1985

J'étais en train de dépaqueter lentement le morceau de sucre volé, mes ongles griffant avec une furieuse volupté le petit papier pâle et soumis.

Recrocquevillée entre deux cartons à moitiés vidés. De ma position, je ne vois que de vagues ombres, ces silhouettes fugitives errant sur le carrelage blanchâtre.

L'ombre et la lumière. L'acte criminel et enfantin. Là était mon véritable plaisir. Le pâle délice de savourer ce petit sucre n'était rien comparé aux flamboyantes promesses du péché.

Effleurer avec un ravissement doucereux ce seuil que la société a tenté de construire, cette frontière entre le bien et le mal. Palpitante, j'attendais. Lorsque la voix grossière et tonitruante de la mère accusatrice se faisait attendre, mon plaisir était à son apogée.

"Elle est toujours là, celle-là! A chiper des morceaux de sucre pour se fourrer dans un foutu coin de la réserve! "

Et c'est là où je me redressais, splendide de ridicule dans mon arrogance. Une petite sotte volant des sucres dans l'épicerie de ses parents...et pourtant je me sentais reine. Les cartons où je me fourrais constituaient mon trône. Les petits sucres entamés valaient les diamants d'une couronne.

Relevant délicatement mon menton, orgueilleuse manie que je pris dès cet âge adolescent, je rétorquais, sûre de ma superbe:

"Et toi donc, tu crois que je ne vois pas tes petites manigances envers tes clients et tes fournisseurs? Sincèrement, tu..."

Et elle proférait ensuite des vulgarités fleuries, quoique manquant parfois de pittoresque.

Oh non, je ne lui en voulais pas d'avoir volé.  Je méprisais sa médiocrité. Bien, Mal, peu m'importait... Ma fureur de vivre se mourrait dans la nonchalance du médiocre. Grandeur, excès, pouvoir. Mots pas encore compris mais qui me faisaient déjà bouilloner d'ambition.

"Faut p'têtre la faire sortir, lui faire voir un peu de pays... Se tasser comme ça à l'épicerie, c'est pas bon à ct'âge là... Aussi elle a pas d'amis avec qui sortir cette fille là."

Non, je n'ai pas d'amis. J'ai une cour, des courtisans, des vassaux. Il m'était particulièrement exquis de constater mes dons à percer et à manipuler la nature humaine. Me faire adorer, me faire haïr, me faire servir...

Pauvres petits parents. Perdus, ne sachant que faire de cette gamine étrange qui les toisait de son insolente jeunesse et de ses désirs incompris. Il leur est donc venu l'idée, un dimanche après une semaine particulièrement mauvaise, de m'envoyer chez le vieil oncle maternel, un extravagant solitaire et bourru vivant en pleine campagne.

Yorkshire, 1986

Une soif vampiresque. Mon oncle, absent la plupart du temps, semblait, quand il m'honorait de sa présence, sauvage, muet, insensible. J'avais besoin d'humanité, de sentiments, d'émotions.

Errant sans fin telle une louve affamée dans la contrée, je cherchais, cherchais, m'écorchant dans les buissons, me dressant sur le pic des collines, griffant la terre pour découvrir ses entrailles. Malgré ma solitude, je finissais par trouver une forme d'agrément à cette vie sauvage où ma rage trouvait des échos dans la violence tourmentée de la nature.

Un soir, après un orage emporté auquel j'avais assistée, tremblante et ravie, j'aperçus les vagues contours de ce qui semblait être une demeure familiale...Un long soupir.

Le songe de cette solitude aux allures bucoliques et romantiques s'évaporait délicatement. Les charmes de mes plaisirs d'antan commencèrent à m'animer peu à peu. La poitrine haletante, un sourire carnassier aux lèvres, je m'accroupissais dans les herbes hautes, attendant mes futures proies.

Je fus soudain éblouie par une cavale de petites boucles châtains virevoltant au dessus d'un visage enfantin.
"Redbeard, Redbeard! Où es-tu?"

Hey! Tout d'abord un grand grand merci pour vos retours et aussi un grand grand grand désolée pour ce retard ^^ J'espère que ce nouveau petit chapitre vous plaira, si cette lecture peut vous faire passer un agréable moment, je serai le plus heureux des auteurs 😊
PS: Hiiii et sinon on en parle de la première apparition de Sherlock? J'avais tellement hâte, pas vous?