Chapitre 32
S'il y a bien un endroit où l'on peut être à l'aise chez les Nightsun, c'est dans leur bibliothèque. Le doux parfum de papier qui y flotte me fait sentir incroyablement bien et les étagères qui m'entourent m'offrent comme une certaine protection. Arpenter les rayonnages est plus reposant qu'on ne pourrait l'imaginer et les titres intrigants de certains ouvrages me font oublier Alma et la mystérieuse Rona. J'ai uniquement parlé de cette dernière à Alec et ignore s'il en a parlé aux autres.
Je n'ai pas vu Wren depuis la dernière soirée à la salle de jeu (soit depuis trois jours), où son comportement était presque tout aussi déroutant que Rona. Alec fait toutes les recherches qu'il peut sur les pierres précieuses et les gemmes, tandis que Karlie passe ses journées au palais, à superviser une nouvelle loi visant à la préservation des oiseaux tropicaux. Quant à Darwin Saphir, je ne sais même pas s'il a quitté la maison.
Je prends le plus souvent mes repas seule dans ma chambre, devant une série pour ados, comme quand j'étais chez moi. Ah, chez moi... Rien que d'y penser j'en verserais une larme. Ma famille me manque, mon lit me manque, ma salle de bain minuscule me manque, et même le lycée me manque, d'une certaine manière. Surtout que Phoebe est de plus en plus étrange, sortant même à Astriad sans l'escorte de qui que ce soit. Je crains toujours qu'elle se perde ou qu'il lui arrive malheur mais je la vois à chaque fois, depuis ma fenêtre, revenir avec des paniers entiers de livres. Comme s'il n'y en avait pas assez ici...
J'aime pourtant d'habitude faire du shopping, et je suis certaine qu'Alec se ferait un plaisir de m'accompagner à Astriad, mais je n'ai pas envie de m'exposer. Je sais très bien que ce n'est pas marqué "lunatique" sur mon front mais c'est exactement comme si ça l'était. J'ai peur que les gens se retournent sur leur passage en me voyant ou même pire, qu'ils lancent l'alerte à la sorcière et me jettent dans un laboratoire pour créatures anormales.
Je reste donc cloitrée entre les murs de la villa Nightsun, et ça me va très bien. Je crois que je ne pourrais jamais me lasser de ces lieux toujours surprenants et ma chambre et la bibliothèque sont un peu devenus comme mes sanctuaires. Les livres entreposés ici ne sont pas tous si farfelus qu'on pourrait l'imaginer : sur une étagère un peu à l'écart et près des fenêtres dont j'ai ouvert les épais rideaux, on peut trouver quelques romans classiques.
Mais un peu plus loin sont alignés divers bouquins sur l'Histoire de la magie obscure et lumineuse, au milieu d'atlas remplis de cartographies des différentes villes astrales. Je m'efforce depuis quelques heures d'appréhender le plan d'Astriad et retrouve même la villa Nightsun, isolée dans la banlieue, bien à l'écart de la ville. Pas de doute, il faut vraiment connaître l'endroit pour la trouver et s'y retrouver parmi les dizaines de petites routes sinueuses qui y mènent. Le palais de la reine Elasia est quant à lui trouvable très facilement : tous les chemins y conduisent.
Je m'apprête à tenter de repérer les différentes boutiques quand j'entends quelqu'un faire craquer le plancher à l'entrée de la pièce. Je suis malgré moi cachée à l'autre bout de la bibliothèque, nichée entre deux étagères épaisses. Ce n'est certainement pas Wren ou Alec car ils marchent le plus souvent sans faire le moindre bruit, exploit dont je n'ai pas encore saisi tous les secrets. Karlie n'est pas là et je suppose Darwin parti, bien que je n'en aie aucune idée. Reste Phoebe.
— Wren ? T'es là ? fait la voix familière de mon amie.
Sans surprise, rien ne lui répond et elle repart dans le couloir avant que j'ai eu le temps de me manifester. Qu'est-ce qu'elle peut bien vouloir à Wren ? Elle le déteste plus que n'importe qui ici (même moi je l'espère) et je ne vois pas pourquoi elle voudrait avoir affaire à lui.
Ne pouvant contenir ma curiosité, je me décide à la suivre. Pour ma défense, je dois bien avouer que je m'ennuie un peu et que quelques petites intrigues comme celles-ci sont assez distrayantes... Je sors donc de la bibliothèque en replaçant en vrac le livre que je tenais en main et m'engouffre dans le couloir avec toute la discrétion que je peux. Phoebe est à l'angle du couloir en train d'ouvrir les portes de chaque pièce à la recherche de Wren. Elle crie même son nom dans le corridor, comme si personne d'autre que lui n'était là. Elle doit penser que je suis dans ma chambre, comme souvent.
Au bout de quelques mètres de filature, la voix de Wren se fait entendre, légèrement voilée, comme lorsqu'il est bourré. A-t-il passé les trois derniers jours à se descendre bouteille sur bouteille ? Phoebe entre dans une pièce que je connais pas — comme la majorité des lieux d'ici — et je reste dans le couloir, à distance, l'oreille collée derrière la cloison. Elle ne prend même pas la peine de fermer la porte et elle parle si fort qu'on l'entendrait même dehors.
— T'es toujours OK pour ce dont je t'ai parlé hier ? fait mon amie avec circonspection.
Wren émet un vague grognement approbateur. J'entends tinter ce que j'imagine être sa bouteille contre son verre.
— J'espère que l'alcool ne va pas faire foirer la procédure, s'exclame Phoebe avec reproche. T'aurais pu faire abstinence pendant quelques jours ! Qu'est-ce que t'as à boire tous ces litres de vodka depuis trois jours ? D'ailleurs, c'est de la vodka ou du rhum ?
Comme toujours lorsqu'elle s'adresse à Wren, Phoebe témoigne une certaine hauteur et répugnance.
— T'es sûre de ton truc au moins ? marmonne Wren sans avoir vraiment l'air de s'intéresser à la conversation. En dix-huit ans de vie magique je n'ai pas une seule fois entendu parler de mutation annulée par une nouvelle morsure de son premier "mordeur".
Quoi ?! Phoebe veut que Wren la morde une nouvelle fois pour stopper sa mutation ?! Ça paraît complètement dingue...
— Je ne veux pas finir comme vous, crache-t-elle avec tant de venin dans le dernier mot que j'en sursaute. Je ne suis pas Isaluna pour accepter les choses avec tant de fatalité. J'ai une vie, moi.
— Tu es jalouse de la princesse, hein ? fait Wren après un silence. C'est une Lunatique et toi tu vas juste être une Obscure. Sans parler du reste...
— Arrête de faire comme si tu t'intéressais à moi ! Alec est raide dingue d'elle et elle t'est moins insensible que ce que tu veux faire croire. Mords-moi et puis c'est tout.
— Et si ça tourne mal ?
— Et bien tant pis. J'aurais au moins essayé. Et puis après ce que tu as fait à Alexia, tu me dois bien ça.
Soupir de la part de Wren. Silence puis bruits de pas lourds.
Dois-je intervenir ? Cette idée de morsure pour avorter une métamorphose semble vraiment dingue et Wren n'a décemment plus toutes ses facultés... Je n'ai pas le temps de me décider qu'un hurlement propre à Phoebe résonne à travers les murs. Je ne peux m'empêcher de me précipiter vers la porte... et je découvre Wren, les incisives plantées dans le cou délicat de Phoebe. Elle est pour sa part raide comme une planche.
— Phoebe ! je crie sous le choc.
Le petit salon où nous nous trouvons empeste tant l'alcool que je manque d'en faire un malaise. Des bouteilles vides sont éparpillées un peu partout et quelques-unes sont même éclatées au sol, comme si elles avaient été projetées contre les murs. Wren est d'une blancheur que l'on peut qualifier de maladive et ses cernes le déguiseraient sans problème pour Halloween. Lorsqu'il retire ses dents de Phoebe, son regard est vide et lorsqu'il se pose sur moi, une certaine étincelle de surprise l'anime.
— C'est elle qui l'a voulu, se défend-il en se laissant tomber sur un canapé, le corps de Phoebe retombant au sol, inerte.
Je me jette sur elle, tâchant de lui trouver un pouls ou une respiration.
— Je l'avais prévenue que ça tournerait mal, lance Wren en débouchant une nouvelle bouteille.
Phoebe se met à être prise de convulsions et je lève les yeux vers Wren, espérant une réaction de sa part.
— Aide-moi ! je crie dans un élan de désespoir. Je ne peux pas la perdre après Alexia !
— Je ne l'aime pas et elle ne m'aime pas, rétorque Wren en fronçant les sourcils et prenant une gorgée de rhum. Elle non plus ne t'aime pas, d'ailleurs.
— Ce n'est pas parce que quelqu'un ne t'aime pas que tu dois le laisser mourir !
— Tu crois qu'elle agiterait un seul de ses cheveux si j'étais à sa place ?
— Non, mais ce n'est pas une raison !
— De toute façon, il n'y a plus rien à faire pour elle. On ne peut pas être mordu deux fois. Et tu crois vraiment que ça ne se saurait pas si on pouvait inverser sa mutation ?
Phoebe a arrêté de convulser et elle est désormais étendue sur le sol, sans vie. Des larmes coulent sur mes joues tandis que je la secoue du mieux que je peux, comme une folle, pour la réveiller. Je sens le regard de Wren rivé sur moi.
— Allez, réveilles-toi ! je balbutie à mon amie.
— Princesse, elle est partie, commence Wren plus doucement, ce n'est pas de ma...
Phoebe se redresse alors brusquement, comme un automate et inhale une grande goulée d'air. Wren, malgré son ébriété, est surpris et se relève avec vivacité de son fauteuil. Phoebe a les yeux grands ouverts et regarde autour d'elle comme si elle découvrait le monde pour la première fois.
— Euh... Ça va ? je me hasarde, presque soucieuse qu'elle nous quitte à nouveau.
— Pourquoi tout est si sombre ? s'écrie-t-elle en se redressant brutalement. J'ai perdu connaissance pendant si longtemps ?
Wren s'approche d'elle et passe une main devant les yeux de mon amie.
— De quelle couleur vois-tu ma main ? Normale ou grise ?
— Euh... Comme dans un film en noir et blanc.
Wren grommelle quelque chose d'incompréhensible puis sourit d'un drôle d'air en regardant une de ses bouteilles vides.
— Te voilà une Obscure, chère demoiselle, déclare-t-il avec sarcasmes. Bienvenue au club ! Ne t'inquiète pas pour le noir et blanc, tu vas t'habituer et tu retrouveras une vision normale d'ici quelque temps.
En y pensant, je ne m'étais même pas rendu compte que j'avais perdu ma vision de Lumineuse que j'avais à mes débuts. Peut-être est-ce un don spécial que même les Lunatiques doivent cultiver...
— Quoi ?! hurle Phoebe au bord de l'hystérie. Mais je ne veux pas être une Obscure ! Je ne veux pas être comme toi ! crache-t-elle à Wren.
Il ne semble pas être touché le moins du monde et en profite pour ouvrir les fenêtres de la pièce, comme si les effets de l'alcool s'étaient dissipés en quelques secondes (ce qui est sûrement possible pour un être magique) et qu'il s'était rendu compte à quel point l'endroit empeste.
— Je n'ai eu aucun malaise ! continue Phoebe. Je pensais que la morsure inverserait la mutation et...
— Au lieu de ça tu as accéléré le processus, complète Wren. Pour ma défense, je te jure que je n'en savais rien. Personne n'est assez tordu pour se faire mordre deux fois...
Phoebe semble sur le point de dire quelque chose mais au lieu de ça, elle part à toute allure en sanglotant vers le couloir. Wren pousse un soupir exaspéré et je lui jette un regard de reproche.
— Pourquoi tu l'as mordue ? je lui demande. Tu savais que ça allait faire ça ?
— Je t'ai déjà dit que non, se justifie-t-il. Peut-être qu'Alec le savait à force de lire tous ces bouquins sur les inversions de mutation mais...
— Qu'est-ce qu'Alec en a à faire des bouquins sur les inversions de mutation ? je le coupe avec surprise.
Rassemblant ses bouteilles vides dans un sac qu'il a sorti de je ne sais où, il soupire une nouvelle fois, avec encore plus d'exaspération que pour Phoebe.
— Alec fait tout ce qu'il peut pour te rendre ta condition d'humaine, lâche-t-il avec désarroi. C'est le pire crime de sa vie que de t'avoir transformée en Lumineuse. D'autant plus avec ton histoire absurde de Lunatique qui rend l'histoire encore plus dingue qu'elle ne l'est déjà. Il s'en veut de t'avoir enlevé ta vie d'humaine, tes parents, ta famille, et tout le tralala...
Je suis soudain prise d'un incroyable élan de compassion envers Alec. J'ignorais complètement que les journées qu'il passait en dehors de la maison me concernaient aussi.
— Si tu veux mon avis, je ne pense pas que ce soit une mauvaise chose que tu sois devenue l'une des nôtres...
Toujours occupé à ramasser ses bouteilles qui tintent dans son sac, seuls ses cernes et sa pâleur trahissent qu'il a passé trois jours dans une sorte de coma uniquement rythmé par ses descentes d'alcool. Il semble être redevenu le même, comme s'il revenait d'une bonne nuit de sommeil.
— Pourquoi dis-tu ça ? Je suis désolée mais ce n'est pas si exceptionnel que ça d'avoir des pouvoirs extraordinaires s'ils nous privent de notre famille.
Me rendant soudain compte que j'ai dérapé avec cette histoire de famille alors que Wren n'a clairement pas eu de chance de ce côté-là, je m'empresse de changer de sujet.
— Les êtres magiques peuvent se remettre de l'alcool facilement alors ? je lance d'un ton léger.
Il esquisse un sourire devant mon revirement soudain qui n'est clairement pas passé inaperçu. Il ne fait néanmoins aucun commentaire et se contente de répondre à ma question.
— Pas vraiment... Tu as bien vu Karlie l'autre soir. C'est à peine si elle se rappelait de son nom. À vrai dire, ces bouteilles ne contenaient pas vraiment de vodka ni autres réjouissances de ce genre....
— Pourtant l'odeur brûle les narines, j'affirme étonnée.
— C'est plus une poudre diluée dans de l'eau qui a à peu près la même consistance que le rhum et la même odeur que la vodka. Ça me permet de remonter dans mes souvenirs oubliés.
Ses bouteilles sont maintenant entièrement ramassées et son sac rempli. Il se tient derrière le fauteuil où il était assis quelques minutes plus tôt et à l'air étonnamment sérieux.
— Tu veux dire pendant que tu étais sous l'emprise de la Malédiction des Astres ? je m'exclame, pensant cette possibilité impossible.
— Non, sourit-il. Je parle de ceux de quand j'étais plus jeune. Je me dis que je n'y ai peut-être pas fait attention mais que ma mère a sûrement dû évoquer Alma et son histoire de pierres précieuses avec un invité, pensant que j'étais trop immature pour comprendre, ce qui était le cas. Cette poudre me fait revivre des choses qui sont dans mon inconscient et dont je ne peux me rappeler comme ça.
— Et tu as trouvé quelque chose ?
La moindre information pourrait nous être capitale et nous permettre d'avoir un avantage sur Alma. Je retrouve alors de l'estime pour Wren, qui au lieu d'avoir fait l'ivrogne comme je l'ai cru, nous aide du mieux qu'il puisse. Surtout que vu son visage en mauvais état, les "voyages" à travers cette poudre ne doivent pas être de tout repos.
— Rien, pour l'instant. Rien sur Alma, en tout cas, fait-il avec un clin d'œil en me passant devant pour regagner le couloir.
— Ça veut dire quoi cet air mystérieux ? je lance, intriguée.
Il quitte la pièce sans me répondre et je le suis jusqu'à la porte où je m'appuie contre le chambranle. Ce n'est que lorsqu'il arrive à l'angle du couloir qu'il me crie :
— J'ignorais que ma mère parlait de toi en aussi bons termes !
Note de l'auteure :
Désolée de ne pas avoir posté depuis un moment mais j'ai plus avancé dans l'écriture de l'histoire que dans la correction des chapitres 😅
Comment la mère d'Alec et Wren pourrait-elle connaître Isaluna ?
La transformation de Phoebe ?
Bisous ! ❤️
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