Chapitre 46

C'est une nuit calme. Pas de tempête tropicale, pas de pluie contre les carreaux, pas même un souffle de vent. J'ai donc de bonnes conditions pour trouver le sommeil. Pourtant, il est bientôt deux heures du matin et j'ai les yeux grands ouverts. Mes larmes se sont taries depuis un moment, mon esprit s'est un peu apaisé, et j'ai tâché de ranger le carton sous mon lit. Théoriquement, c'est une nouvelle journée mais mon quota de révélations est toujours aussi saturé.

Être allongée sur ce lit, dans cette chambre calme et d'apparence sereine pourrait ressembler à un moment de détente, or je suis sur les nerfs, prête à bondir au moindre bruit suspect. Des images d'Elasia avec deux bébés dans ses bras ou d'Alma en train de lui les arracher défilent pareilles à des flashs devant mes yeux. Je tente de les repousser mais ce calme m'empêche de me concentrer sur autre chose. Je me lève alors subitement, ne prend même pas la peine d'enfiler mes pantoufles, et sors de ma chambre.

Les couloirs de la villa Nightsun sont très différents, la nuit. Les endroits d'ordinaire lumineux sont éteints et les obscurs encore plus sombres. Logique, me direz-vous, mais c'est surtout cette absence de bruit qui est dérangeante. Je songe alors aux plats qui me sont servis le midi et le soir, les pièces toujours impeccables (hormis peut-être l'ancienne chambre de Donnatella)... Qui s'occupe de tout ça ? Il doit bien y avoir des domestiques à la discrétion d'or, non ?

Je déambule dans des lieux où je n'avais jusqu'alors jamais mis les pieds, monte des étages dont j'ignorais l'existence, avant d'atteindre le sommet de l'escalier. Si on se penche à la rambarde, on distingue le sol du hall d'entrée. Je repense alors au père d'Alec et Wren. Il s'est jeté depuis le dernier étage, où je me tiens actuellement, alors qu'il était sous l'effet des Pierres Astrales. Il s'est écrasé au sol sous les yeux de ses deux fils. Encore une histoire sordide à cause de ces maudites Pierres Astrales... Elles m'ont peut-être sauvée lorsque je fuyais la grotte d'Alma et ont aidé Wren à rester éveillé après sa morsure, mais je suis persuadée qu'elles ont causé plus de mal que de bien.

Le dernier étage de la villa est étrange. Alors que ceux d'en dessous comportent au minimum une dizaine de portes chacun, celui-ci n'en a qu'une seule et unique. Le plancher grince sous mes pieds nus tandis que je m'en approche. Pourquoi n'y a-t-il qu'une seule pièce ici ? Tout à coup, avant que je puisse me poser plus de questions, la porte s'ouvre dans un grincement qui dans le silence ambiant, me fait l'effet d'une explosion. Je me marche sur mon propre pied tant je suis surprise de découvrir Wren, juste derrière cette porte.

— Qu'est-ce que tu fais là ? demande-t-il.

Il porte un tee-shirt noir et un jean bleu foncé, signe que lui non plus ne s'est pas couché. Il n'a pas du tout l'air endormi, du reste.

— Je marchais pour me changer les idées, je balbutie. Et toi qu'est-ce que tu fais là ?

Il part alors d'un rire silencieux.

— C'est ma chambre. Je pense avoir une bonne raison de traîner par ici, non ? J'ai entendu tes pas.

Nous parlons tous les deux à voix basse, craignant de réveiller quelqu'un, même si je pense que les chambres des autres sont bien des étages plus bas et à des centaines de mètres de couloirs.

— Tu veux entrer ? me demande-t-il. Ne prend pas cet air effarouché, je ne vais pas te sauter dessus.

Il s'efface pour me laisser passer et je le suis sans rétorquer une remarque cinglante. Je ne suis pas d'humeur pour ça.

— Je ne savais pas que ta chambre était ici et...

Je m'interromps, scotchée par la magnificence qui s'offre à moi. Le dôme de verre que l'on peut voir depuis l'extérieur de la maison est en fait ici, servant de plafond à la chambre circulaire de Wren. La superficie de la pièce est inférieure à la mienne mais ce dôme offre un ciel nocturne étoilé d'une splendeur absolue : on ne distingue même pas le verre ce qui donne l'impression d'être en contact direct avec les étoiles. Surtout que cette nuit, elles brillent vraiment d'un éclat particulier. Je ne trouve même pas les mots pour exprimer à Wren mon admiration.

— C'est assez surprenant, déclare-t-il à ma place. Je vis ici depuis toujours pourtant je prends souvent la peine de m'étendre sur mon lit et de juste contempler le ciel. J'imagine que pour quelqu'un qui vient là pour la première fois, ça doit faire pas mal d'effet. Dire qu'Alec n'est jamais monté ici...

— Quoi ?! je m'exclame en me retournant vers lui. Alec n'a jamais mis les pieds ici ?

— Non, fait Wren en haussant les épaules comme si ça n'avait rien de bizarre. À part mes parents, personne n'est jamais monté là. Je n'aime pas trop recevoir de la visite. Mais je veux bien faire une exception, si tu veux.

Je ne réponds rien et repars dans ma contemplation de la nuit.

— Sans aucune arrière-pensée mal venue, commence Wren avec son sourire dans la voix, on voit encore mieux depuis le lit.

Je lui jette un regard noir que j'espère distinguable malgré la pénombre mais Wren s'allonge nonchalamment sur son lit et perd sagement son regard vers les étoiles. Je me décide à le rejoindre, conservant néanmoins une distance respectable.

— C'est un beau cadeau pour un Obscur, cette chambre, déclare-t-il après un silence. C'est mon père qui a apparemment suggéré à ma mère de m'installer là. Comme ça je peux faire mon plein d'énergie lunaire en dormant.

— Ton père était meilleur que ta mère, n'est-ce pas ?

— J'avais douze ans quand il est mort. À cet âge, je ne voyais pas les choses comme aujourd'hui. Ça me coûtait moins d'être un Obscur avec une famille Lumineuse. J'ai toujours eu cette rage en moi, mais moins à cette époque. Alors oui, je considérais mon père meilleur que ma mère bien que je puisse aujourd'hui imaginer qu'il était aussi responsable qu'elle dans la dissimulation de mes origines.

Nous parlons sans nous regarder, tous deux absorbés par les étoiles. Cela installe une atmosphère douce et sereine, où nous pouvons il me semble, parler sans trop se prendre la tête.

— Qu'est-ce qui va se passer ? je murmure d'une voix enrouée après avoir tenté de trouver une constellation alors que je ne connais rien à l'astronomie.

J'ai parlé si bas que je crains qu'il ne m'ait pas entendu. Ou qu'il n'ait pas saisi le sens de ma question.

— Tu es la princesse du Peuple des Astres, répond-il pourtant comme si c'était la chose la plus normale du monde.

Princesse du Peuple des Astres. Je n'en avais même pas pris pleinement conscience.

— C'est donc pour ça que tu m'appelles toujours "princesse" ?

— Oui, admet-il. C'était pour ne pas complètement te mentir. Une manière de ne pas te dissimuler toute la vérité. Ce n'était pas facile pour moi de te cacher tout ça. Au début, j'y prenais un malin plaisir mais plus j'apprenais à te connaître, plus je me rendais compte des conséquences que tout cela aurait sur ta vie. Je suis désolé. Tu as le droit de m'en vouloir, si tu veux.

C'est vrai que j'ai absolument toutes les raisons de lui en vouloir. Il se tenait chaque jour en face de moi en me dissimulant une bombe pareille. Mais...

— Je t'en veux pas, j'avoue à mi-voix. Enfin, pas beaucoup. Je ne sais pas à qui en vouloir au juste. C'est une évidence pour Alma mais pour les autres...

— La vie d'Elasia n'était pas de tout repos, dans sa jeunesse. La précédente reine était vraiment folle et Alma, sa demi-soeur, lui menait la vie dure. Puis comme l'a dit ma mère dans l'une de ses lettres, il est probable que ce soit elle qui ait rendu Elasia dépendante aux Pierres Astrales.

J'acquiesce dans un soupir mais toujours peu convaincue.

— Elasia en junkie, marmonne Wren. Tu imagines ça ?

Cette remarque pleine de sarcasmes m'arrache un sourire. La situation est si incongrue qu'elle en est ridicule.

— Je n'ai pas tout lu, je déclare après un nouveau silence. Y a-t-il d'autres choses que je dois savoir à part qu'Alma a rendu Elasia accro aux Pierres Astrales, que cette dernière en consommait pendant sa grossesse, qu'elle est en fait ma mère et que c'est à cause de sa consommation de Pierres Astrales que je suis devenue une Lunatique ? Que j'ai une soeur jumelle Malfaçon qui est en fait la Luna-Rose qui a un temps vécu ici et qui a disparu de la circulation. Et que pour finir, Alma a poussé Elasia à conclure un pacte impliquant mon envoi dans une famille humaine avec l'endormissement de mes pouvoirs, celui de Luna-Rose chez une servante et la Malédiction des Astres. Ah oui et j'oubliais, mes parents ne sont donc pas mes vrais parents et je suis une princesse.

J'ai parlé à toute allure avec une presque hystérie et j'ai senti Wren se tourner finalement vers moi alors que je garde toujours la tête dans les étoiles. Cette fois je n'ai plus envie de pleurer. Je suis juste abasourdie par l'absurdité de la situation.

— Tu as oublié, complète Wren avec son air badin, qu'Alec t'a retrouvé sur une plage de Miami et qu'il t'a transformée en Lumineuse, ce qui a réactivé tes pouvoirs.

Ce coup-là, j'éclate franchement de rire. Un rire fou. Un rire cristallin qui me fait penser à Elasia. Wren ne se joint pas à mes éclats de rire, cependant. Mon hystérie cesse au bout d'un moment pour être remplacée par une tristesse infinie qui m'embue mes yeux.

— Ça alors tu es vraiment une lunatique, toi, me lance Wren en m'attrapant la main avec douceur.

Je souris à nouveau et ne laisse pas les larmes se déverser comme tout à l'heure. Je dois être plus forte que ça.

— Les autres documents, m'informe Wren, t'apprendront qu'Elasia s'est reprise en main après ce qui s'est passé. Elle a commencé à porter ces voiles pour masquer son visage dans un ultime espoir de protéger ses enfants. Elle craignait que vous lui ressembliez et que quelqu'un vous découvre et trouve une similitude avec elle. Un peu tordu, mais c'est tout ce qu'elle pouvait faire. Donnatella l'empêchait de mener des recherches pour te retrouver car elle pensait que c'était trop dangereux pour toi. La mère d'Elasia est morte peu de temps après et Elasia est devenue reine sans qu'Alma ne s'y oppose. Celle-ci était l'ennemi publique numéro un après avoir déclenché une malédiction sans trop de raisons et avoir provoqué la soi-disant fausse couche de sa pauvre soeur. Elle a commencé à rassembler ses Malfaçons et a créé silencieusement sa propre armée. La suite, tu la connais.

— Et Luna-Rose ? Il est écrit pourquoi elle a disparu après que Donnatella l'ait recueillie ?

— J'ai cru comprendre que ses pouvoirs de Malfaçons devenaient incontrôlables pour nos parents. Ils ne savaient pas quoi faire quand Alma leur a rendu visite, exigeant de récupérer Luna-Rose sous peine d'enlever Alec. On peut donc imaginer qu'elle fait partie des Malfaçons d'Alma. Je crois même qu'elle est la mystérieuse Rona tu as rencontré dans les bois. Surtout que j'ai reçu ça.

Il se tourne alors vers sa table de nuit de droite et saisit un petit mot.

Rien n'est fini, tout ne fait que commencer.
Fais attention à ta princesse.

— Rona (ou si tu préfères, Luna-Rose)

— Tu as ça depuis quand ? je m'exclame en me tournant vers lui.

— C'était sur le rebord d'une fenêtre, il y a quelques heures. Si tu veux mon avis, je crois que nous avons affaire à la nouvelle Alma.

— Mais pourquoi nous voudrait-elle du mal ? C'est Alma qui l'a enlevée, après tout.

— C'est aussi elle qui l'a élevée, nuance Wren. Qui sait ce qu'elle lui a mis dans la tête... Je crois aussi que c'était elle, la silhouette drapée de noir qui a ordonné au serpent de me mordre. Ce qui veut dire qu'elle a réussi à se libérer du lac.

Ma tête recommence à bouillir. J'aurais peut-être mieux fait de rester dans les couloirs et compter le nombre de portes de la villa Nightsun.

— Dans l'immédiat, me rassure Wren, tu n'as aucune obligation. Tu te souviens au bal, lorsque j'ai convaincu Elasia de nous aider ? Je lui ai en fait montré une photo de toi enfant que j'avais récupérée dans le téléphone d'Alexia. Elle avait fait tout un dossier sur toi, d'ailleurs... Bref, j'ai promis à Elasia de te ramener à elle sous six mois. Tu as donc du temps devant toi avant de devoir chausser tes pantoufles de princesse. Désolé de t'avoir embarquée là-dedans, mais je n'avais pas le choix.

Six mois. À la fois si peu pour moi mais ce doit être si long pour Elasia... Enfin, si elle est aussi impatiente qu'elle le dit de retrouver l'une de ses filles.

— Il n'y a pas que toi qui te retrouves entièrement remise en question, dans cette histoire, déclare Wren au bout d'un moment. Je ne sais pas si tu as remarqué, mais je ne suis absolument jamais mentionné dans les documents du carton. Que ce soit dans les lettres ou le journal d'Elasia, il n'y a aucune allusion à moi, même sous le titre de "votre premier enfant" ou quelque chose comme ça. Je brille par mon absence.

— Je te promets de questionner Elasia à ton sujet, si je suis amenée à être... plus proche d'elle.

La main de Wren est toujours dans la mienne. Nous sommes tous les deux tournés vers les étoiles mais une sorte d'électricité étrange plane dans l'air.

— Tu la sens, la connexion ? je demande. Tu ne lis pas mes émotions au moins ?

J'ai pris une voix sévère mais honnêtement, au point où j'en suis, c'est la dernière chose dont je me préoccupe.

— Je t'ai dit que je ne les lirais pas sans ton accord, affirme-t-il. Soit au moins rassurée sur ce point-là.

En d'autres circonstances, j'aurais trouvé que ce moment, dans la chambre de Wren, est ce qui se rapproche le plus du paradis : étendue sur ce lit confortable, les yeux pleins de fabuleuses étoiles, la chaleur de la main de Wren contre la mienne... Mais les pensées qui m'assaillent sont pareilles à des martèlements qui m'empêchent d'apprécier réellement ce moment.

— Je crois que je peux utiliser mon pouvoir pour t'aider, me dis Wren en se tournant vers moi. Il faut juste que tu me laisses avoir accès à tes émotions. Au moins quelques secondes.

— Vas-y, je souffle poussée par ma migraine. Mais ne me fais pas tomber raide dingue de toi.

— Je n'ai pas besoin de magie pour ça, s'amuse-t-il.

L'électricité dans l'air se concentre alors autour de moi. Instantanément, je me détends et ne ressens plus ces émotions si partagées. Je suis sereine. En paix.

— Avoue que la manipulation d'émotions est un pouvoir assez génial, sourit-il. Dommage que je ne puisse pas m'en servir sur tout le monde.

— Ce serait trop facile, je réponds avec malice. Tu n'aurais plus à te battre pour quoi que ce soit.

— Je vais me maudire de dire une niaiserie pareille mais je crois que nous ne pouvons pas tout le temps nous battre. Entre les méchantes Malfaçons et les cachoteries familiales, il faut bien que nous puissions nous reposer sur certaines choses.

Je ne réponds rien, l'esprit si apaisé par Wren que je n'ai pas envie de me lancer dans un débat philosophique. J'ignore si c'est parce qu'il ne peut pas exercer son pouvoir trop longtemps mais quelques instants plus tard, une abominable réalité me saisit.

— Tu m'aideras à dire au revoir à mes parents et à leur faire oublier mon existence ? je murmure. Ainsi qu'au reste du lycée et aux autres gens qui m'ont connue ? Tu n'as pas ce pouvoir mais je voudrais que quelqu'un soit avec moi.

Tandis que Wren est toujours tourné vers moi, je garde la tête dans les étoiles. Comme si les espoirs étaient plus permis en les regardant.

— Je t'aiderais de toutes les manières possibles, Luna. Que ce soit en jouant les clowns pour te faire rire ou, si mon numéro ne te fait pas sourire, en te prêtant mon épaule pour y sécher tes larmes.

Je bascule la tête vers lui, me détournant des étoiles. Dans la pénombre, sa peau pâle contraste encore plus avec son tee-shirt sombre. Quelques mèches de ses cheveux noirs s'échappent sur son front et je jurerais que les étoiles se reflètent dans ses yeux vert émeraude, même si ça fait un peu expression clichée. En y pensant, il représente peut-être un plus bel espoir que tous ceux que les étoiles peuvent m'offrir.

— Tu manipules mes émotions, là tout de suite ? je demande en un murmure.

— Non. Je voulais voir si tu allais mieux. Pourquoi ?

Je lui adresse un vrai sourire avant de répondre en me tournant vers les étoiles :

— Pour rien. Pour rien du tout.

FIN DU PREMIER TOME

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top