Chapitre 10
En présence de Wren, je constate que Karlie est très différente de la personne joyeuse et pleine de vie que j'ai rencontrée ce matin. C'est à peine si elle a prononcé trois phrases depuis son arrivée... Nous sommes tous assis à la même table qu'hier soir et Wren semble être plus en forme que jamais.
— Karlie, en quel honneur es-tu présente ici ? lui demande-t-il d'un faux air courtois. Est-ce pour la nouvelle petite protégée d'Alec ? Si c'est le cas, je peux te dire qu'elle est on ne peut plus banale.
Allez, prends-toi ça dans les dents.
— On s'est parlé deux fois et tu affirmes que je suis banale ? je lui jette sans la moindre timidité.
Il a beau avoir l'air blindé de fric avec cette baraque et affreusement sexy, je ne me sens pas inférieure à lui au point de me laisser dénigrer devant tout le monde.
— Oui, rétorque-t-il. Adolescente humaine typique. Ne pense qu'à ses amies, à son cavalier du bal de rentrée, style vestimentaire sans personnalité, n'a pas l'air d'avoir grand-chose à raconter et est complètement perdue dès qu'il s'agit de s'habituer à un monde qu'elle ne connaît pas. Aussi, tu traînes avec Alec sans être capable de reconnaître que c'est dix fois mieux de passer ses journées avec moi.
Il semble très certain de son analyse à mon sujet et cette suffisance me donne envie de lui balancer ma fourchette à la figure.
— Si tu montrais davantage de sympathie et si tu avais l'air moins orgueilleux, peut-être que j'accepterais de rester au moins une heure avec toi sans avoir envie de vomir.
Karlie éclate de rire et au lieu de me jeter un regard noir, Wren me dévisage de haut en bas, du moins aussi bien qu'on le puisse quand on est assis derrière une table.
— Je vois. Tu n'es peut-être pas si insignifiante que ça finalement... J'adore les filles qui ont du cran, n'est-ce pas Karlie ?
Karlie regarde Wren comme si elle pouvait le mitrailler d'éclats de verre d'un regard et arrête subitement de rire.
— Tu aimes surtout les filles qui tombent amoureuses de toi et dont tu peux briser le coeur quand ça te chante.
La colère transparaissant dans sa voix ne laisse aucun doute quant à la manière dont elle a été traitée par ce bougre.
— Je ne t'ai pas brisé le coeur, chérie. Tu te l'ai brisé toute seule.
Un lourd silence tombe sur l'assemblée et j'ai le malheur de faire tomber ma fourchette dans mon assiette pile à ce moment, provoquant pire que le bruit d'un séisme à mes oreilles. Wren m'adresse un clin d'oeil complice comme si j'avais fait pile ce qu'il attendait et je lève les yeux au ciel. Je suis sûre que ce petit jeu silencieux pourrait durer un long moment mais Alec reprend finalement la parole.
— Comment avance ton projet de zone naturelle ? demande-t-il à Karlie pour briser la glace.
— Mal, grimace Karlie. Mes débiles de collègues ne trouvent pas qu'instaurer une zone protégée pour les animaux de la jungle soit une priorité. Ils préfèrent s'intéresser au problème des toilettes cassées de la reine plutôt qu'à la sauvegarde de notre environnement. Qu'ils ne viennent pas se plaindre le jour où les animaux se révolteront ! J'ai parlé avec un singe qui m'a dit que ses congénères en avaient marre de devoir déménager rien que parce que des abrutis construisent leur nouvelle maison à la place d'une douzaine arbres et...
Je déglutis avec difficulté en imaginant Karlie parler à un singe.
— Et bien moi, la coupe Wren, j'ai entendu un serpent dire qu'il prévoyait de faire un massacre chez la prochaine famille qui s'installerait trop près de sa branche. Donc au lieu de protéger tes animaux, je crois que tu ferais mieux de leur couper la tête ou la langue avant que cette histoire de famille tuée par un crétin d'anaconda te tombe sur le dos.
— Tu mens, lui répond Karlie sans élever la voix, les serpents sont les seuls animaux que nous ne comprenons pas. Tu peux toujours tenter de me dissuader de sauver ces pauvres bêtes, tu n'y arriveras pas.
Karlie tourne à présent ses yeux vers moi avec son grand sourire contagieux.
— Tu ne gardes pas de trop mauvais souvenirs de ta morsure, Luna ? Ça peut être assez choquant quand on est en âge de s'en rappeler...
— À vrai dire, je commence un peu gênée, je ne m'en souviens pas car j'étais complètement soûle quand ça s'est passé... Ma mémoire ne possède pas la moindre bribe de ce soir-là...
Wren s'esclaffe et Alec lui jette un regard noir qui ne l'arrête pas pour autant.
— T'es sérieux, petit frère ? se moque Wren. Tu as profité du fait que cette pauvre fille était bourrée pour la transformer ? Alors là tu viens de tomber encore plus bas dans mon estime que tu ne l'étais déjà...
— Je n'étais pas dans mon état normal, se justifie Alec sans pouvoir néanmoins dissimuler sa gêne.
Wren glousse encore quelques instants puis une nouvelle question me vient en tête.
— Quand vous dites "morsure" vous mordez véritablement les humains avec vos dents ? Comme les vampires ?
Cela me paraît assez gore et il faut absolument que j'éclaircisse ce point. Je n'ai pas remarqué qu'Alec, Karlie ou même Wren avaient des canines proéminentes mais dans ce monde où je découvre tout, je ne peux avoir aucune certitude...
— Oui et non, m'explique Alec. Quand nous nous apprêtons à transformer un humain, nos dents de devant s'allongent comme les crochets d'un serpent et nous les plantons dans le cou de notre victime.
— Comme ça, lance Wren.
Je le regarde et je manque de tomber de ma chaise en voyant ses incisives supérieures devenir littéralement comme les crochets venimeux d'un serpent. Elles sont si pointues qu'elles pourraient crever un pneu. Je grimace et Karlie ordonne à Wren d'arrêter son cirque.
— Peu de gens transforment des humains quand ils sont dans leur état normal. C'est surtout sous l'emprise de la Malédiction que nous agissons comme ça.
— Sauf moi, se vante Wren. Si je trouve une petite humaine craquante au coin d'une rue ça me donne hyper envie de lui planter mes incisives dans la gorge. Rien que pour l'entendre crier.
Il prend l'air de celui qui écoute avec extase un concert de musique classique. OK, ce mec est officiellement un psychopathe.
— La Malédiction est une vraie plaie pour nous, se plaint Karlie sans faire attention à Wren. Pendant tout l'été, Astriad est au point mort. Beaucoup d'entre nous partent en dehors de l'Amazonie et ne font pas attention aux humains et leur font parfois des démonstrations de magie sans leur manipuler l'esprit ou leur effacer la mémoire. Pour ceux qui sont naturellement... mauvais et qui deviennent corrects, ils essayent de sauver la situation du mieux qu'ils le peuvent. Et comme nous oublions absolument tout ce que nous avons fait, nous sommes obligés de vivre avec l'idée que nous avons peut-être transformé un pauvre humain sans le savoir. C'est pour ça que certains d'entre nous écrivent leur journal. Pour savoir ce que nous faisons quand la Malédiction des Astres nous frappe.
— Je le faisais aussi avant, intervient Wren. Mais je me suis un jour rendu compte que je faisais du bénévolat dans une nursery pour bébés pandas en Chine. Ça m'a tant dévasté que j'ai arrêté d'écrire ce foutu journal.
Wren a dit ça comme s'il avouait le pire péché jamais commis dans sa vie. Pathétique. Karlie semble résister à l'envie de lui cracher dessus.
— Et il n'y a aucun moyen d'arrêter cette Malédiction ? je questionne apeurée à l'idée de commettre des horreurs quand je serais moi-même concernée.
— Non, s'attriste Alec. C'est comme ça depuis seize ans et personne n'a jamais rien pu faire pour que ça change. La soeur de la reine, Alma, qui a jeté la Malédiction a disparu de la surface de la terre dès qu'elle a lancé ce terrible sort avec ses maudits pouvoirs de Malfaçon. Impossible de la retrouver.
— Excuse-moi de te contredire, petit frère, s'enthousiasme Wren en se redressant sur sa chaise, mais je crois justement avoir un plan pour stopper cette Malédiction et par la même occasion, arrêter de faire du bénévolat dans des pouponnières pour animaux morveux.
Un silence tombe sur notre tablée et Alec et Karlie dévisagent Wren comme s'il venait de sortir la pire ânerie du siècle.
— Toi, Wren Nightsun, pire connard que le monde a connu, tu crois vraiment pouvoir sauver le monde alors que des milliers de personnes trois fois mieux qualifiées que toi ont déjà tenté de retrouver Alma ?! s'exclame Karlie. Tu dérailles complètement.
— Alma est la personne la plus recherchée du Peuple des Astres depuis seize ans. En seize ans, personne n'a retrouvé la moindre trace d'elle et tu crois être capable de faire ça par ta petite personne ? renchérit Alec.
Wren s'amuse de la réaction des deux jeunes êtres des Astres et attend quelques secondes pour dévoiler son plan. Il sort alors de sa poche une sorte de vieux parchemin qu'il déplie au centre de la table.
— Il se trouve que dans un des livres de la réserve personnelle de notre mère, j'ai découvert une sorte de carte supposée capter les ondes magiques. Alma étant une Malfaçon bourrée de magie ultra-puissante, je n'ai qu'à trouver le moyen d'activer cette carte où je pourrais voir où les ondes magiques sont les plus actives. De plus, on raconte qu'Alma récupère toutes les Malfaçons esseulées du Peuple des Astres donc les ondes magiques doivent être à leur maximum à l'endroit où Alma les entasse. Une fois cette garce retrouvée, il suffit de la buter et hop ! Plus de Malédiction.
Il a annoncé ça comme si c'était la chose du monde la plus simple à réaliser.
— Et comment peux-tu être certain que cette carte est fiable ? Et même si elle l'était, comment faut-il faire pour l'activer ? l'interroge Alec très sceptique.
— Je ne peux pas être sûr que cette carte fonctionne, admet Wren. Mais je sais comment l'activer et tenter d'en tirer quelque chose. Il va juste falloir nous lancer dans une petite chasse au trésor...
***
La chasse au trésor à laquelle fait allusion Wren est d'une complexité sans nom. Les éléments à trouver sont inscrits au dos de la carte et honnêtement, Wren est un fou s'il croit pouvoir tous les réunir.
Afin d'activer la carte, il faut d'abord retrouver la Pierre des Astres. Cette pierre a été conçue par les tout premiers êtres des Astres et est actuellement perdue depuis des milliers d'années. Sauf que nous avons absolument besoin de ce vieux caillou pour le placer au centre de la carte et activer la détection d'ondes magiques. Ensuite, il nous faudra le "diamant le plus brillant du Peuple des Astres". Alec, Karlie et Wren affirment qu'il s'agit du plus gros joyau de la couronne de la reine Elasia. Ça aussi, impossible à récupérer. Il faut également une Pierre Astrale qui servira à "nourrir" la carte et enfin, éléments les plus flippants du lot : le sang d'un Obscur et de celui d'un Lumineux. Ce n'est pas une blague.
— Je propose, commence Wren, que nous débutions par la chose la plus simple : le sang. Nous n'avons qu'à tuer le premier Lumineux et le premier Obscur qui nous tombera sous la main et mettre son sang en bouteille. Qu'en dites vous ?
Nous sommes tous les quatre dans la bibliothèque, assis dans des petits fauteuils bien confortables. Alec et Karlie font tout pour démonter le plan de Wren mais ce dernier est si déterminé à ne plus sauver de bébés pandas qu'il est prêt à tout pour retrouver Alma. Vraiment à tout.
— Je refuse de participer à un tel massacre, se défend Karlie. Si tu veux mettre en action ton stupide plan qui repose sur une vieille carte miteuse, ce sera sans moi.
— Elle a raison, poursuit Alec. C'est de la folie que de croire possible de retrouver Alma. C'est encore plus fou de penser être capable de la tuer. Et puis qu'est-ce que fait cette carte chez nous ? Notre père et notre mère ne nous en ont jamais parlé et je suis sûr qu'à nous deux nous avons lu tous les livres de la bibliothèque. Je n'avais jamais vu cette carte avant aujourd'hui et je doute qu'il n'en soit pas de même pour toi.
— Alec-chéri, le rembarre Wren, pourquoi manques-tu tant d'espoir ? Tu ne crois pas possible qu'une bonne chose comme celle-ci puisse arriver ? Et cette carte vient de la réserve personnelle de notre mère à laquelle avant sa triste mort, nous n'avions pas accès.
— Je dis juste que des milliers de gens avant nous on eut l'espoir de retrouver Alma mais qu'ils n'ont jamais réussi. Cela ne sert à rien qu'on se fatigue et encore moins qu'on commette des crimes pour rien. Et puis sais-tu où est la Pierre des Astres ? Ça fait des centaines voire des milliers d'années qu'elle a disparu et là encore, plein de monde a tenté de la retrouver, en vain. Des gens ont même passé leur vie à essayer de la dénicher pour gagner une fortune mais la Pierre des Astres n'existe peut-être plus, Wren ! Et puis pourquoi tu nous parles de ton plan, d'ailleurs ? Tu n'as besoin de personne, d'habitude.
Wren devient alors sérieux et est très différent du Wren habituel. Il ne joue plus de rôle, cette fois.
— Parce que cette fille peut m'aider, fait-il en me désignant.
Les regards se retrouvent alors braqués sur moi comme si j'allais leur annoncer un truc du genre : "Surprise ! Je suis une sorcière qui sait faire des potions magiques pour localiser une pierre disparue il y a des milliers d'années !".
— Quoi ?! je m'exclame. Mais qu'est-ce que tu veux que je fasse ? Je n'ai même pas terminé ma mutation.
Wren me regarde alors intensément et je comprends qu'il va dire quelque chose d'important. Pas une blague à deux balles comme il en a l'habitude.
— J'ai une théorie à ton sujet, Isaluna, dit-il en détachant bien chaque syllabe de mon prénom. Si elle s'avère juste, alors tu pourras nous aider bien plus que tu ne le penses.
— Ah oui ? Et quelle est cette théorie ? je lui lance avec dédain.
Il ne répond pas et change de sujet en parlant du joyau de la couronne de la reine Elasia. Lui, Alec et Karlie débattent pendant un moment de l'impossibilité de récupérer ce joyau sans se faire envoyer en prison pour l'éternité. Alec informe que la reine ne porte jamais sa couronne officielle mais juste un simple diadème et Karlie affirme que même les ministres ne peuvent pas voir la véritable couronne. Aucun d'eux ne sait non plus son emplacement exact au château.
Alors que je me lève pour aller me coucher, fatiguée par toutes ces hypothèses, je sens un nouveau vertige me parcourir et tout devient soudain très lumineux alors qu'il se fait tard et que la bibliothèque est un endroit sombre. Mes malaises se produisent d'ordinaire quand il y a trop de lumière mais je m'effondre pourtant sur mon fauteuil en ayant l'impression d'avaler toute la lumière autour de moi.
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