Quand j'étais petite (et même encore aujourd'hui), je détestais les repas de famille. Que ce soit pour Noël, Thanksgiving ou n'importe quelle autre sorte d'événement, je ne me sens jamais aussi mal qu'assise à une table entourée de gens que je ne vois peut-être que trois fois dans l'année. Le pire était quand une personne (souvent mon oncle ivrogne) me demande si j'ai "un petit amoureux à l'école", devant tout le monde. Je rougis alors à chaque fois des pieds à la tête avant de murmurer un petit "non".

C'est toujours le pire moment de mon année. Mais désormais, assise à la table de l'immense salle à manger des Nightsun, je préférerais dix fois revivre mes repas de famille pourris. Car honnêtement, l'ambiance qui règne entre Alec et Wren est si électrique qu'on pourrait illuminer tout New York avec. Je trouve pourtant Wren plus calme que tout à l'heure mais Alec ne peut s'empêcher de lui répondre sèchement.

— Petit frère, tu as fait plusieurs allers-retours entre Astriad et Los Angeles en peu de temps, commence Wren d'un air désinvolte. Le décalage horaire n'a pas perturbé ta luminosité ? Tu as réussi à prendre ta dose de lumière quotidienne ?

— Ce n'est pas comme si c'était la première fois que je voyageais. Puis je te rappelle qu'il est plus facile de trouver le soleil que la lune dans le ciel.

— N'induis donc pas Isaluna en erreur, petit frère ! Les Obscurs peuvent aussi se nourrir de la lumière des étoiles.

Depuis le début du repas, Wren n'a pas touché à sa nourriture. Il préfère son verre de je ne sais quelle boisson étrange qu'il agite chaque fois qu'il parle.

— Comment faites-vous pour vous nourrir au juste ? Est-ce que vous êtes comme des panneaux solaires ou lunaires vivants ? je demande.

C'est vrai que je dois sûrement avoir l'air ridicule avec ma comparaison mais c'est la seule que j'ai trouvée.

— Tout à fait, me répond Wren. Ta peau va devenir comme un capteur de lumière et tu vas t'en nourrir sans même t'en rendre compte. Les Obscurs récupèrent le plus souvent leur dose de lumière lunaire quand ils dorment donc on peut vraiment dire que leur sommeil est réparateur. Les Lumineux se nourrissent toute la journée, ce que je trouve assez flippant d'avoir en face de soi quelqu'un qui mange tout le temps...

Alec lève les yeux au ciel et enfourne un autre morceau de gâteau dans sa bouche pour se retenir de faire une autre pique à Wren.

— Et quelle est la quantité de cette dose de lumière ?

— Ça dépend, me répond encore Wren.

Alec ayant la bouche pleine, je suppose que parler de cette manière ne fait pas partie de ses principes.

— Si tu te sers beaucoup de tes pouvoirs, poursuit son frère, il te faudra pas mal de lumière et si tu ne t'en sers pas, tu peux même te passer de te nourrir un jour ou deux. Mais pas au-delà. Ton corps risque de s'affaiblir petit à petit jusqu'à n'être plus qu'un cadavre desséché.

Il a dit cette dernière phrase comme on dirait "le chat de ma grand-mère est trop mignon, il s'appelle Peluche". Ce mec est déconcertant.

— Et si un jour il n'y a pas de soleil ou de lune et d'étoiles ? Je veux dire, si les nuages sont trop épais et ne laissent pas filtrer la lumière ? je m'enquis, si avide d'en apprendre plus sur toutes ces histoires dingues que j'en oublie de manger mon dessert.

— Tu trouveras toujours de la lumière, reprend Alec qui a avalé son bout de gâteau, même en cas de tempête ou de nuages. À moins d'être enfermé dans une cave sans ouverture, tu trouveras toujours une source de lumière naturelle et...

— Mais il existe un petit truc de secours si tu es vraiment privé de lumière, l'interrompt Wren avec enthousiasme.

Il pose alors son verre et tire quelque chose de sous son tee-shirt. Accrochée à une corde fine pend une pierre de la couleur de la lune. Elle brille tant que je suis obligée de plisser les yeux pour la regarder en face.

— C'est une Pierre Astrale lunaire, déclare-t-il avec fierté. Elle contient une forte dose de lumière lunaire très puissante. Si tu veux la comparer à un objet qu'utilisent les humains, c'est un peu comme une batterie portable. Je la garde toujours sur moi. Comme ça, si mon cher petit frère souhaite un jour me jouer un mauvais coup en m'enfermant dans une de nos caves, je pourrais m'en sortir. Il en existe aussi des solaires pour les Lumineux. Pratique, non ?

— Ce qu'il ne te dit pas, rétorque Alec renfrogné, c'est que ces pierres, en plus de coûter une fortune, contiennent une énergie malsaine dont il ne faut pas abuser. Tu y deviens vite accro tant tu te sens bien quand tu t'en nourris. C'est comme une sorte de drogue qui te donnerait des hallucinations ou te ferait perdre la tête si tu t'en nourrissais exclusivement. Malheureusement, ce n'est pas ça qui rend Wren aussi dingue. Ça faciliterait les choses de le faire transférer dans un hôpital psychiatrique pour dépendants aux Pierres Astrales...

— Allons petit frère, soupire Wren en levant théâtralement les yeux au ciel, ça n'a jamais tué personne de se nourrir d'une Pierre Astrale en cas d'urgence...

Effectivement, la pierre est si sublime qu'on peut difficilement imaginer qu'elle puisse causer notre perte.

— Justement, si, espèce de roi des débiles, s'énerve Alec en lui jetant un regard on ne peut plus noir. Notre père était dépendant aux Pierres Astrales. Il est mort en plein délire lié aux Pierres en prenant le hall d'entrée pour une piscine et en sautant depuis le dernier étage dans la cage d'escalier. Il s'est écrasé au sol sous nos yeux, Wren ! On a vu son sang se répandre à nos pieds et notre mère hurler comme une folle. Et tu oses dire que personne n'est mort en consommant une Pierre Astrale ?!

Ah ouais... Alec m'avait juste dit que son père était mort mais je n'avais pas eu droit à tous ces détails glauques... Tu m'étonnes que leur famille ait été perturbée après que leur père soit mort devant eux. Alec a parlé avec une telle fureur qu'il devient rouge de honte en posant les yeux sur moi. Il avait visiblement oublié que j'étais là.

— Je suis désolé, Isaluna. Je sais qu'il est malpoli de dévoiler ainsi sa vie devant des invités.

Je jette un coup d'oeil à Wren qui a baissé les yeux sur son verre, impassible. L'histoire du père Nightsun a l'air de l'avoir calmé.

— Ce n'est rien, je réponds à Alec avec douceur. Et puis... il faut bien que j'apprenne des choses sur vous, si nous sommes amenés à cohabiter pendant des mois.

L'ambiance reste malgré tout tendue et le gâteau que je trouvais succulent à la première bouchée me paraît désormais bien fade.

— Ça te dirait de visiter Astriad demain ? me questionne Alec au bout d'un long moment de silence. Comme nous habitons en banlieue de la ville, tu n'as pas pu en découvrir le centre quand je t'ai amenée ici.

— Avec plaisir, je lance avec entrain.

Après avoir découvert la villa Nightsun, j'ai très envie d'en savoir plus sur ce monde des Astres qui n'est peut-être pas si terrible que ça, hormis Wren et l'histoire flippante du père des garçons.

— Comment s'appelaient tes amies à Los Angeles, Isaluna ? demande Wren comme si nous venions d'aborder le sujet il y a deux minutes. Ne me dis pas que tu étais une de ces filles solitaires dont un surfeur au charme à peu près passable a ranimé le coeur...

— Mes deux meilleures amies s'appellent Phoebe et Alexia, je l'informe sans tenir compte de ses propos. Pourquoi ?

— Tu nous connais un peu mieux avec l'histoire de notre père, répond-il simplement en haussant les épaules. À nous d'en connaître plus sur toi. Elles doivent te manquer, non ?

Vous ne trouvez pas bizarre qu'il s'intéresse à moi comme ça, avec cet air de petit chien inoffensif ? Je mords malgré tout à l'hameçon.

— Bien sûr. J'aimerais beaucoup qu'elles soient là avec moi pour...

J'allais dire pour voir les deux beaux gosses que vous êtes mais je m'arrête juste à temps.

— Pour voir toute cette magie, je me reprends. Mais je sais qu'elles sont bien mieux où elles sont.

Wren hoche la tête avec ce qui me semble être de la sincérité. Ce gars doit être bipolaire, non ? Il est passé du gros débile de la bibliothèque au mec compréhensif de maintenant.

— J'ai toujours eu de la peine pour les humains, déclare-t-il avec détachement. Condamnés à une existence sans connaître la beauté de nos pouvoirs... À être si insignifiants face à nous.

— Arrête un peu de dire n'importe quoi, marmonne Alec en repoussant son assiette. Tu n'as jamais fait l'effort d'accorder de l'attention au moindre humain...

— Ce n'est pas vrai, contre son frère avec une indignation théâtrale. Je manipule souvent leurs adorables émotions lorsque je quitte Astriad. Quand toutes les chambres d'un hôtel sont prises, je fais croire à une jolie réceptionniste qu'elle est folle de moi et elle fait des pieds et des mains pour me libérer une chambre... Remarque, je n'ai pas souvent besoin de faire ça puisqu'elles sont souvent amoureuses de moi avant même que je fasse quoi que ce soit...

— Merci, on a compris, le coupe Alec, excédé. Pour résumer, les humains sont pour toi de jolis jouets...

Wren hausse les épaules comme si c'était évident puis reporte son attention sur moi.

— Mais je suis convaincu tes amies ne sont pas si insignifiantes, n'est-ce pas ?

Qu'est-ce qu'il a avec l'adjectif "insignifiant" ? Il l'a d'abord utilisé pour me qualifier mais il semble un peu s'en servir pour désigner quelqu'un à chaque fois que cette personne n'est pas un être magique.

— Ce n'est pas parce que Alexia, Phoebe et moi sommes des humaines que nous n'avons rien d'intéressant, je lance dans l'espoir qu'il soit déstabilisé par mon répondant.

Vaine tentative, mais on peut au moins me féliciter d'avoir essayé...

— Je te rappelle que tu ne seras bientôt plus une humaine, ma mignonne, commente-t-il gaiement. Et je n'ai jamais dit que tes copines n'étaient pas intéressantes. Il faudra que tu me les présente, un jour...

Il ne s'étend pas davantage et s'empare de nouveau de son verre avant de le vider. Alec le regarde avec un air suspicieux et lui demande comme un inspecteur de police face à son suspect :

— Quel mauvais coup prépares-tu, Wren ?

Le sourire de ce dernier se fait malicieux et ses yeux émeraude pétillent comme ceux d'un enfant juste avant de faire une bêtise.

— Enfin Alec-chéri ! N'ai-je donc pas le droit de m'intéresser à la vie d'une charmante demoiselle ?

Note de l'auteure :

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