Chapitre 4. L'infiltrée
Iphigénie était toute excitée à l'idée de vivre à bord d'un tel navire. Cerise sur le gâteau, elle apprit que Kratein ne serait pas autorisé à monter à bord avant la prochaine escale. Donc, en énumérant : aucun ennuis potentiel, un bateau magnifique, des personnes à la culture mystérieuse, aucune tentative d'assassinat, plus de manœuvres de Cours et d'hypocrisie... Sa vie était parfaite.
Cela aurait pu l'être en tout cas.
Iphigénie tomba malade : grippe et angine combinées. Elle demeura clouée au lit pendant plus d'une semaine avec une fièvre de cheval.
Son corps comprenait visiblement qu'elle était en vacances. En effet, elle n'avait ni responsabilités, ni ordres du Bouffon (et aucune envie d'essayer de les deviner). La manie que ce dernier avait de tout environner de mystère afin de garder ses ennemis confus était telle qu'il gardait aussi ses alliés confus. A conserver ainsi le but même de la mission secrète, Iphigénie en perdait son latin.
Toujours est-il que le corps de la jeune femme décréta donc que c'était le moment idéal pour lui faire payer le stress, la tension, le manque de sommeil et de nourriture... Enfin, tous les excès de l'année passée et des mois précédents. Résultat : quarante degrés de fièvre et une toux à lui faire cracher ses poumons.
Nadjka passa quelques heures à son chevet, mais très vite rattrapée par ses obligations de capitaine, Iphigénie dut se passer totalement de sa présence et donc d'un de ses deux seuls visiteurs. L'autre personne à venir la voir était un vieux chaman. Ce dernier avait beau être aveugle, le remède et le repos qu'il lui prescrivit lui permirent de se rétablir plus vite qu'Iphigénie ne l'aurait cru.
La solitude ne lui pesait pas tant que cela en fait. Cela lui faisait même du bien après réflexion.
Lorsqu'elle était consciente, pas trop nauséeuse et qu'elle parvenait à tenir ses yeux ouverts plus de deux minutes, la jeune femme s'était remise à la lecture. Cette fois-ci pour son propre plaisir et non plus dans le cadre de son travail.
Sur la table de nuit, Nadjka lors de sa visite avait déposé en équilibre précaire une pile d'ouvrages sur les légendes Néphélées. Ces livres furent l'occasion d'une première immersion dans leur monde
Leurs contes étaient radicalement différents de ceux auxquels les enfants de la Cité étaient habitués. Cela attisait la curiosité d'Iphigénie qui n'avait jamais lu des idées pareilles. Ce n'était pas tant le décor dans laquelle les histoires se plaçaient, mais plus les messages véhiculés dans les morales de fin, de même que dans les motivations des personnages.
Les héros respectaient étonnement les personnes âgées pour leur sagesse, ce qui laissa Iphigénie perplexe. Quelque fut le rang d'un habitant de la Cité, passé un certain âge, elles étaient rapidement remisées à la campagne afin d'éviter des dirigeants séniles, incapables de s'adapter aux changements. Pourquoi insister tant sur leur expérience et leur discernement ?
Un second élément la marqua tout particulièrement : les héros achevaient généralement la fin de leur périple dans les bras de l'amour de leur vie et l'épousait même si cela causait une mésalliance et s'opposait totalement à ses intérêts. Iphigénie avait refermé le livre sur la dernière phrase : « Et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfant », puis avait éclaté de rire. L'attitude des héros l'auraient irritée, si elle n'avait pas trouvé l'aspect comique plus amusant. D'une part, les mariages sont faits pour créer des alliances en unissant des familles et non uniquement des individus, et d'autre part, elle doutait qu'avoir plein d'enfants contribuait au bonheur. C'était surtout le meilleur moyen de devenir fou.
Les voir s'épancher dans ce genre de tourments lui paraissait franchement cocasse. Elle avait lu dans les livres et des rapports sur leur conception de l'honneur et de l'amour, mais observer ces valeurs transposées dans des livres pour enfants, Iphigénie trouvait cela déroutant.
Sa maladie au lieu de lui peser lui avait donc accordé de bonnes tranches de rire, du repos et beaucoup de tranquillité. Choses auxquels Iphigénie avait aspiré sans jamais l'admettre. Elle se concentrait enfin sur sa personne et prenait soin d'elle. Même lorsqu'elle n'eut plus de fièvre, la jeune femme resta au lit quelques jours de plus. Couchée sous les draps et les fourrures, elle prenait un immense plaisir à juste... Ne rien faire. Rien, sinon tester le moelleux des oreillers et observer le plafond de sa cabine.
Pistache resta vaillamment à ses côtés durant la première semaine. Cependant, au bout de ce laps de temps, son tempérament curieux prit le dessus et monsieur partit à la découverte du bateau. Ce fut lui qui tira finalement Iphigénie du lit après deux semaines de pur délice (enfin, de convalescence officiellement). Il bondit sur le lit et entreprit de agripper par le bras pour la traîner dehors. La cabine de la jeune femme s'était refroidie et elle n'était vêtue que d'une chemise. Aussi le contact avec le froid de dehors lui tira un grognement. Immédiatement, elle retourna sous les couvertures. C'était sans compter l'entêtement de Pistache. Avec un piaillement aigu, il sauta sur l'Argyre. Après une longue bataille, la maîtresse des Tea Party finit par capituler de guerre lasse, constatant qu'elle n'aurait jamais la paix. Elle sortit du lit et s'habilla en vitesse à cause du froid. Elle quitta sa cabine sur la pointe des pieds, puis monta sur le pont.
C'était le soir. Une sorte de nostalgie et de malaise s'empara d'elle lorsqu'elle observa les étoiles qui scintillaient faiblement comme de lointaines lucioles. Dans la Cité, les lumieres de la ville rosissaient le ciel et rendaient impossibles l'observation des astres. La dernière fois qu'elle avait vu un tel firmament et bien... C'était dans les Highlands. Le froid l'apaisa et écarta les mauvais souvenirs.
- Je fais ça pour vous. Ils n'auront pas ma peau de si tôt..., chuchota-t-elle à la nuit.
Sur sa gauche, quelques marins de quart commençaient leur veille, mais du reste de l'équipage, si nombreux le jour de son arrivée, aucune trace. Iphigénie redescendit dans les entrailles du navire et après de longues minutes à errer dans les couloirs, force fut de constater que l'intérieur du bateau était aussi grand que l'Ambassade : ce navire était un château flottant.
La jeune femme tâtonnait à présent dans le noir à la recherche d'une lanterne, et plus généralement de l'endroit pouvait bien être passé tout le monde. A force de se perdre (car oui, elle se perdait plus qu'elle ne trouvait quelque chose), elle finit par débarquer dans la partie habitable du navire.
Elle sentait sous ses bottes ce qui devait être des fourrures, puis buta plusieurs fois contre des petits meubles bas. Elle cessa de se cogner partout lorsqu'une lueur filtra enfin sous une porte au bout d'un couloir.
Tel un papillon de nuit, Iphigénie se dirigea vers la lueur : elle déboucha sur une immense salle qu'elle n'aurait jamais imaginée trouver dans un navire. Là, elle eut la réponse à sa question concernant l'absence de l'équipage. Une cinquantaine de personnes était rassemblée dans cette salle commune. La "fille de la Cité" fit quelques pas à l'intérieur et fut immédiatement séduite par l'ambiance qui y régnait.
Un orchestre de percussions et d'instruments à corde jouait au milieu du cercle, à côté d'un immense foyer qui aurait pu contenir un bœuf entier. La plupart des Néphélés, femmes et hommes dansaient au centre du cercle que formaient les autres tandis que leurs camarades battaient la mesure en frappant dans leur main. Iphigénie se glissa au milieu des rires dans le noir, afin de se rapprocher de Nadjka qu'elle avait repérée parmi les marins. Elle ne put cependant la rejoindre dans le cercle : ce dernier était trop serré et les deux seuls marins qui l'avaient remarquée, n'avaient pas esquissé un geste pour tenter de l'intégrer. Elle n'était pas des leurs après tout, qu'une étrangère qui ne connaissait rien à la mer et qui était assez faible pour tomber malade deux semaines entières.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, Iphigénie ne s'en formalisa pas. Elle était même assez contente de rester dans l'ombre et de ne pas se mêler à tout ce monde pour une fois. Elle se contenta de s'asseoir dans un coin et de les regarder s'amuser, projetant telles de gigantesques ombres chinoises, leur silhouette sur les murs. Elle secouait sa tête au rythme de la musique et admirait les danseurs qui se prenant par la main, entraient maintenant dans une ronde folle.
La jeune femme ne demandait qu'à profiter de cette fête si bonne enfant. Les marins ne s'arrêtaient pas, discutaient, riaient, buvaient des chopes entières d'un liquide mousseux qui coulait à flot d'un immense tonneau. Leurs breloques tintaient au rythme de leur mouvement, leur nattes voltigeant tels des serpents lorsque bondissant, ils effectuaient des figures à faire pâlir d'envie certains danseurs de l'Opéra. Iphigénie ferma les yeux et goûta pour la première fois depuis très longtemps, au plaisir d'une joie simple.
Enfin quand la lune fut bien haute dans le ciel, les musiciens s'arrêtèrent de jouer et tous les Néphélés s'assirent. Ils entonnèrent alors un chant grave et profond qui fit trembler la jeune femme dans tous ses membres. Elle avait beau ne pas comprendre ce qu'ils racontaient, la tristesse de leur chant était si palpable qu'elle en eut presque les larmes aux yeux. Ils gardèrent le silence plusieurs minutes, les lueurs des flammes dansant le long de leur profil anguleux et sur leurs hautes pommettes saillantes. Les peintures de leur visage renvoyaient des reflets menaçants. D'humeur changeante, ils passaient de la joie pure à une expression de menace presque tangible. Cela lui évoquait la mer d'encre sur laquelle ils naviguaient, capable de se démonter en quelques minutes.
Iphigénie croyait volontiers aux légendes de monstres marins : ces eaux n'étaient pas accueillantes et bien stupide était celui qui n'avait pas peur de l'océan.
Lorsque la musique se tarit et que les couples se séparèrent, une poignée d'entre eux se rassemblèrent en cercle. Assis en tailleur, ils commencèrent à fumer de longues pipes de bois noir pour en tirer de longues bouffées, et à deviser entre eux à voix basse dans leur patois guttural. Iphigénie resta encore à fixer les petites flammes qui oscillaient entre les braises rougeoyantes. Enfoncée dans sa cape en fourrure, bercée par les voix graves, elle finit par s'endormir aussi simplement que cela, dans les fumées bleues de tabac.
Le lendemain matin, elle avait mal à la nuque et au dos. Elle était toujours dans la salle de fête où elle s'était endormie la veille. Personne n'avait dû la remarquer. Cela n'avait rien d'étonnant, Iphigénie semblait perdue dans cette cape. Elle devait ressembler à un tas de fourrures abandonnées.
Pistache l'attendait devant elle, une galette plate posée en offrande devant son nez. Le lémurien la lui poussa vers elle comme pour l'inciter à manger. La jeune femme avait tellement faim qu'elle ne se le fit pas répéter deux fois. Elle finit enfin par se relever, ses articulations rouillées, craquant comme celles d'une personne âgée. Elle eut du mal à refaire le trajet en sens inverse jusqu'à sa chambre... Sur son chemin, elle ne croisa que deux femmes qui ne lui firent même pas l'aumône d'un regard. Cela dissuada Iphigénie de leur demander quoique ce soit, et certainement pas une direction.
- Où suis-je ? Se demanda Iphigénie à voix haute quand elle se fut une nouvelle fois perdue.
Elle s'arrêta soudain brutalement et porta la main à sa gorge. Le son qui venait d'en sortir était atroce et grinçant. Elle tenta une nouvelle phrase et une sorte de coassement résonna dans le couloir.
- Mais c'est quoi cette voix ? S'exclama Iphigénie alors que sa voix éraillée partait tout d'un coup dans les aigus.
Elle avait déjà été enrhumée et une telle voix déraillante n'était pas une surprise. Mais à ce point ?
- Ça te fait rire, peut-être ? Grinça la jeune femme en se tournant vers son lémurien qui se roulait par terre.
Ce dernier la regarda et lui montra ses dents. Si un lémurien pouvait se moquer, c'était exactement ce qu'il faisait actuellement. Sa voix ressemblait à celle d'un adolescent en train de muer. Visiblement, son angine l'affligeait même après coup d'une voix débile. Quelle plaie.
Iphigénie reprit son chemin et étonnement, trouva cette fois-ci le chemin vers la sortie. Elle fut accueillie hélas par la bise d'un vent glacé. Elle poussa un grognement en ramenant sa cape contre elle et regretta de ne pas avoir enfilé un vêtement plus chaud. Ses cheveux voletaient dans tous les sens et tout particulièrement dans ses yeux. Elle les repoussa agacée, mais c'était un combat inutile.
Des cris retentirent alors au-dessus de sa tête. Iphigénie leva les yeux et ce qu'elle aperçut dépassa l'entendement. Accrochés à des cordes, bondissant dans le vide avec des hurlements de défis, cramponnés dans les huniers ou ramenant les voiles, les Néphélés s'activaient à manœuvre le navire. On aurait dit des oiseux entre les branches d'un arbre. La mer, houleuse ce matin, n'arrivait pas à faire tanguer l'immense navire, mais était suffisamment forte pour le soulever de haut en bas. Iphigénie se cramponna au linteau de porte et comme un film dont on aurait coupé le son, puis qu'on aurait tout à coup rallumé, elle prit conscience de ce que ses autres sens lui envoyaient.
La jeune femme fut alors submergée par le fracas des vagues, les injections que se lançaient les Néphélées, tous les autres bruits d'un navire en marche, du craquement de la coque au claquement des voiles sous le vent.
Quand elle eut enfin digérer le spectacle, Iphigénie put retrouver son entier entendement et utilisa son sens de l'observation cette fois-ci pour tenter de repérer Nadjka. Elle avait surestimé la difficulté de la tâche car manquer la géante blonde, campée à la barre, était parfaitement impossible.
- Nadjka ! Coassa Iphigénie lorsqu'elle se fut faufilée jusqu'à elle.
- Contente de te voir sur pied, pichtoune. Cela aurait été dommage que tu manques le passage par le défilé de Gilmandel ! On l'aperçoit déjà.
Iphigénie se précipita au bastingage et mit ses mains en visières. En effet, au loin, on distinguait les hautes silhouettes blanches des falaises de part et d'autre du détroit.
- On se réapprovisionnera de l'autre côté et on fera monter à bord ce ridicule garde-du-corps. Il trépigne d'impatience. Tous les jours, il passe son temps sur le pont à nous observer, ricana Nadjka en désignant de son pouce, la « Perle ».
Ballottée de tout côté dans le sillage de leur navire, le bateau de la Cité était relié par une corde à ce dernier. On aurait dit un petit chien en laisse.
- Figure-toi que leur bateau était si lent que nous avons dû trouver une solution. Ne reste donc pas là, il va falloir t'occuper ! Je te demanderais bien d'aider en cuisine, mais déjà que tu es toute maigre, il est hors de question de te faire subir le moindre effort physique, enchaîna la capitaine en croisant les bras et en lui adressant un regard maternel.
Iphigénie fronça les sourcils : elle se demandait comment elle devait prendre la nouvelle.
- Nous ne pouvons pas te présenter à Sergei malade ! Nous passerions pour de mauvais hôtes ! Si tu t'ennuies, ne t'en fais pas. Nous avons tout ce qu'il faut en livres et en papier pour dessiner, renchérit un homme à côté de la capitaine des Narvals, arborant deux immenses cicatrices sur les joues.
Les sourcils de la jeune maîtresse des Tea Party s'arquèrent de plus belle et elle croisa les bras.
- Vous êtes bien aimable, mais je ne suis pas une enfant que vous devez autant couver, je... Sergei ? S'interrompit Iphigénie en bondissant sur place, les yeux écarquillés.
- Oui, le Néphélé avec qui tu as un lien d'honneur.
- Un homme qui vous a rejoint depuis un peu plus d'un an ? Quarante-cinq ans ? Les cheveux blonds ? S'exclama à nouveau la jeune femme en se souvenant de l'homme des catacombes.
Le Bouffon ne lui avait pas joué de mauvais tour, Sergei était bien arrivé à bon port ! Incroyable, cette ordure avait tenu parole... Évidemment, ce n'était pas sans attendre une contrepartie, mais il avait tenu parole ! Cette surprise la rendit particulièrement joyeuse. Avait-elle été sotte de ne pas y penser immédiatement : ce ne pouvait être que lui qui avait approche Nadjka pour lui parler d'elle. Un nouveau sourire ravi lui fendit le visage en deux.
- Le gamin aux cheveux blancs ne m'avait donc pas menti. Tu as bel et bien un lien avec lui, grommela Nadjka satisfaite.
- Sergei, cela fait si longtemps que je ne l'avais pas vu ! Une minute, quel gamin ?
- Celui qui nous a contactés pour la première fois. Nous voulions entamer une négociation avec une certaine Athénaïs, mais il nous a convaincu de l'écouter en t'utilisant comme argument.
Iphigénie se pinça l'arête du nez et son cerveau se mit soudain à carburer. Le Bouffon avait prévu qu'en envoyant Sergei il créait un lien d'honneur entre eux ? Avait-il accepté d'envoyé Sergei et de l'aider juste pour pouvoir créer ledit lien? Avait-il planifié une alliance avec les Néphélés depuis si longtemps? Et par le dieu qui pleure, quelle négociation ? Qu'avait-il manigancé, enfer et damnation !
- Je ne comprends pas. Est-ce que vous pouvez m'expliquer tout du début, s'il vous plaît ?
La capitaine des Narvals devant une requête pareille, leva les yeux au ciel, mais répondit cependant :
- Il s'est présenté comme votre capitaine. Tu es sûre d'être bien celle que tu prétends ? Tu ne sembles pas savoir grand-chose.
- J'ai eu une semaine compliquée avant de venir ici, on va dire... Inutile d'être aussi méfiante. Mon « capitaine » ne dit jamais rien à personne, c'est toujours aux autres de découvrir les choses par eux-mêmes. A quel point le Bouffon est-il impliqué dans ces négociations ?
- Leur première lettre nous a été envoyée quelques semaines avant ton arrivée. Ce pitoyable Kratein a essayé de le doubler en tentant de nous convaincre de mener les négociations avec son propre maître. En y réfléchissant, vous étiez beaucoup de votre Cité à vouloir contrôler l'accord entre nous... Bref, nous avions décidé de nous rencontrer en personne avec le gamin aux cheveux blancs afin d'éviter des problèmes.
- Le Bouffon est venu vous voir ?
-Pitchoune, je déteste que l'on m'interrompe surtout si ce n'est que pour paraphraser ce que je raconte.
- Veuillez m'excuser, poursuivez Nadjka.
- Je n'ai accepté ce rendez-vous que parce qu'il m'avait promis un lien d'honneur. Il m'a dit que tu serais son émissaire, ses yeux durant la bataille du blocus. Une sorte de garantie de paiement à la fin du contrat.
Iphigénie devait tirer une tête de dix pieds de long, car Nadjka s'arrêta de parler.
-Tu te sens bien, pitchoune ?
Absolument. Après une fille bonne à marier, je deviens une garantie. Merci Bouffon de me rappeler l'humilité. J'en avais tellement besoin.
- Il a ajouté que tu aurais une proposition à nous faire une fois le travail terminé.
Ah bon ?
- Je pense qu'il avait trop peur que je refuse s'il me l'annonçait lui-même. Il est courageux mais pas téméraire ton chef.
Bouffon, je te tuerai de mes mains.
- En sauvant Sergei de l'esclavage, tu as contracté un lien entre vous deux. Un lien qui ne peut s'effacer. Ce premier sauvetage marque le début d'une longue entraide. Avec ce lien, même si tu es une étrangère, tu deviens une Néphélée d'honneur. Personne d'autre que toi n'a le droit de nous adresser la parole. Je n'ai accepté de parlementer avec Kratein et le gamin aux cheveux blancs que par respect pour toi Pitchoune. Il n'empêche, je me demande comment un si petit bout de femme comme toi peut faire autant de chose.
- Je suis flattée, coassa à nouveau Iphigénie de sa voix cassée.
La jeune femme comprenait enfin la teneur de ce lien d'honneur. Elle ravala la remarque sarcastique qu'elle s'apprêtait à sortir en réponse au « petit bout de femme ».
- Je ne vous tiendrai pas rigueur d'ailleurs si vous continuez de ne pas adresser la parole à Kratein, ajouta Iphigénie.
- Et bien, tant mieux, cela me rassure. C'est un cafard en moins à supporter.
- Un cafard ?
- Les gens de la Cité, mais pas toi pitchoune! Non, toi tu es un petit chat-tigre. Tu as beau afficher ton air le plus terrifiant, tu es aussi inoffensive qu'un chaton.
Le cafard, c'était bien aussi.
L'officier à côté de Nadjka se pencha vers elle et lui murmura quelque chose à l'oreille. Cette dernière fronça les sourcils et d'un geste de la main congédia Iphigénie.
- Allez maintenant, tu m'as assez dérangé. Va dans ta cabine te changer. Comme tu as laissé toutes tes affaires sur cette coquille de noix, tu peux emprunter comme tu l'as fait ces deux dernières semaines, les vêtements de ma nièce dans ta commode. Va chez le cartographe pour avoir du papier pour dessiner.
- Pourquoi tenez-vous tant à ce que je dessine ?
- Parce que je ne vois que cette activité qui t'empêcherait de te faire du mal. Regarde comment tu es bâtie ! Une pichenette et tu es alitée pour les quatre prochaines semaines... D'ailleurs, je viens juste de me rappeler : cela ne sert à rien d'engager une discussion avec un membre de l'équipage, il ne répondra pas.
- Pourquoi donc ?
- Tu n'es pas vraiment une Néphélée en dépit du lien d'honneur, rétorqua Nadjka en roulant les yeux comme s'il s'agissait de la dernière des évidences.
Un coup du plat de la main dans le dos d'Iphigénie l'éloigna définitivement d'elle et la maîtresse des Tea party n'eut pas d'autre choix que de quitter le pont arrière. Mais même après avoir quitter la capitaine des Narvals, ses mots continuèrent de tourner dans la tête de la jeune femme.
En moins de cinq minutes, Iphigénie avait été humiliée comme jamais. Elle s'observa.
C'est vrai qu'elle avait l'air insignifiante dans ces vêtements trop grands. C'est vrai que son ignorance de tout ici faisait d'elle une étrangère. C'est vrai qu'elle avait l'air d'une enfant.
Une idée vraiment tentante lui caressa l'esprit : si pour une fois, elle se laissait protéger à son tour ? Oublier un temps qu'elle n'était que le pion dans l'ombre du Bouffon.
Ce nom réveilla soudain en elle un étrange sentiment. Son esprit de maîtresse de Tea Party, plus vif que jamais après sa mise en veille, recommença à carburer. Oui, elle l'oubliait : et le Bouffon dans tout cela ?
Qu'avait-il dit à Nadjka ? Qu'elle était « ses yeux », son « émissaire ». Si ce qu'il attendait d'elle était de gagner leur confiance à tous, cela dans l'unique but de délivrer ce fameux message qu'il avait promis à Nadjka ? Si même le Bouffon n'avait pas osé le leur dire en face, alors cela signifiait probablement qu'il avait une importance capitale. Il devait contraindre les Néphélés à quelques choses qu'ils n'accepteraient jamais sinon. Alors, il comptait sur elle pour cette tâche impossible.
Cependant, pourquoi se donner tant de peine pour lui ? Il allait encore la regarder de haut, trouver un fait qu'il désapprouve et enfin, ne même pas la remercier. Elle avait l'impression de dépendre beaucoup trop de lui. Elle l'écarta de son esprit et se concentra sur elle.
Que voulait-elle ?
Elle serra la rambarde au point que ses articulations blanchirent, lorsqu'elle se rendit compte qu'elle ne savait pas. Ce qui lui donnait le courage de tenir, c'était la confiance de sa gens, l'espoir qu'ils avaient placé en elle, l'amour de sa famille.
Sa vengeance.
Quant à son plaisir... Elle s'était tellement effacée et oubliée que cette simple interrogation lui parut insoluble.
Qu'est-ce qui dans cette vie, au-delà de toutes responsabilités, lui donnait envie de vivre ? Qu'est-ce qui la rendait heureuse ? Avait-elle le droit d'être heureuse ou même le temps de l'être ?
Iphigénie réfléchit longuement. Elle adorait utiliser son don. Elle aimait la sensation grisante lorsqu'elle trompait son monde. Oh, elle les avait tous roulés. Personne ne savait qui elle était. Par ailleurs, elle n'avait jamais échoué dans ce qu'elle avait entreprit. Même entrer dans la Cité alors qu'elle était une Déchue ne lui avait pris que deux ans. Un an de plus pour approcher la Cantatrice.
Hors de question de se laisser protéger. C'était facile. Elle ne supporterait pas cinq mois à être complètement oisive. C'était trop facile.
Voilà ce dont elle avait envie. Ce dont elle avait envie maintenant, était de tenter une nouvelle identité, de tromper encore, son seul moyen de conserver sa liberté de la manière la plus sûre. Elle aimait bien ces Néphélés, elle voulait en savoir plus sur eux.
Alors, elle allait devenir une des leurs.
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