Chapitre 3. La flotte Néphélée

Le lendemain, Iphigénie fit à nouveau tapisserie durant la réunion stratégique, la veille de l'appareillement de la « Perle ». Nadjka se constituerait pilote pour les guider, du moins jusqu'à la lagune d'Émeraude où mouillait la flotte Néphélée. Ces dernières décisions furent bien les seules qui soient prises.

Iphigénie avait imaginé que leur rencontre porterait essentiellement sur... Elle ne savait pas bien quoi, l'organisation d'un voyage en mer ne faisait pas partie de ses spécialités. Cependant, elle se serait attendue à un peu plus de concret. Or la journée entière fut l'occasion d'un débat interminable et stérile. Les deux parties s'étripèrent en effet pour déterminer sous les ordres de qui la « Perle » et Nicolas Kratein seraient placé, et si le garde-du-corps devait être considéré comme un simple officier ou comme un commandant de la flotte. Or, le capitaine de la « Perle » ne souhaitait pas être placé sous le commandement d'une étrangère. Quant à Kratein, il refusait d'être un simple officier.

Au final, personne ne réussit à se mettre d'accord sur quoi que ce soit. Nadjka avait déjà balancé trois chaises par la fenêtre dans un éclat de colère. Alors que le soleil déclinait et qu'Iphigénie assise dans son coin, commençait à s'assoupir, la géante blonde se décida à la prendre à partie :

-Nous n'arriverons jamais à être d'accord. Il nous faut un arbitre : pitchoune, qu'en penses-tu ?

Iphigénie rouvrit les yeux et découvrir deux paires d'yeux en plus de celle de la Néphélée, braquées sur elle. Vaguement menaçants, le capitaine de la « Perle », Nadjka et Nicolas la fixaient sans ciller. La jeune femme, surprise qu'on demande son avis, resta quelques instants muette. Ce ne fut qu'ensuite que son esprit parvint enfin à tourner le problème dans tous les sens.

Comment satisfaire tout le monde ? Il ne fallait absolument pas froisser Nadjka : c'était le plus important. Sous couvert de la soutenir, Iphigénie n'aurait pas été mécontente de rabaisser Nicolas Kratein au passage. Elle ne s'était pas encore vengée de ce qu'il avait fait à Alba et aux danseuses.

Il restait cependant un homme du Maréchal et un potentiel danger durant toute la traversée.

Le problème auquel elle faisait face ne concernait pas la navigation. C'était un problème qu'elle pouvait aisément transposer dans un cadre qu'elle connaissait bien : les manipulations de la Cour. En clair, comment duper Kratein et lui faire faire ce qu'elle voulait ?

Durant la « discussion », Iphigénie avait eu le temps de cerner un peu qui était Nicolas Kratein et d'affiner l'image de brute au cœur de glace qu'elle se figurait. Ce ne fut pas sans mal, car cela revenait à mettre de côté son ressentiment afin d'être le plus objective possible.

Ainsi, au terme de sa réflexion, Nicolas Kratein lui apparut, en plus d'être un excellent militaire et stratège, un être rompu aux arcanes de la politique. Voilà, pour les atouts. A côté de ça, il possédait un orgueil démesuré qui, s'il avait bien sa place lorsqu'il était garde-du-corps à la Cour, était déplacé ici. Ramener sa science et sa supériorité face à des personnes dont la vie a été plus maritime que terrestre, n'était guère recommandé. C'était couru d'avance que Nadjka, dont tout la personne reflétait son absence de patience, allait se braquer.

Kratein était probablement la seule personne à qui le Maréchal faisait confiance pour cette mission. Son mari avait sans doute pensé que son assurance et sa science militaire permettraient de compenser son manque de tact et d'humilité. Cependant, avant d'accéder au champ de bataille, il fallait passer par la diplomatie et l'homme n'allait jamais franchir cette sélection.

Iphigénie croisa ses doigts et modula soigneusement le ton de sa voix pour ne froisser personne :

- Nadjka restera l'entière maîtresse de la flotte. La « Perle » demeure sous les ordres de son capitaine et de monsieur Kratein comme une unité indépendante. La capitaine de la flotte des Narvals, seule, pourra décider de les faire rentrer dans sa stratégie. Cependant, monsieur Kratein aura le droit de veto si jamais la place dans le plan de Nadjka met excessivement ses hommes en danger.

Les premières secondes suivant sa déclaration ne donnèrent pas lieu à de grandes envolées lyriques de protestation, à des insultes ou à des tentatives d'assassinat contre sa personne. Iphigénie estima donc sa proposition satisfaisante.

Les deux parties étaient fatiguées à cause du combat à bâtons rompus qui les opposaient depuis ce matin. Ils évaluèrent chacun la proposition pendant de longues minutes angoissantes. Ils durent convenir visiblement qu'elle coupait la poire en deux, car Nadjka hocha la tête, convaincue. La géante blonde se tourna vers Nicolas qui semblait toujours réfléchir intensément à ce que cette option signifiait pour lui. Sa position d'unité indépendante allait probablement flatter son égo et cette option de veto lui semblerait probablement sur le coup, lui offrir un pouvoir important. Il s'apercevrait bien évidemment plus tard que cette position allait l'ostraciser de la flotte des Néphélées. Cela laisserait le champ libre à Iphigénie de mener ses petites manigances sans l'avoir dans les pattes. Par ailleurs, ce droit de veto ne fonctionnerait que si Nadjka l'intégrait dans son plan, ce qui ne risquait pas d'arriver.

La jeune femme s'était aperçue qu'il obéissait toujours dans un premier temps à sa première impulsion. Lorsqu'il s'apercevait que celle-ci était erronée, il s'efforçait de modifier les conséquences C'était ainsi qu'il avait mené les négociations depuis ce matin. Il n'avait aucune raison qu'il déroge à cette habitude maintenant. Or une fois l'accord signé, il ne pourra plus rien corriger.

Nicolas agit donc exactement comme Iphigénie l'avait prévu : il se tourna vers la cheffe des Narvals et ils se serrèrent mutuellement la main. Nadjka se tourna ensuite vers Iphigénie :

- Ça, c'est ma pitchoune ! Félicitation ma petite ! On aurait dû te demander ton avis dès ce matin, on aurait perdu moins de temps ! Je vais me rendre sur votre radeau flottant pour rencontrer votre cartographe afin de préparer notre voyage de demain.

Sur ces paroles qui s'adressaient uniquement à la jeune femme, la cheffe des Néphélés pivota sur ses talons. Elle glissa difficilement sa carrure dans l'encadrement de la porte, puis disparut dans l'escalier. On entendit cependant encore l'écho de son pas pesant jusqu'à ce qu'elle quitte défensivement l'auberge.

Le capitaine de la Perle, lui emboita le pas, presque aussi agité que son second. Ils tiraient tous deux des têtes d'enterrement à la simple perspective de cette femme se baladant à sa guise sur leur bâtiment. Trop tard, Iphigénie se rendit compte de sa lenteur car à présent, ne restait dans la pièce qu'elle et le garde-du-corps.

La jeune femme rajusta précipitamment l'épingle qui fermait sa cape et n'eut cependant pas le temps de se lever avant que Nicolas ne soit sur elle. Lorsqu'elle sentit la main du garde-du-corps sur son bras et qu'il lui mit sous le nez son expression de colère, elle sut qu'il venait de comprendre qu'elle venait de le rouler.

- Je sais pourquoi Raphaël Cibo vous a envoyé ici. Et je ne laisserai personne me damer le pion.

S'il s'était attendu à une réaction de peur de la part d'Iphigénie, le pauvre en fut pour ses frais. Lisse et dépourvue d'émotion, la jeune femme le toisa de haut en bas avec une trompeuse froideur. En son for intérieur, elle bouillonnait de frustration en constatant que son ennemi en savait plus sur sa propre mission qu'elle-même. C'était monde à l'envers, enfer et damnation !

Pistache, tranquille et discret depuis le début de la réunion, bondit alors de dessous la banquette et gronda. L'image de sa petite frimousse toute retroussée n'était pas censée avoir un tel effet, pourtant cela suffit pour que Kratein lâche le bras d'Iphigénie et recule de quelques pas, ses doigts cramponnés au pommeau de sa claymore. Iphigénie en fut intriguée certes, mais elle ne renonça pas cependant à mettre à profit cette diversion. La lame en acier dissimulée à l'intérieur sa canne, jaillit de son étrange fourreau et sa pointe piqua Kratein à la gorge. Son expression de stupeur était savoureuse.

- Monsieur, nous ne sommes plus à la Cour : nous sommes loin du Maréchal, loin des manières et des robes encombrantes. Nous n'obéissons plus aux mêmes règles et vous ne me plierez pas aux vôtres. Si vous voulez vraiment arriver à vos fins, il vous faudra être plus malin que moi. Et je doute que ce soit possible. Maintenant, si cela ne vous gêne pas...

La pointe de la lame glissa sur sa pomme d'Adam, dessinant une ligne de sang et fut remise au fourreau. Iphigénie n'allongea pas plus que nécessaire sa provocation avant que le garde-du-corps, escrimeur émérite, ne réalise qu'elle savait autant manier sa lame que tricoter. Lâchant-là ses derniers mots, elle profita de l'ascendant qu'elle avait pris pour quitter la salle aussi rapidement que possible, et Kratein n'eut pas la présence d'esprit de la rattraper. Ce qui aurait été dommage car après avoir remporté leur premier face-à-face avec autant de panache, en toute modestie, cela aurait tout gâché.

Elle consacra le reste de sa journée à ne rien faire et à ne surtout pas sortir de sa chambre. Sa fierté n'était pas suffisante pour effacer les principes de prudence élémentaire, nécessaires avec Kratein rodant autour. Terminer noyée à cause d'un possible concours malheureux d'évènements avant même d'avoir posée un pied sur la Perle, ce serait une fin de carrière assez déshonorante.

Un comble.

Iphigénie ne savait plus que faire avec ses cheveux. Elle avait sous-estimé la force du vent en haute mer. Ce dernier défaisait tous ses chignons et ramenait violemment les pans de sa cape devant son visage. Elle crachota quelques mèches qui s'emmêlaient devait ses yeux, puis se battit à l'aveugle contre sa cape dans une succession de mouvements ridicules, évoquant les rotations des ailes de moulin. Elle remporta non sans mal ce combat pathétique et coinça en désespoir de cause, ses cheveux dans sa chemise.

Nadjka, deux mains sur la barre, immense roue plantée au milieu du pont arrière, la regardait faire avec beaucoup d'amusement. Elle se permit même par-dessus le marché de faire des commentaires sur l'esthétique du résultat.

Elle couvrait aussi de sa voix grave, toutes les remarques du second qui papillonnait autour des deux femmes. Ses injonctions à suivre la boussole ou au moins à jeter un coup d'œil à un instrument de mesure, furent toutes ignorées par la géante blonde.

Finalement, au bout de dix minutes de ce manège, Nadjka décida d'y mettre un terme. Elle tempêta et beugla un tonitruant « Je suis née sur ces mers, ce n'est pas toi qui va m'apprendre à retourner chez moi ! », avant de l'écarter d'un coup de bras. Que ce fut par courage ou par stupidité, le second tenta de revenir à la charge. Il fut au final dissuadé de répliquer quoi que ce soit par un grondement d'Erik.

N'ayant pas encore le pied sûr avec un tel roulis, Iphigénie tituba avec l'assurance d'un poulain qui essaye de se mettre debout. Elle se jeta plus qu'elle ne marcha jusqu'au bastingage où elle se cramponna comme si sa vie en dépendait. Son teint était demeuré olivâtre depuis qu'elle avait enfin surmonté son mal de mer qui l'avait gardée clouée dans sa cabine, trois jours durant. Depuis, elle ne quittait plus le pont et l'air frais.

Elle comparait sans cesse ses conditions de voyage avec celles de sa vie à la Cité et enviait très sincèrement ces dernières. Dieux qu'elle regrettait la Cour... L'organisation, la hiérarchie, les gens... Rien n'était semblable. Et par le dieu qui pleure, si elle avait souhaité baigner dans une telle crasse et être entourée de puces sur une couchette large comme un avant-bras, elle serait restée à SombreRefuge.

Le mal de mer en prime, l'avait achevée.

En parlant de puces et autres parasites, Kratein était épargné par le mal de mer. Il bénéficiait visiblement de beaucoup de temps libre qu'il occupait à lire dans le quart des officiers ou perché sur le pont des officiers à la fixer. L'aspect glauque de cette occupation inquiéta Iphigénie dans un premier temps. Finalement, elle se convainquit qu'il s'agissait juste d'un psychopathe.

Autre fait notable, Iphigénie reçut la visite d'un albatros.

Nadjka ne fut pas surprise de voir au matin du cinquième jour de traversée, s'écraser sur le pont un énorme tas de plumes plus grises que blanches. La jeune femme n'aurait peut-être pas dû bondir aussi loin en apercevant la masse informe empestant le poisson mort remuer une patte palmée. Nadjka et Erik par leur éclat de rire gras, lui firent payer cette excessive réaction.

- Qu'attends-tu, Pitchoune ?

- Ah, parce je suis censée faire quelque chose ?

- Les albatros comme les faucons, servent de messages en mer. Regarde, il doit y avoir une lettre.

Iphigénie, de moins en moins inspirée par l'envergure plus que respectable de l'oiseau, n'eut cependant pas à s'approcher de l'albatros. Il battit de ses ailes immenses pour se redresser. Sa taille était telle qu'il peinait dans sa tâche, à l'étroit sur le pont. Il évoquait ces scarabées qui essayent de se remettre sur le ventre. La compassion que ressentit Iphigénie à son égard s'évanouit quand une fois sur pied, l'albatros l'aperçut. Il se précipita aussitôt sur elle en battant des ailes, claquant du bec et poussant des piaulements perçants.

Les nombreuses épreuves qu'avaient affrontées Iphigénie l'avaient préparé à surmonter de nombreuses situations. Survivre à un albatros fou, bien décidé à la suivre partout sur le pont, en revanche, elle devait bien avouer qu'elle n'était pas prête du tout.

Ce fut le moment le plus humiliant de toute sa vie.

Par pitié, Erik y mit finalement un terme en attrapant à bras le corps l'albatros. Les deux géants aux prises avec l'autre, s'immobilisèrent suffisamment pour que la jeune femme, traumatisée pour le restant de ses jours, détache le message de sa patte.

Iphigénie avait imaginé une lettre provenant du Bouffon ou bien du Maréchal. Kratein d'ailleurs devait avoir la même idée car il se frayait déjà un passage vers elle. Pourtant, elle n'émanait d'aucun de ces deux tyrans. Que le sceau de la favorite cachette la missive bouleversait ses prévisions. Suite à sa promesse, cette dernière se rappelait donc à son bon souvenir avec cette lettre au style lapidaire : « Où êtes-vous ? Que se passe-t-il ? ». Ces deux phrases étaient signées « Rebecca ».

- Tu vois, Pistache, je sais maintenant comment la favorite s'appelle.

Une ombre obscurcit son champ de vision et la jeune femme grinça des dents :

- Ce message est pour moi, dégage.

Iphigénie tendit la missive à bout de bras devant le nez de Kratein, enfin parvenu devant elle. Ce dernier parut dépité. La jeune maîtresse des Tea Party bénit Erik qui en plus de retenir l'albatros fou, éloigna ensuite le garde-du-corps d'un regard noir.

Elle descendit en toute vitesse dans sa cabine pour prendre son nécessaire à écrire avant de remonter presque aussitôt à l'air libre avant d'avoir la nausée. Elle se cala contre la barre, au pied de Nadjka. Sa plume suspendue au-dessus du papier, Iphigénie hésita.

Elle ignorait par quoi commencer et ce qu'elle était autorisée à révéler. Que pouvait-elle cependant dévoiler, elle qui ignorait tout du plan du Bouffon? Quelques nouveaux instants de doutes furent nécessaires avant qu'elle ne trouve enfin l'inspiration. Sans donner de noms, elle dépeignit le trajet jusqu'au port le plus comiquement possible, brossa un portrait de Nadjka et d'Erik et ne put s'empêcher de glisser quelques insultes gratuites sur Kratein. Elle exposa dans la foulée les quelques faits dont elle était au courant, soient le blocus et la pénurie de nourriture prochaine.

Cette peinture de la situation lui permit de demander si les conséquences du blocus étaient déjà observables, ou si absorbée par tous ses problèmes, elle n'avait pas remarqué les signes avant-coureurs avant son départ. Elle cacheta la lettre et la ferma avec le sceau de sa bague de Cantatrice. L'albatros plus calme, après l'empoignade d'Erik se laissa accrocher le message tranquillement et reprit son voyage à travers les cieux.

Le lendemain de la visite de l'albatros, la lagune fut en vue, bien que cette dernière fût cachée par un spectacle bien plus imposant. Ce qui se dévoila alors, était indescriptible: Iphigénie se précipita au bastingage. Les yeux écarquillée qui lui donnait un air d'illuminé, elle regrettait de ne pas en avoir assez, incapable de regarder partout à la fois. Les marins abandonnèrent leur poste et s'agglutinèrent comme elle, bouche bée. Même Nicolas avait perdu sa superbe et c'était chose suffisamment rare pour être soulignée.

Derrière eux, toujours à la barre, Nadjka n'était plus que fierté.

La flotte de guerre Néphélée couvrait les eaux de la crique d'une marée de voiles bleues, dansant au rythme des vagues. Les navires paraissaient gigantesques, à côté leur trois-mâts était une risible coquille de noix. Iphigénie comprenait mieux le mépris de Nadjka à l'égard de la « Perle ». Ce n'était pas temps leur nombre qui donnaient cette impression de couvrir la mer, mais bel et bien leur taille. Comment était-ce possible qu'un navire ait autant de mâts et de voiles ? On aurait dit un château flottant.

- C'est... beau..., lâcha Iphigénie.

Pour une fois, elle était à court de mots et incapable d'exprimer sa pensée d'une manière plus constructive que ce balbutiement. En dépit du vent glacial, Iphigénie en oublia de refermer sa cape. Elle se sentit aussi oppressée que subjuguée tandis que glissant sur les eaux de la lagune, la Perle longeait les navires Néphélés, deux fois plus haut que le sommet de son grand-mât. Quelques visages sauvages et sévères, balafrés par d'étonnantes peintures colorées, parurent au-dessus d'eux, ceux des Néphélés qui les regardaient passer. Nadjka lâcha enfin la barre et sa lourde main s'abattit sur l'épaule d'Iphigénie qui ploya.

- Ne t'approche pas trop du bord Pitchoune, tu risques de tomber à l'eau. Alors, est-ce que cela te plairait d'en visiter un ?

- Un bateau ?

- Non, un placard...

Iphigénie se sentit redevenir une enfant en quelques secondes. Le mal de mers, les puces, les odeurs pestilentielles et la grossièreté des marins lui parurent très superficiels face à une telle expérience qui n'arrive qu'une fois dans une vie. Elle trépignait comme une gamine avec un sourire qui faisait trois fois le tour de son visage. Sans qu'elle s'en aperçoive, ses peurs, son perpétuel qui-vive, son maintien sérieux et ses manières furent éclipsé. Elle oublia tout et revint treize ans en arrière, lorsqu'elle était encore naïve et curieuse. Les joues roses de plaisir, la jeune femme décocha un sourire si rayonnant qu'il tira même une moue affectueuse à Erik.

- Oh oui ! Avec grand plaisir !

Nadjka ordonna de jeter l'encre et la « Perle » s'arrêta entre deux grands navires Néphélés, minuscule entre ces deux géants. La capitaine de Narvals s'approcha du bord à son tour et hurla un ordre dans un patois incompréhensible. Une échelle de corde se déroula dans un concert de claquement sourd et l'extrémité tomba au pied de la cheffe des Narvals. Kratein écarta les marins pour passer, mais le bras d'Erik massif comme un tronc, lui barra le passage vers l'échelle de corde.

- Seulement la pitchoune. Pour l'instant, gronda Nadjka d'un ton sans appel.

Les yeux de Nicolas, vexé et contenant sa fureur à grand peine, ne les lâchèrent pas tout le temps de leur ascension. Iphigénie gravissait difficilement tous les échelons, ballotée par le vent. De temps à autre, Pistache cramponné avec l'énergie du désespoir contre elle, laissait échapper un piaillement terrifié. En atteignant enfin le haut, la jeune femme attrapa la première main qui se tendait devant elle.

La personne la hissa sur le pont et elle se retrouva face à un jeune homme, cheveux noirs en bataille au visage lacéré de peintures de guerre évoquant des coups de griffes sanglants. Le regard de ce dernier se fit hagard, puis descendit vers leurs mains entrelacées. Il la lâcha presque aussitôt et disparut dans la foule des Néphélés amassés sur le pont avant qu'Iphigénie n'ait eu le temps de le remercier.

Nadjka était lumineuse et la jeune maîtresse des Tea Party réalisa à quel point son navire et ses compagnons lui avait manqué, à croire qu'elle était partie une année entière. Elle enchaînait les accolades et riait avec un nouvel arrivant, un barbu à l'air sympathique. Les Néphélés n'étaient pas, pour la plupart, aussi imposants que Nadjka. Cependant, tous la surplombaient d'une bonne tête, ce qui n'était pas difficile en soit, vu qu'Iphigénie n'était pas très grande.

Une dizaine de Néphélées observait d'ailleurs Iphigénie avec attention, comme si elle était une bestiole peu commune qu'ils n'auraient jamais vue, un genre de bête de ménagerie. La jeune femme commença à se sentir un peu mal à l'aise.

- Tu es habillée comme une Néphélée, mais tu n'es pas une Népéhélé. Qui es-tu, petite chose?

Ce grommellement émanait d'un grand homme barbu penché vers elle. Iphigénie fut tentée d'appeler Nadjka au secours, mais elle avait disparu de sa vue. Elle n'avait pas envie de ressembler à un enfant perdu qui cherche sa maman dans un grand magasin. Un second homme de forte stature s'approcha d'elle en faisant tinter les breloques en os qui pendaient de sa grande pelisse noire et s'accroupit devant elle, en prenant appuis sur ses genoux afin de mettre son visage à la hauteur du sien.

- Ecoute petite, nous n'avons plus de place dans le dortoir des enfants. Alors, tu vas rester sur ta coquille de noix d'accord ?

- J'adore quand vous me parlez comme à une débile, répliqua Iphigénie en haussant les sourcils.

Quelques Néphélés éclatèrent de rire et l'homme sourit :

- C'est bien, tu as une langue... Alors comment tu t'appelles, petite ?

- Cessez de me parler comme ça, vraiment. Je ne suis pas une enfant.

- C'est ça et moi, je suis un elfe. Mais c'est normal de vouloir paraître plus âgé, rétorqua l'homme en souriant toujours un peu plus.

- S'il vous plaît, ça devient vexant, là....

- D'accord, on va arrêter, gamine. C'est mignon comme tu te mets en colère..., renchérit une femme arborant une longue natte blonde avec un petit air moqueur.

- Je ne suis pas une enfant, demandez à Nadjka, elle vous dira...

- Pitchoune ! Tu es là ! Je t'avais perdu de vue ! Arrêtez-vous tous ! Vous allez lui faire peur !

Non Nadjka, ce n'est pas ça qu'il fallait dire...

La Néphélée la souleva de terre et la montra bien haut à tous les marins autour, tournoyant sur elle-même :

- Voilà, ça, c'est ma protégée : elle va rester à bord de ce navire pour les prochains mois. C'est un lien d'honneur ! Le premier qui touchera à un de ses cheveux, je le balance moi-même par-dessus le bord ! Clair ?

Un murmure d'assentiment parcourut la foule et Nadjka reposa Iphigénie brutalement par terre. Elle lui ébouriffa affectueusement les cheveux et lui glissa :

- Nous n'allons pas tarder à lever l'ancre, alors tu fais comme cette semaine : tu restes près de la barre, tu ne touches à rien et tu ne gênes personne dans la manœuvre.

Nous sommes ici pour enterrer le respect et la dignité. Reposez en paix.

Iphigénie poussa un profond soupir. Certes, elle n'avait plus de responsabilités comme à la Cour mais si la contrepartie était de passer pour une gamine de treize ans... C'est vrai que ses joues étaient encore rondes comparés aux visages murs et tannés par le sel des Népéhélées. Elle avait l'air plus jeune mais tout de même, à ce point-là ?

Nadjka hurla au capitaine de la « Perle » de les suivre comme cela avait été convenu à l'avance, puis déterminée, alla rejoindre ce qui semblait être les officiers. Un des marins traversa le navire en courant, passa comme une flèche devant Iphigénie. Il décolla du sol d'une simple impulsion du pied et attrapa au vol la corde reliée à une immense cloche dorée, dominant le pont principal.

Un tintement assourdissant si puissant, qu'il devait s'entendre des lieues à la ronde, résonna et son écho courut sur l'eau. De part et d'autres, l'immenses gerbes d'eaux se soulevèrent alors : les Néphélés remontaient leur encre. Ce fut au tour des voiles de se déployer complètement. Le ciel se couvrit de voile azur et les gigantesques navires bondirent en avant. Au lieu de se heurter les uns aux autres, les bateaux filèrent hors de la lagune et prirent la direction du large dans une formation impeccable, le navire d'Iphigénie en tête.


Bonsoir !

Ceci est ma première publication depuis plusieurs jours. Je trouve ce chapitre un peu long, j'hésite à le séparer en deux parties, qu'en pensez-vous ?

En tout cas, je suis heureuse de reprendre ma présence sur Wattpad avec Iphigénie et ses aventures qui ne font que commencer !

J'espère que vous avez apprécié la lecture ! Le prochain chapitre sortira lundi prochain ^^

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top