, à Los Angeles, en train de mener sa petite vie tranquille et... ayant perdu tout souvenir de moi. Quelques jours avant de me rendre au palais, c'est finalement avec Karlie que je suis retournée à mon "vrai chez moi" pour m'effacer de la mémoire de mes parents. Rien que ça. J'ai fini par prendre conscience que je ne pourrais pas mener deux vies et que maintenir mes parents dans un mensonge de manipulation mentale impliquant que je sois partie en voyage avec des amis risquerait, à long terme, de nuire à leur santé. Si je croyais avoir affronté des moments durs, celui-ci a été le pire de tous... Je me reconcentre sur le garde en sentant des larmes affluer.

— Sa Majesté avait, il me semble, des rendez-vous concernant votre cérémonie d'intronisation. Je suis cependant certain qu'elle acceptera de les interrompre si le motif de votre visite est important.

— Merci mais tout compte fait, ça ira. Pouvez-vous juste m'indiquer le chemin de ma chambre ?

Finalement, la détermination me poussant à demander à Elasia la permission de sortir s'est envolée sans grande raison. Je verrais une autre fois. Il faut pourtant dire que depuis quinze jours, je n'ai pris l'air que dans les jardins tropicaux du palais. À peine avais-je accepté la proposition d'Elasia de m'installer ici au moins à titre de court séjour qu'elle a convoqué les premiers journalistes venus pour des photos de famille officielles. Je suis donc désormais l'équivalent de Kate Middleton pour le Peuple des Astres. Impossible de sortir de l'enceinte du château sans avoir une armée de curieux se jetant sur moi.

Une fois ma chambre regagnée, je remercie le garde et m'enferme à double tour. J'ai vite pris cette habitude quand l'impression d'être espionnée à chaque coin de couloir s'est emparée de moi. La pièce que j'occupe n'a rien d'une chambre. C'est plus un espace de vie avec un matelas garni de coussins en son centre. Je ne pensais jamais dire ça, mais je me sentais mille fois plus chez moi chez les Nightsun. Cela ne fait même pas un mois que j'ai quitté les lieux or j'ai déjà pris conscience que ma nouvelle maison, c'est là-bas. En même temps, j'ai abusé de l'hospitalité d'Alec et Wren pendant presque six mois après la présumée mort d'Alma. J'ai repoussé autant que possible ma rencontre avec Elasia et me suis décidée juste avant que le délai qu'elle avait autorisé à Wren n'expire.

Nos retrouvailles ont été... Troublantes. Je suis allée au palais par un après-midi d'été parfait : une chaleur tolérable et une humidité plus supportable que d'ordinaire. L'atmosphère était agréable, c'était déjà ça. Alec, Wren, Karlie et même Darwin m'ont accompagnée. Je n'avais pour une fois pas de coloration ridicule dans les cheveux ni de lentilles immondes. J'étais moi. Dans la verrière de la salle du trône, lorsque j'ai été annoncée par un garde, Elasia s'est figée sur son trône. Elle portait toujours son voile et l'a retiré quand nous nous sommes retrouvées seules. J'ai alors compris qu'elle n'avait pas eu tort d'en porter un pendant désormais dix-sept ans afin de me protéger. Elle est mon portrait craché. Ou plutôt, c'est moi qui suis son portrait craché. Je n'ai qu'à la regarder pour savoir comment je serais dans quelques années. Ses traits sont les mêmes que les miens, ainsi que son nez un peu bossu. Seuls ses cheveux, presque blonds alors que les miens sont châtain clair, et ses yeux bleus, alors que mes iris sont d'un vert menthe, diffèrent. Mais ce qui m'a le plus chamboulée, c'étaient ses larmes qui roulaient en silence sur ses joues.

Je m'attendais à de violentes embrassades et à être prise dans un tourbillon de dentelle mais au lieu de ça, Elasia a fait preuve d'une retenue respectueuse, comme pour ne pas me brusquer.

— Il n'y a aucun doute, Wren ne m'a pas menti. C'est vraiment toi, a-t-elle dit.

C'était une affirmation sereine. Pas une question inutile pleine d'hystérie comme je m'y étais préparée. Sa voix cristalline s'est fêlée en quelque chose de doux, de calme, de... maternel. Elasia n'a pas fait de discours stupides ne servant à rien. Elle m'a juste pris dans ses bras avec douceur, sans s'imposer, me demandant même la permission. Nous n'avons par la suite pas beaucoup parlé. Je ne savais pas quoi dire face à cette femme qui m'avait attendue pendant dix-sept ans. Une violente culpabilité m'a envahie pour deux raisons : d'abord, je l'avais fait attendre six mois de plus que nécessaire rien que parce que je ne me "sentais pas prête" et deuxièmement, j'ai compris que je ne pourrais sans doute jamais lui fournir le même type d'amour qu'elle était prête à m'offrir. Je ne la considérerai jamais comme ma mère.

J'arrête de ressasser ces pensées tout en me laissant tomber sur mon lit plus confortable qu'un nuage. Ma chambre est une vraie chambre de Lumineuse avec une lumière omniprésente mais elle me semble moins chaleureuse que chez les Nightsun. Surtout que cela fait deux semaines que je n'ai vu ni Alec, ni Wren. Nous ne nous sommes pas non plus parlé par téléphone car j'ai oublié mon portable chez eux (je suis idiote, je sais). J'ai seulement pu voir Karlie comme elle travaille ici et encore, notre entrevue a été brève. J'ai en effet proposé à Elasia que je prenne des leçons de protocole pour lui faire plaisir mais je regrette désormais mon initiative : d'un elles m'occupent tout mon temps et de deux, Elasia n'a pas parue si comblée que ça que je prenne ces leçons. Elle veut tout faire pour ne pas me brusquer, je le vois bien. C'est limite si elle n'était pas sur le point d'annuler la séance photo pour les magazines quand elle a remarqué que je soupirais. Sauf que je ne soupirais pas d'ennui pour la séance mais juste parce que ma robe ne faisait qu'à se prendre dans mes talons. Problème de princesse, je sais.

En parlant des magazines, Elasia a un peu dissimulé la vérité aux membres du Peuple des Astres... Elle a raconté son histoire de pacte avec Alma et la manière dont sa demi-soeur l'a forcée à autoriser la Malédiction des Astres et à m'envoyer chez les humains, mais elle n'a pas mentionné Luna-Rose... Elle a bien voulu avouer mon Lunatisme et l'a expliqué par une unique consommation de Pierre Astrale pendant sa grossesse, un jour qu'elle se sentait trop fatiguée. L'argument est légèrement bidon étant donné que de nombreuses femmes ont consommé une Pierre Astrale à usage unique pendant qu'elles attendaient un enfant sans que celui-ci ne naisse Lunatique pour autant. Mais les gens étaient trop abasourdis par toutes ces révélations pour tenir compte des détails. Elasia a aussi présenté ses excuses pour tous les mensonges qu'elle a été obligée de faire à son peuple, mais tout lui a vite été pardonné lorsque l'annonce de la mort d'Alma a résonné.

En réalité, nous n'avons pas de parfaite certitude concernant sa disparition au Lac des Aurores mais en tout cas, nous sommes en plein été et aucune Malédiction des Astres à l'horizon.

Étendue sur mon lit de coussins, je consulte un journal me désignant comme le "symbole du renouveau du Peuple des Astres". Je trouve que les gens m'acceptent avec une facilité déconcertante alors que je m'attendais à une hostilité remettant en cause mon appartenance à la famille royale. Tout le monde doit être trop heureux de la mort d'Alma et de la fin de la Malédiction des Astres pour se soucier de "broutilles" pareilles...

ISALUNA, SYMBOLE DU RENOUVEAU DU PEUPLE DES ASTRES, LA PRINCESSE DONT NOUS SOMMES TOUS AMOUREUX

Si vous pensiez que la demoiselle qui déchaînait le plus les passions était Caroley d'Astrialle, vous avez tout faux. Depuis que nous connaissons son existence, notre nouvelle princesse Isaluna nous fait tous tourner la tête. Mais la question que nous nous posons vraiment est : qui fait tourner la sienne ? Difficile de savoir beaucoup de choses à son sujet (nous ne savons rien, pour être tout à fait honnêtes) mais certains ont déjà fait un rapprochement des plus intriguants, et tenez-vous bien ! Vous souvenez-vous, lors du bal d'automne de l'année passée, l'esclandre qu'avait déclenché Wren Nightsun en échangeant un baiser passionné avec sa mystérieuse partenaire ? Des experts ont analysé les photos qui ont été prises de la jeune fille ce soir-là et les ont comparées avec les photographies officielles de notre princesse. Et bien figurez-vous qu'ils y ont retrouvé des traits communs ! Grâce à une simulation ôtant la teinture auburn et les lentilles bleues de la mystérieuse fille du bal, ils ont même confirmé qu'elle était son portrait craché ! Et si vous pouviez tous rhabiller vos espoirs en considérant que si la princesse est tombée dans le grappin de Wren Nightsun, il n'y a pas une personne sur cette terre capable de le concurrencer ? Sauf... Mais nous osons à peine imaginer un tel scénario... Son frère Alexander, peut-être ? Affaire à suivre...

Si je n'étais pas couchée, je crois que je serais tombée sur les fesses. J'ai déjà lu quelques articles de ce genre me cherchant un petit copain humain mais jamais personne n'avait fait un rapprochement avec Alec ou Wren et encore moins avec... le bal d'automne ! Lire des bêtises, c'est une chose — au moins ai-je toujours la conscience tranquille — mais la vérité est bien plus difficile à admettre.

Je jette le magazine loin de moi, me jurant de ne plus approcher ces torchons avant longtemps, mais dès l'instant où je me retrouve désoeuvrée, je me souviens alors de pourquoi je lis ces absurdités... La vie au palais a beau être le cliché d'un conte de fées, elle en reste néanmoins affreusement ennuyante. Comme je le disais, j'ai oublié mon téléphone chez les Nightsun, je n'ai pas osé demandé s'il y avait une connexion internet, ni où se trouve la bibliothèque, et je ne parle à presque personne en dehors d'Elasia... Je n'ai que ces journaux que de gentilles femmes de chambre me donnent après les avoir lus et des brochures sur les robes ou le champagne pour mon intronisation.

Je me lève et m'approche nonchalamment d'une fenêtre au rebord blanc. La vue qu'elle donne sur les jardins tropicaux est magnifique. Je l'ouvre pour respirer l'air frais, comme j'ai pris l'habitude de le faire chaque fois que j'ai besoin de retrouver... la réalité. Ou plutôt de me rappeler la forêt qui entoure la villa Nightsun et qui bien que plus sauvage, me paraissait plus réelle qu'ici. Parce que au fond, les jardins tropicaux ont beau être magnifiques, ils ne sont pas animés par les bruits d'une jungle normale. Ces mêmes bruits que je trouvais inquiétants autrefois me manquent aujourd'hui. Cela fait juste deux semaines que je suis au palais et je me sens comme Raiponce en haut de sa tour. Une princesse piégée dans une cage dorée...

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