Chapitre 8. L'ultime espionne.
Iphigénie se cramponna à la corde et se laissa glisser le long de l'amarre.
Bien qu'elle ne l'aurait jamais avoué, elle avait redouté ce moment tout l'après-midi. Cet instant où elle devrait presque se jeter dans le vide.
Si ses bras avaient faiblis...
Mais ils ne faiblirent pas et presque sans s'en rendre compte, Iphigénie atterrit doucement sur le pont. Elle bondit derrière un tonneau tel une petite gerbille guère dégourdis, et jeta un coup d'œil afin d'évaluer la dangerosité de son nouvel environnement. Ses précautions étaient inutiles, car les marins de quart ne semblaient pas très alertes, ce qui était en soit compréhensible. Puisqu'ils étaient tractés par les Néphélés, ils devaient se contenter d'attendre que le temps passe, sans se donner la peine de manœuvrer leur navire.
C'était une sacré chance pour Iphigénie.
Une forme se faufila à ses côtés, souple comme un chat. Le mécontentement de la jeune femme, en sourdine depuis quelques minutes, revint bourdonner à ses oreilles. Elle ne l'avait ni entendu descendre, ni s'avancer. Le cartographe haussa finalement un sourcil, l'air de dire « quoi, c'est tout ? ».
Iphigénie souffla par le nez devant une telle frime, et continua de grincer des dents. Cette présence sans qu'elle se l'explique, l'agaçait plus qu'elle ne le devrait. Oh, elle avait certes côtoyé tous les jours le cartographe, mais leurs échanges se limitaient à des feuilles et des crayons. Elle n'avait donc aucune animosité contre lui. Dans ce cas, comment parvenait-il à lui mettre les nerfs en pelote rien qu'avec sa présence ?
La jeune femme se redressa sur la pointe des pieds. Le bois du pont craqua sous ses pas maladroits. Ses lèvres à nouveau se plissèrent de dépit jusqu'à n'être plus qu'une fine ligne immobile. Ses talents en infiltration ne s'étaient pas améliorés depuis la dernière fois chez l'aide de l'intendant, en dépit de son indéniable gain en agilité. Elle ressemblait toujours à un béluga échoué. Ou à une baleine enceinte, pour varier les images.
Le cartographe derrière elle avait l'air de follement s'amuser. Il était mille fois plus silencieux qu'elle et que dire de sa discrétion et de sa manière de se mouvoir ? Il semblait fait pour cela. Preuve en était que ce ne fut pas lui qui alerta les marins en se vautrant comme une imbécile, mais bien Iphigénie.
Durant les quelques minutes qui séparèrent sa bêtise de leur arrivée sur le navire, ils s'étaient bien débrouillés. Du moins, l'Argyre n'avait pas encore commis de maladresses, ce qui dans le contexte revenait au même. Ils avaient traversé le navire en rampant sur le pont sale et couvert d'échardes pour éviter le regard des six marins qui jouaient aux cartes sur un tas de caisses empilées.
Le nez d'Iphigénie se plissa soudain de dégoût. L'odeur méphitique imprégnant le pont, n'était qu'un faible échantillon en comparaison de ce qui se dégageait de l'étroit boyau noir qui plongeait vers la cambuse et les cabines. Or, c'était hélas par là qu'ils devaient passer... Une fois engagés sur l'échelle de bois qui s'enfonçait dans les ténèbres, ils purent décomposer le délicat arôme plus en détail : pieds, sueurs et vomissures.
Charmant.
Ils franchirent deux paliers d'escaliers avant de croiser véritablement âme qui-vive. Cela était plutôt surprenant, car dans le monde d'Iphigénie, les ennuis arrivaient d'ordinaire plus vite.
Une large cavité sous le pont abritait les nombreux hamacs où dormaient les marins. Les deux intrus venaient de tomber dessus par hasard en tentant de se diriger vers la proue où se trouvait conjointement la cabine de Kratein. Le problème ne provenait pas de toutes ces Belles au bois dormant puantes, mais des deux hommes qui s'avançaient dans leur direction, chuchotant à voix basses et donc hélas, parfaitement éveillés.
Plongés comme ils l'étaient dans la pénombre, Iphigénie et le cartographe n'avaient qu'à remonter les marches de l'échelle pour passer inaperçus. L'histoire aurait pu donc s'arrêter là.
Malheureusement, la jeune femme se prit les pieds dans une marche - comment était-ce possible physiquement, enfer et damnation !- et dégringola au bas de l'escalier, sous le regard catastrophé du cartographe.
Le bruit qu'elle fit ne fut pas assez fort pour réveiller les marins dans leur hamac, que toutes les divinités qui veillaient sur elle en soit louées. Il fut en revanche largement suffisant pour que les deux hommes qui patrouillaient, la remarquent. En quelques secondes, ils furent sur elle.
- T'n'es pas dégourdi camarade. Dis t'nes pas pris une avoinée au moins ? T'sais que le capitaine gueule quand nous autre sont chauds comme d'marrons... Tudieu, t'es qui ?
Iphigénie, qu'ils avaient d'abord prise pour un des leurs, se releva péniblement, une main sur la tempe. Elle était sûre d'avoir une bosse.
- Quelqu'un de guère discret comme vous pouvez le constater.
- Arr, z'êtes une Néphélée... ? Grogna un des marins en la reluquant de bas en haut.
A son air déçu, Iphigénie sut que ce qu'il avait vu n'avait pas été à son goût. Iphigénie ne sut pas si elle devait se sentir vexée face à une nouvelle preuve de son manque de beauté ou en colère à cause de son attitude déplacée si évidente. Avant qu'elle ait pu choisir, le compagnon de ce grossier individu donna un coup dans le ventre à ce dernier.
- Rat de cale, c'est la gonze de la Cour ! Si, tu vois q'même! La siresse sans loche de M'sieur Nicolas !
Et bien, pour l'anonymat, on repassera. Elle laissa grandir une expression de menace sur son visage. En dépit de son accoutrement ridicule de Néphélé, elle se tint bientôt comme la Maîtresse des Tea Party qu'elle n'avait jamais cessé d'être au fond d'elle.
- "La siresse sans loche" ? Grinça-t-elle.
La jeune femme les gifla tous les deux pour la forme et planta ses poings sur les hanches.
- Ainsi, je viens inspecter le navire sans en alerter personne. Bien m'en a pris ! Sur quoi est-ce que je tombe ? Des hommes oisifs et vulgaires, incapables de faire honneur au Khan. Et c'est vous la fierté de notre marine !
Iphigénie n'aurait peut-être pas du employer autant de mots compliqués. A leur regards de merlans fris, elle se doutait qu'elle venait de les perdre. L'un d'entre eux parut enfin comprendre la dernière phrase.
- Mam'zelle. Avec vot'respect, une marine, c'est beaucoup dire. Y'a qu'un batiment q'même..., remarqua-t-il très justement.
- Raison de plus. Vous êtes les seuls exemples d'Homme de la Cité que contemple les Néphélés. Je ne suis pas étonnée qu'ils vous considèrent comme des cafards.
- D'coup... Z'êtes ici pa'c'que M'sieur Nicolas vous envoie ? tenta une nouvelle fois le marin.
Il s'agissait typiquement du genre de remarques qu'Iphigénie avait en horreur. Travailler pour cette raclure de caniveau qui n'avait pas cessé de calomnier auprès de ses hommes sur la Perle durant la première partie de la traversée ? Plutôt mourir ! Cette réflexion, couplée au regard condescendant de son vis-à-vis, le sang de la jeune femme ne fit qu'un tour.
- Travailler avec celui-là ? Je ne m'abaisse pas à côtoyer la racaille et encore moins à lui obéir ! Ecartez-vous, mes mignonnes, j'ai à faire. Je dois toucher quelques mots au capitaine en privé. Le premier qui déclare qu'il m'a vu, met en péril un secret de la plus haute importance. Je peux compter sur votre silence ?
Le deux marins échangèrent un nouveau regard perdu. Iphigénie roula des yeux et siffla :
- Vous la bouclez ou je promets de vous faire la danse de vos beaux jours. C'est bon, c'est compris ?
Après un long silence affreusement gênant durant lequel la jeune femme craignit qu'ils n'aient encore pas saisi, ils finirent par se concerter.
- C'est que le cap'taine a dit qu'il nous collerait à la sentine si on laissait passer qu'qu'un. Et z'êtes, comme qui dirait, qu'qu'un.
- Et vous pensez que je suis vraiment comme tout le monde ?
- Pas des masses, nan. Mais l'cap'taine a dit : « la greluche en corset, passe pas et vous m'prévenez". M'enfin, savez, on peut s'arranger tous les trois...
Le sous-entendu salace souleva le cœur d'Iphigénie et ce fut plus qu'elle ne put le supporter. Elle tira son épée hors de son fourreur et le pointa droit sur la gorge du marin, empêchant ce dernier de faire un pas de plus.
- Un pas de plus et je redécore les murs avec votre sang. Et maintenant, allez mourir au large. Ça, je crois que c'est assez compréhensible pour vous. Je vais voir votre capitaine, seule. Ce n'était pas comme si je m'introduisais ici sans avoir l'intention de le mettre au courant, n'est-ce pas ? Railla Iphigénie en les mettant au défi de répliquer quoique ce soit.
Elle enfonça dans la chair du marin son épée alors que celui-ci essayait de s'approcher en dépit de la menace qui pesait sur lui. Cette dernière menace suffit cette fois-ci à le tenir en respect et à les calmer tous les deux et plus encore, lorsqu'ils aperçurent le sang qui gouttait de la plaie.
- Le capitaine sera informé de votre insubordination envers un membre haut placé de la Cour. Même s'il me déteste, je ne pense pas qu'il puisse vouloir encourir la colère de ce monde là-haut, grinça Iphigénie en agitant sa main vers le plafond.
Les marins, plus douchés par la perspective d'une punition de leur capitaine que réellement par sa lame, reculèrent pour de bon.
Tout au long de la discussion, Iphigénie avait fait en sorte de se décaler afin de s'éloigner le plus possible des marins endormis. A présent, elle pouvait parler plus fort, elle ne risquait plus d'en réveiller un par inadvertance.
- Mais Mam'zelle, Monsieur Nicolas aurait dû v'nir avec vous...
- Vous croyez que je faisais quoi chez les Néphélés ? Un pique-nique ? Souffla Iphigénie en soulevant une mèche de cheveux. De ma vie, je n'ai jamais croisé pareils imbéciles comme vous. Bonne soiré et le premier qui me suit finira à la baille. Clair ?
Ils hochèrent la tête. Elle les gratifia d'un dernier regard noir, puis pivota sur ses talons avec l'air compassé d'une grande aristocrate. Évidemment, l'effet aurait été plus impressionnant si elle avait mesuré quelques centimètres de plus et qu'elle n'était pas habillée avec tout l'attirail Néphélé.
De leur côté, les marins haussèrent les épaules et firent demi-tour également. Le soulagement d'Iphigénie après les avoir laissés fut de courte durée lorsqu'elle les vit grimper les marches de l'échelle où elle avait laissé le cartographe. Elle retint un frémissement : le Néphélé était toujours là-haut et...
La jeune femme s'immobilisa.
Le cartographe n'était plus là-haut. Il était en train de descendre tranquillement les dernières marches. Pour un peu, il aurait poussé le vice à siffloter.
- Les marins... Ils t'ont vu... Tu les as croisé... Ils...
Le bredouillement d'Iphigénie était si pathétique, qu'elle scella immédiatement ses lèvres. Son visage avait pris la couleur de la porcelaine tandis que le Néphélé la rejoignait, aussi paisible que s'il se promenait dans son jardin.
- C'était censé être un problème ?
Il exhiba un de ses poings devant son nez, obligeant Iphigénie à reculer d'un pas. Elle se remémora la carrure des deux marins, se secoua et finit par répondre :
- Visiblement non.
Ils reprirent leur chemin vers la cabine de Nicolas Kratein, Iphigénie en tête. Arrivée devant le battant, la jeune femme tenta d'abaisser la poignée et constata ce qu'elle avait redouté : la porte était bien fermée à double tour. Elle vérifia que la corde dans son sac à dos était toujours là et s'apprêta à tourner les talons.
- Il ne nous reste plus qu'à passer par le hublot. Vous venez ou vous m'attendez ici ?
- Pourquoi veux-tu faire le tour ?
- Cette porte est fermée, alors à moins que vous puissiez... Une minute, vous savez crocheter une serrure?
- Bien sûr que non.
Iphigénie se sentit tout à coup lasse et fatiguée.
- Et bien alors, pourquoi restez-vous planté là ?
- Tu sais ce que tu cherches au moins ?
- Bien évidemment, mais comment savez-vous que je cherche quelque chose ?
- Vous autres de la Cité, nous prenez vraiment pour des brutes sans cervelle. Pour quel autre raison essayerais-tu de fouiller la cabine du cafard sans qu'il ne soit au courant ?
Iphigénie fit mine de regarder ailleurs. Le Néphélé venait de marquer un point. Ce dernier claqua des doigts devant son nez afin d'attirer à nouveau son attention.
- Tu es prête à chercher ?
La jeune femme leva à nouveau les yeux au ciel, sans comprendre encore où son partenaire voulait en venir.
- Évidemment... Non, non, non !!!
L'Argyre n'eut pas le temps de le retenir que déjà le Néphélé prenait son élan et se jetait contre la porte. Il ne lui fallut pas moins de quatre charges pour faire sauter la porte hors de ses gonds.
- Non, mais cela ne tourne vraiment pas rond dans votre tête ! A quelle partie d'"infiltration discrète", votre cerveau atrophié a été incapable de donner un sens ? Beugla Iphigénie.
- Je leur donne cinq minutes avant de rappliquer. Je te conseille de faire vite.
- Et comment allons-nous repartir ! Je... Je... Je vous jure, une fois que nous serons sortis d'ici, je vous ferai payer cela. Maintenant : où est-ce qu'il a bien pu les mettre ?
La jeune femme se pinça l'arête du nez, prit une grand inspiration et pivota à cent quatre-vingt degrés pour faire face à l'élégante cabine de Nicolas Kratein. Et bien, elle n'aurait jamais pensé que le sadique garde-du-corps possédait un tel sens de l'esthétique.
Elle scruta les murs et le plancher sans cesser de cogiter à toute allure. La cabine était spacieuse. Il n'y avait pas de hublot mais une large fenêtre comme dans la cabine de commandement. Une commode massive, plusieurs étagères couvertes de livres et un lit. Si elle était Kratein et qu'elle parvenait à mettre la main sur une correspondance secrète, qu'aurait-elle fait ? Essayerait-il de la cacher du mieux possible ? A combien estimait-il les chances qu'on s'introduise dans sa cabine ? Jusqu'à quel point, est-ce que Kratein la sous-estimait et la trouverait incapable de venir ici ?
Dans ce cas, les messages interceptés du Bouffon devrait être... Elle ne sut pourquoi, toutefois, elle se tourna d'abord vers le cartographe pour lui faire partager sa découverte.
- Je crois que j'ai trouvé... ! Mais... Mais remettez ça, qu'est-ce que vous faite ? s'exclama-t-elle soudain, complètement déboussolée en voyant le cartographe enlever, puis s'enrouler sa chemise autour de la tête.
- J'aimerais autant éviter qu'on ne reconnaisse mon visage lorsque cela commencera. Dis, tu n'es pas prude à ce point, si ?
-« Commencera » ? Oh. Je me dépêche.
La situation lui avait clairement échappé : elle en avait complètement perdu le contrôle. Cet énergumène venait de réduire à néant toutes ses chances de discrétion et toute sa belle organisation.
En attendant, il n'avait hélas pas tort et de violentes interjections résonnaient déjà dans les entrailles du navire. Iphigénie se précipita vers le lit, ôta les draps, vérifia que rien n'y était dissimulé et souleva le matelas. Elle tira son canif et éventra le tissu d'un coup sec, déversant un flot de rembourrage moutonnant à ses pieds. La correspondance avait été dissimulée entre les ressorts.
La jeune femme feuilleta les lettres et ne put retenir un sourire de contentement en découvrant la fine écriture rageuse du Bouffon. Elle glissa les précieuses enveloppes dans une pochette de cuir de son sac à dos avant de se tourner vers le Néphélé. Il s'était accoudé contre le mur et jetait de temps à autre un coup d'œil amusé par l'interstice entre le battant et le linteau de la porte.
- On peut y aller.
- Ça tombe bien, je viens d'enfermer les officiers dans leur chambre. Ils essayaient de sortir. Et là au bout du couloir, je vois des cafards qui rappliquent.
Iphigénie avait été tant plongée dans sa recherche, qu'elle n'avait pas du tout prêté attention à ce qui se passait autour d'elle. Son cœur fit un bon dans sa poitrine à cette annonce, et ce, pour la quatrième fois de la soirée. Cela faisait beaucoup pour un soir. Cet homme était très mauvais pour ses nerfs.
- Bien, une idée brillante pour nous sortir de là ? Susurra la jeune Argyre, grinçant des dents à s'en exploser l'émail.
Le cartographe avait l'air très calme, alors que sa partenaire était loin de partager cet état d'esprit.
- Tu me fais confiance ? Lâcha-t-il enfin en emprisonnant ses mains dans les siennes.
- Non !
- Alors, tu ne vas pas aimer cela du tout. Rentre la tête.
-Hein ? Quoi... ? QUOI ?! NON ! Reposez-moi, reposez-moi... !
Le jeune homme attrapa Iphigénie entre ses bras et de toute ses forces, la lança à travers la fenêtre de la cabine. Instinctivement, la jeune femme se replia sur elle-même, bras au-dessus de sa tête et bien lui en prit, car elle percuta la vitre si fort que cette dernière se brisa sous le choc.
Ce fut ainsi que se termina le plus naturellement du monde la soirée d'Iphigénie : filant vers l'eau froide au milieu d'une pluie d'éclats de verre.
Bonsoir / Bonjour !
Je ne laisse jamais de message à la fin de mes chapitres d'ordinaire, mais cette fois-ci, je me permets une exception ! Je voulais simplement vous annoncer que, comme pour Iphigénie Tome 1., je vais refaire l'esthétique du livre, c'est à dire rajouter ce genre de bannière et des médias en début de chapitre !
N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez !
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