Chapitre 37

— À Astriad ?! nous nous exclamons de concert.

La reine semble parfaitement sérieuse mais ni Wren, ni Alec, ni moi ne parvenons à croire qu'Alma soit si proche. N'est-elle pas censée se cacher au bout du monde avec sa troupe de Malfaçons ?

— Ici même, confirme Elasia en hochant la tête dans un mouvement de voile. Avant que vous m'harceliez davantage de questions, sachez juste que je ne sais pas précisément où elle est. J'ai juste reçu un message de sa part comme quoi elle souhaitait "une petite rencontre entre soeurs".

— Elle sait au moins que ce n'est pas vous qui avez fait infiltré quelqu'un dans sa grotte ? questionne Alec.

— Évidemment ! fait Elasia comme si c'était la question la plus stupide du monde. Mais elle attend depuis des années un faux-pas de ma part pour déclarer une guerre. Ça l'arrange bien de ne pas me croire...

— Nous n'aurions pas dû intervenir, je soupire en baissant les yeux vers le parquet.

C'est la première fois que j'ouvre la bouche depuis qu'Elasia s'est manifestée et tous les regards se retrouvent rivés sur moi. Je déglutis difficilement tandis que la reine approuve ma remarque.

— Vous les Nigthsun, s'énerve-t-elle en montant dans les aigus, vous vous croyez tout permis ! Ce n'est pas parce que d'ordinaire vous pouvez avoir tout ce que vous voulez qu'il fallait vous mêler d'une affaire aussi complexe et délicate ! Ça fait des années que je fais tout pour dédramatiser la situation en organisant ces bals tous les trimestres pour rappeler aux gens que nos vies ne doivent pas s'arrêter à cause de deux mois hors de notre contrôle et il a fallu que vous mettiez votre grain de sel !

Elle pousse un grognement qui manque de me faire éclater de rire tant on dirait une gamine faisant sa crise au supermarché.

— Si Donnatella voyait ça, elle en mourrait une seconde fois !

Cette remarque laisse planer un silence pesant dans pièce et je vois du coin de l'oeil qu'Alec n'en mène pas large. Elasia n'arrange pas les choses...

— Alexander, moi qui te croyais différent de ton frère, comment as-tu pu te laisser entraîner dans cette histoire absurde ?

La reine arpente sa chambre d'un pas vif, son brusque changement d'attitude étant assez déconcertant. C'est comme si toute une rage contenue s'était enfin libérée.

— J'ai mordu une humaine pendant que j'étais sous l'emprise de la Malédiction, Votre Majesté, lui confie Alec avec sérieux.

— Et alors ? rétorque Elasia comme si elle s'adressait à un enfant ne comprenant pas sa bêtise. Des centaines d'êtres magiques ont transformé des humains pendant la Malédiction des Astres, et ce n'est pas pour ça qu'ils ont décidé de jouer les rebelles !

Je me surprends à la comprendre, quelque part. Avoir une soeur horrible, devoir garder je ne sais quel pacte secret, mentir à son peuple, gérer une malédiction... Elle ne doit pas avoir une véritable vie de princesse.

— Ça aurait duré combien de temps ? intervient Wren avec fatalité. Alma est immortelle donc le Peuple des Astres devrait vivre jusqu'à la fin des temps sous la coupe d'une femme qui a pété un câble à cause de disputes avec sa soeur lorsqu'elles étaient adolescentes ?

Cela semble blesser Elasia qui s'arrête de déambuler brutalement. Elle serre les poings et je parviens à entendre sa respiration saccadée.

— Si tu connais toute l'histoire, Wren, tu sais que ce ne sont pas que des disputes entre adolescentes qui ont causé tout ça, lâche-t-elle. Je sais que je suis responsable de beaucoup de choses mais je n'avais que dix-huit ans et ma mère était une détraquée, ma soeur une Malfaçon et...

Elle se coupe d'un coup, comme si la partie de reine en elle avait refait surface et lui indiquait qu'elle ne pouvait pas se dévoiler ainsi à son peuple. Elasia prend une grande inspiration et nous refait face, plus droite que trente secondes auparavant.

— On va remarquer mon absence à la fête, finit-elle par déclarer de sa voix cristalline. Je suppose qu'Alma va me donner des informations concernant sa "rencontre entre soeurs" et je vous communiquerais mes instructions si vous voulez intervenir. Néanmoins, fait-elle plus bas en se dirigeant vers la porte, je ne sais pas comment vous comptez vous y prendre pour la tuer, mais je peux vous dire que seul quelque chose capable d'aspirer ses pouvoirs pourrait la détruire. Ne croyez pas que je n'ai rien fait pour l'éliminer pendant toutes ces années. J'ai fait mes recherches.

Sur ce, elle nous adresse un hochement de tête solennel et quitte sa chambre, nous laissant en plan. Aucun de nous trois ne dit mot pendant quelques minutes et c'est Alec qui brise le calme en premier.

— Tu avais tout prévu, n'est-ce pas ?

Il n'est pas vraiment menaçant, mais au contraire, son ton posé est inquiétant. Trop posé.

— Moi ? se désigne Wren. Absolument pas.

Mensonge palpable à des kilomètres.

— C'est toi qui as choisi la robe indécente de Phoebe pour attirer l'attention, qui as embrassé Luna pour te donner en spectacle, tout ça pour que la reine nous remarque, soit l'inverse du plan initial, énumère Alec. La manière dont tu l'as convaincue avec ce mystérieux secret dont Luna et moi ne connaissons pas la teneur. Et cette photo comme preuve dans ta poche ? Tu voulais faire chanter Elasia depuis le début.

— Ce n'étaient que pures coïncidences, se défend Wren avec un sourire qui veut dire le contraire.

Alec et lui échangent un regard que je ne peux décrypter. Puis Alec se dirige vers la sortie de la chambre sans rien dire et je le suis pour ne pas être seule avec Wren.

Une question coupable que je ne peux repousser s'incruste dans mon esprit sans que je puisse la chasser : si Wren avait vraiment monté un plan pour attirer l'attention d'Elasia, est-ce que notre baiser en faisait partie ? Je sais bien que je devrais me préoccuper d'Alma au lieu de me prendre la tête pour des jérémiades comme celle-là mais... Je croyais vraiment que ce baiser était inattendu et qu'il nous avait surpris tous les deux. Surtout que j'ai ressenti les mêmes sensations que pendant cet été avec Alec et que cette perte de contrôle n'est visiblement pas normale. Si c'est un coup de Wren, je dois avouer que c'est un excellent acteur. Je finis par me convaincre qu'après tout, je ne devrais ressentir que de l'amertume ou au moins de l'indifférence envers Wren et pas des sentiments plus complexes. Je ne suis pas si impressionnable, je me répète.

  ***

Depuis notre retour du bal, il y a deux jours, je passe le plus clair de mon temps dans ma chambre. Phoebe fait de même, Alec m'évite, Karlie est occupée par ses obligations à son poste de ministre, Darwin n'a pas remontré le bout de son nez, Wren est invisible et la reine ne nous a pas donné de nouvelles. J'ai l'impression que jusque-là, ce bal a causé plus de mal que de bien.

En plus, je commence à me poser trop de questions sur ce baiser entre Wren et moi et je crois bien que ça détraque mon esprit. Je ne parviens même pas à regarder un film ou lire un livre sans que des théories sur Wren fusent : était-ce prémédité ? Était-ce juste pour qu'Elasia nous remarque ? Pourquoi ai-je autant perdu le contrôle ? Il doit forcément y avoir une réponse magique derrière cette dernière question.

Il y a peut-être une personne qui pourrait m'aiguiller : le professeur Carlton. Après tout, il a des connaissances sur les Lunatiques et il m'a aidée par le passé. Il m'a même sauvé la vie. Je décide alors de lui rendre visite. Mais reste encore à quitter la villa Nightsun sans qu'Alec ne le remarque... Même s'il me salue tout juste lorsqu'il me croise, ça l'embêterait que je file en douce.

Je descends donc le grand escalier sur la pointe des pieds, même je doute qu'il puisse m'entendre s'il est à l'autre bout de la villa. Arrivée au rez-de-chaussée, j'ouvre la grande porte principale qui grince plus que d'habitude. Je retiens mon souffle et me glisse dehors en refermant la porte le plus vite possible.

La villa Nightsun est trop éloignée du centre d'Astriad pour que je puisse m'y rendre à pied. J'aurais bien pris un vélo mais je ne sais même pas s'ils en ont... Ne restent que les trois voitures garées sur le parking. Celle d'Alec, celle de Wren et une autre jamais utilisée qui devait appartenir à Donnatella. Alors que j'allais m'en approcher pour voir si je pouvais la démarrer magiquement (après tout, pourquoi pas ?), une voix retentit dans la cour.

— Où vas-tu ? me crie Phoebe sans méchanceté.

Je me retourne brusquement la voit depuis sa fenêtre au deuxième étage.

— J'ai besoin d'aller en quelque part, je réponds moins fort qu'elle pour ne pas alerter Alec.

— Je peux venir ?

— Eh bien... Ce n'est pas que...

— Je sais que j'ai été quelqu'un d'horrible mais je veux vraiment me faire pardonner, me dit-elle sans me regarder dans les yeux, à moitié dissimulée derrière ses cheveux bruns. Je n'en peux plus de tout ça. J'ai fichu en l'air notre amitié rien que parce que je te tenais responsable de ma nouvelle condition mais au fond de moi, je sais que toi aussi tu n'as rien fait pour que toutes ces choses t'arrivent. Tu me manques, Luna, admet-elle finalement.

J'ai presque envie de sauter jusqu'à elle pour la prendre dans mes bras. Au lieu de ça, je lui adresse un sourire et l'invite à me rejoindre. Moi aussi, j'ai besoin d'une amie.

— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée de prendre une des voitures, déclare-t-elle lorsqu'elle me rejoint en bas. On peut y aller à pied, on a la journée devant nous, de toute façon. Où est-ce qu'on va au juste ?

— Chez Carlton. J'ai besoin qu'il réponde à une de mes questions.

Nous nous mettons en marche et pendant le trajet, Phoebe m'explique à quel point elle a des difficultés à se faire à sa condition d'Obscure. Elle essaye de refouler au maximum ses pouvoirs mais est parfois prise de pulsions qui la pousse à libérer toute cette énergie qu'elle a en elle. Elle me parle aussi de ce sentiment d'être plus vivante la nuit et que c'est dans ces moments-là qu'elle a le plus conscience qu'elle ne reverra peut-être plus jamais sa famille. Cela fait des jours qu'elle n'arrive pas à dormir plus d'une ou deux heures par nuit.

Nous finissons par arriver à Astriad et demandons où se trouve la cabane du professeur Carlton, prétendant que nous sommes en quête de remèdes pour une amie malade.

— Ça t'embêterait si j'y vais seule, je demande à Phoebe lorsque nous sommes en bas de l'arbre où est perchée la "maison" de Carlton. C'est assez personnel et...

— Ne t'inquiète pas, me répond-elle avec un clin d'oeil. Je ne sais même pas si j'ai assez de forces pour grimper à cette échelle bancale, de toute façon.

Et effectivement, j'arrive toute tremblante en haut de l'arbre, ayant eu peur à chaque pas qu'un barreau de bois se brise. Je frappe à la porte de la cabane miteuse et Carlton met au moins deux bonnes minutes avant de venir m'ouvrir.

— Mademoiselle Milson ! s'exclame-t-il en me découvrant. Que me vaut cette visite ? Alexander n'est pas avec toi ?

— Non, je marmonne. Il ne sait pas que je suis là.

Je suis un peu honteuse de trahir la confiance d'Alec mais après tout, il ne peut pas me garder dans cette prison dorée jusqu'à la fin des temps.

— Oh, fait le professeur en fronçant les sourcils. Un souci avec votre Lunatisme ?

— Je ne crois pas... enfin je ne sais pas. Puis-je entrer, s'il vous plaît ?

Il me fait signe de le suivre et je retrouve le décor familier de sa cabane. Les bibelots vieillots ne me rappellent pas d'excellents souvenirs sachant que ma dernière visite remonte à lorsque je venais de m'échapper de la grotte d'Alma, à moitié morte. Il s'installe sur l'un de ses petits fauteuils confortables mais je n'ose pas l'imiter. Je sens que la conversation qui va suivre va être d'une gêne extrême...

— Voilà... Je crois que j'ai un problème de... Perte de contrôle en quelque sorte. Vous savez ce qui s'est passé au bal, j'imagine ?

Le lendemain de la soirée, la moitié des journaux people affichaient en première page une photo de notre langoureux baiser, à Wren et moi. Les gros titres étaient assez parlants :

MAIS QUI EST CETTE MYSTÉRIEUSE INCONNUE QUI FAIT TOURNER LA TÊTE DE WREN NIGHTSUN, UN DE NOS CÉLIBATAIRES PRÉFÉRÉS ?

— Oui, confirme Carlton. Je n'ai pas voulu aller à ce bal d'automne mais je n'ai pu échapper aux journaux. C'est toi sur cette photo, n'est-ce pas ? Je dois avouer que tu étais suffisamment bien grimée pour qu'il soit impossible de te reconnaître, mais j'ai deviné.

— Le problème c'est que j'ai complètement perdu le contrôle avant d'embrasser Wren, je grommelle, rougissante, me demandant ce que je suis venue faire ici. Et ça me faisait pareil pendant l'été que j'ai passé avec Alec... Il y a forcément une explication à tout ça !

Je vois que Carlton se retient de rire mais il ne parvient pas à masquer un grand sourire. Je triture nerveusement l'ourlet de mon tee-shirt et j'en viens presque à le déformer.

— Tu es sûre que tu n'es tout simplement pas amoureuse de Wren ? finit par me demander le professeur après un moment. Comme tu l'étais d'Alec pendant l'été ?

— Non ! je me défends, sûre de moi. J'étais juste comme fascinée par Alec pendant cet été et l'autre soir, j'étais aussi fascinée par Wren. Mais je ne suis pas amoureuse de l'un des deux !

Du moins, je ne le crois pas. J'ai l'impression d'être une héroïne stupide de comédie romantique et je suis exaspérée par moi-même !

— Il peut s'agir de magnétisme, me rassure Carlton devant ma presque crise. Cela n'est pas une particularité des Lunatiques mais plutôt une... faculté qui peut toucher n'importe quel être magique. Tu es juste sensible à ce magnétisme.

Comme si ça ne suffisait pas d'être une Lunatique, voilà qu'en plus, une histoire de magnétisme se glisse là-dedans !

— Le magnétisme provoque chez la personne qui y est sensible, une attraction irrépressible envers l'objet de sa fascination. Mais il faut que ce soit vraiment quelque chose de très spécial pour toi pour que tu y succombes. Autrement dit, il aurait pu ne jamais se manifester si tu n'avais pas rencontré Alexander et Wren.

J'ai envie de me cacher dans un trou de souris et de ne jamais en ressortir. Même s'il y a une certaine réponse magique à tout ça, je dois vraiment ressentir quelque chose de spécial envers Alec et Wren pour qu'une telle chose se produise. C'est à n'y rien comprendre !

— Pourtant, je n'étais pas encore une Lumineuse ou une Lunatique pendant l'été que j'ai passé avec Alec. Il ne m'avait pas encore mordu et...

— Isaluna, m'interrompt le professeur, ce n'est pas la morsure d'Alec qui a fait apparaître ton Lunatisme. Il était juste enfoui je ne sais comment au fond de toi et la morsure n'a fait que le réactiver. Ton magnétisme fonctionnait sûrement même quand tu étais humaine.

Super... Je suis encore plus embrouillée qu'avant ma venue, mais au moins, je peux me raccrocher à la possibilité que je ne suis peut-être pas juste une gamine en pleine crise sentimentale et qu'il y a une raison à mes pertes de contrôles si démesurées. On va s'en tenir à ça... Je remercie le professeur Carlton et juste avant de partir, un détail me revient en tête :

— Professeur, tant que les autres ne sont pas là, avez-vous une idée de la raison pour laquelle Wren est un Obscur dans une famille de Lumineux ?

Cela semble être la question qui rend Wren si perturbé et s'il pouvait y avoir des réponses...

— Si tu savais toutes les fois où Wren est venu me voir à la fin des cours, lorsqu'il était à l'école, pour me poser cette question, soupire Carlton en baissant les yeux. J'ai fait toutes les recherches que j'ai pu et j'ai même harcelé Donnatella pour qu'elle m'explique, mais rien... J'ai bien peur pour Wren que ça fasse partie de ces interrogations dont nous n'aurons jamais la réponse...

Je ressens une immense vague de compassion pour Wren et c'est troublée que je descends l'échelle pour regagner la terre ferme. Je m'attends à y trouver Phoebe en train de m'attendre mais pas une trace d'elle. Quelques passants circulent entre les arbres de cette allée d'Astriad et je m'attends à ce qu'elle apparaisse à tout moment, me disant qu'elle était juste partie se chercher quelque chose à manger ou un truc de ce genre, or j'ai beau attendre presque une heure, elle ne pointe pas le bout de son nez. Je remarque alors un papier plié glissé dans une fissure d'un barreau d'échelle. Je m'empresse alors de le déplier et de lire le message terrifiant inscrit dessus :

Tu veux jouer avec le feu ?
Très bien, voici une première brûlure : j'ai enlevé ta chère amie.
Si tu veux la retrouver, rendez-vous après-demain, coucher du Soleil, lac des Aurores.

— Alma

Note de l'auteure :

Voilà pour ce nouveau chapitre !

Le magnétisme de Luna ?

La disparition de Phoebe ?

Bisous ! ❤️

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