Chapitre 4
Je reste au moins cinq bonnes minutes sans rien dire, les yeux dans le vague, complètement perdue. Il y a trois options : soit je suis vraiment dans un cauchemar et je vais me réveiller tranquillement allongée dans mon lit dans cinq secondes, soit je suis en train de devenir folle et ce que je vois est le fruit de mon esprit de tarée. Ou alors tout est vrai.
Alec essaye en vain de capter mon regard et finit par ajouter en baissant les yeux :
— Je n'ai jamais été aussi désolé de ma vie, Isaluna. C'est la première fois que je mords un être humain et c'est aussi certainement la dernière. Je n'étais pas dans mon état normal...
Pas dans son état normal. OK. Si je suis soi-disant en "cours de mutation" et que je vais devenir à mon tour un "membre du Peuple des Astres" comme l'a si bien dit Alec, est-ce que cela veut dire que ça m'arrivera aussi ? De ne plus être dans mon état normal ? Des centaines de milliards de questions fusent une à une dans ma tête, pourtant la seule que je parvienne à formuler est celle-ci :
— Comment je vais l'annoncer à mes parents ?
C'est vrai quoi ! Il doit sûrement être impossible de vivre avec des pouvoirs magiques en le cachant à ses parents... Imaginez juste deux secondes la scène : je suis à table en train de dîner tranquillement en famille quand soudain mon verre rempli de jus d'orange me glisse des mains. Si je sais me servir de mes pouvoirs, mon premier réflexe sera de tendre la main vers le verre en pleine chute libre qui se mettra à léviter comme si de rien n'était. Mes parents me fixeraient comme une sorcière et me brûleraient dans la cheminée. Je suis à peu près sûre que ça se passerait comme ça... À deux ou trois détails près...
— Il se trouve que comme les Lumineux peuvent manipuler les esprits, tu pourras entrer dans la tête de tes parents pour trouver une diversion chaque fois que tu en auras besoin, explique-t-il sans sembler lui-même convaincu par ses propos. Par exemple, quand tu devras me suivre jusqu'à la capitale du Peuple des Astres, il te sera possible de leur faire croire que tu pars simplement en voyage avec des amis sans qu'ils n'émettent la moindre réserve. Tu comprends ?
Si je comprends le fait que je vais devoir manipuler l'esprit de mes parents toute leur vie pour leur faire croire que je suis à Malibu alors que je serais je ne sais où avec Alec ? Oui, je comprends. Mais je n'approuve pas. Il y a là une différence...
— Mais c'est horrible ! je m'exclame. Je vais devoir passer le reste de ma vie à leur mentir ? Comment tu veux que je fasse ça ?
Alec a l'air aussi gêné que s'il était tout nu au beau milieu d'une plage de gens habillés.
— Nous n'avons pas le droit de parler de notre existence aux humains... De toute façon, même si tu leur en parlais, le gouvernement d'Astriad enverrait un Obscur effacer cette histoire de leur mémoire. Nous sommes condamnés à vivre dans le secret... Je suis infiniment désolé...
— Et c'est quoi ça, Astriad, déjà ? je demande à deux doigts de craquer, étouffée par toutes ces informations.
— La capitale de notre communauté, le Peuple des Astres, répond-il le plus calmement qu'il puisse.
Je sens soudain une brûlante vague de colère enfler en moi. Même s'il a l'air d'un pauvre petit ange accablé par la culpabilité, j'ai envie de balancer quelque chose à la figure d'Alec. Alors j'attrape sa tasse de thé à moitié pleine et je déverse son contenu sur son costume blanc immaculé. Je pensais que ça allait le brûler et qu'il allait se mettre à hurler, mais Alec reste aussi stoïque que tout à l'heure, essayant même de dissimuler un petit rire.
— Qu'est-ce qui t'amuse autant ?! je lui demande avec fureur.
C'est à cause de lui si je vais devenir une tout autre personne que je n'ai pas envie d'être. C'est à cause de lui si je vais devoir passer ma vie à manipuler l'esprit de ma famille pour dissimuler mon secret. C'est à cause de lui si toute ma vie va être chamboulée à jamais alors que je m'en sortais très bien jusque-là. J'ai envie de pleurer et de hurler et pourtant Alec est là, en face de moi, à se retenir de rigoler comme un bouffon.
— Les Lumineux ont une assez bonne tolérance de la chaleur. Et les Obscurs supportent plutôt bien le froid. Ta tentative de me brûler était donc vaine. Désolé.
Il m'énerve avec ses "désolé" !
— Tu vas arrêter de t'excuser oui ?! Et puis pourquoi est-ce que t'es habillé comme si tu allais à un mariage ?! Tout ce que tu viens de raconter est déjà assez perturbant, mais ton costume d'ours polaire n'arrange rien !
Je dois avoir l'air de la plus terrible des gamines mais au point où j'en suis, je ne suis plus à ça près.
— Si tu veux tout savoir, commence-t-il sur le ton de la conversation, je comptais me rendre à l'enterrement de ma mère qui a lieu cette nuit juste après t'avoir tout expliqué au sujet de ce que tu vas devenir...
Ma colère retombe d'un coup. J'ai envie de disparaître six pieds sous terre et de ne jamais réapparaître. C'est qui la fille qui manque le plus de tact au monde ? Luna. Je baisse les yeux, me sentant horriblement nulle.
— Désolée. Je ne savais pas.
— Oh mais ce n'est pas grave, tu ne pouvais pas savoir, me rassure-t-il avec un sourire un peu trop large pour quelqu'un qui va enterrer sa mère dans quelques heures. Je haïssais ma mère, de toute manière. Je ne vais à son enterrement que pour faire bonne figure et par politesse pour la reine. Ma mère était sa dame de compagnie et sa confidente personnelle.
Je relève la tête d'un coup. Il haïssait sa mère ? Visiblement, même chez les gens magiques, les problèmes familiaux existent... Je lui demande alors pourquoi il la détestait.
— Mon père est mort quand j'avais dix ans, explique-t-il avec une pointe de tristesse dans la voix. C'était lui qui s'occupait le plus de mon frère et moi. Quand il est parti, au lieu de prendre le relais, ma mère nous a abandonnés à notre sort et s'est terrée dans le chagrin. Elle s'est encore plus investie dans son rôle de dame de compagnie de la reine et passait ses journées à écouter Elasia au lieu de ses propres enfants. Mon frère Wren et moi avons dû nous débrouiller mais nous sommes aujourd'hui assez... brouillés.
Il perd son regard dans le vague à l'évocation de son père et j'hésite à poser ma main sur la sienne avant de me rappeler qu'il m'a embarquée dans une situation complètement dingue.
— Je suis habillé comme ça car une des traditions du Peuple des Astres veut que lors de l'enterrement d'un Lumineux, tout le monde soit vêtu de blanc, se ressaisit-il après quelques secondes. Pour les enterrements des Obscurs, il faut être en noir.
— Est-ce que les Lumineux sont plus gentils que les Obscurs ?
C'est vrai que le stéréotype voudrait que ce soit comme ça, non ? Le bien la lumière, le mal les ténèbres.
— Pas du tout. Il y a des bons et des mauvais des deux côtés. Tu as des Lumineux qui sont infects, et des Obscurs adorables.
— Et si un Obscur et un Lumineux s'aiment vraiment... Il leur est absolument impossible d'être ensemble ?
Cela me semblait assez horrible. Comment peut-on empêcher deux personnes de s'aimer sous prétexte que leurs pouvoirs sont différents ?
— Hélas oui, confirme-t-il avec un soupir. Nous savons que nous ne pouvons pas être ensemble donc souvent nous nous rejetons de manière naturelle, un peu comme une relation frère-soeur. Mais il arrive parfois qu'un Lumineux et un Obscur se sentent vraiment faits pour être ensemble donc ils sont obligés de vivre cachés... sous peine d'être exécutés.
— Mais c'est affreux ! je m'horrifie. Tout ça pour éviter des contrefaçons ou je ne sais quoi ?
— Les Malfaçons, me corrige Alec. Ces êtres sont vraiment dangereux pour notre société et le gouvernement est prêt à absolument tout pour les éviter.
Ce monde magique n'est apparemment pas si enchanté qu'une première impression pourrait le laisser croire. Alec et moi restons silencieux un moment. Je ne sais trop pourquoi, je trouve que j'accepte les choses plus facilement que je ne le pensais. C'est pourtant peu dire que ma raison fait tout pour m'empêcher de croire à tout ça, mais une partie de moi y croit vraiment. Mon Dieu, je suis peut-être en train de devenir tarée.
— Comment m'as-tu retrouvée ? je le questionne avec intérêt. Je t'ai dit que j'étais de New-York et...
Je n'arrive pas à terminer ma phrase tant je me sens débile d'avoir menti pour quelque chose d'aussi futile.
— À vrai dire, je t'avais un peu espionnée, avoue Alec d'un air complice. Je t'ai entendu parler de Los Angeles, un jour que tu étais au téléphone. Et il n'y a pas beaucoup de filles dans le monde qui s'appellent Isaluna Milson... Il fallait que je te retrouve, je ne pouvais pas te laisser te débrouiller avec tes pouvoirs. Dès la fin de la malédiction, je me suis mis à ta recherche.
— Si tu savais que tu me cherchais, alors pourquoi tu n'as rien dit quand je t'ai interrogé hier ? Et qu'est-ce que tu devais "vérifier" ?
— J'ai un peu paniqué, pour être honnête. Et je me voyais mal t'expliquer que je t'avais oubliée à cause d'une malédiction lancée par une sorte de sorcière au beau milieu du couloir ou d'une salle de classe...
Je hoche la tête comme un robot puis Alec regarde sa montre.
— Je dois y aller, soupire-t-il avec regret, sinon je vais être en retard à l'enterrement de ma mère où je me serais bien passé d'aller... Je te laisse mon numéro. Si tu as quoi que ce soit à me demander ou à me dire, n'hésite surtout pas.
— Merci, je réponds sans trop savoir pourquoi je le remercie alors que c'est de sa faute si je suis là. Et... Désolée pour le thé sur ta veste... J'étais vraiment énervée.
— Ce n'est rien, s'amuse-t-il d'une voix douce. Je ne sais pas si je serais au lycée demain. Ça va me faire beaucoup d'heures d'avion et en plus je vais sûrement voir mon frère ce soir et... ça finit toujours mal entre nous. Bonne soirée, Isaluna.
Il me salue et s'apprête à partir quand je lui lance :
— Appelle-moi Luna. Ça suffira. Et j'ai deux dernières questions...
Il me regarde sérieusement, s'attendant sûrement à de grandes questions existentielles alors qu'il n'en est rien.
— La première est est-ce que tu as manipulé mes pensées durant l'été ? Et l'autre c'est pourquoi est-ce que tu parles comme un livre avec autant de politesse ? Les gens du Peuple des Astres parlent tous comme ça ? Si c'est le cas, j'ai intérêt à prendre des cours de bienséance...
Il sourit comme si je venais de dire les choses les plus amusantes du monde. C'est vrai que mes questions se sont pas très intelligentes, mais elles me tiraillent depuis plusieurs minutes.
— Il se peut que j'aie manipulé tes pensées, oui. Il est vrai que je ne me souviens pas le moins du monde de notre été passé ensemble mais je sais que je me sers beaucoup de mes pouvoirs quand je suis sous l'emprise de la Malédiction. Et je parle "comme un livre" comme tu dis, parce que mon père m'a élevé comme ça quand j'étais petit. Il disait que tout était dans la politesse et l'élégance. Et non, tout le Peuple des Astres n'est pas comme ça. Mon frère non plus d'ailleurs...
D'autres questions me viennent en tête mais je suis saturée pour aujourd'hui. Déjà que je ne suis pas certaine d'avoir retenu la moitié des choses qu'a dites Alec, je ne veux pas m'embrouiller encore plus. Je le laisse partir et je me retrouve seule à ma table.
Je sais qu'à partir d'aujourd'hui, tout va être différent. Que je sois en plein délire psychique ou non, ma vie va entièrement changer et je ne suis pas du tout prête à vivre ça. Pourtant, je devrais y faire face. Et je ne peux rien faire pour empêcher cela...
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