Chapitre 22. La revanche de Kratein [Partie 1]

Pistache était comme un fou, à bondir d'excitation tout autour d'Iphigénie sur le quai d'embarquement. Le fiacre les avait conduit tous les deux à la sortie de la ville, jusqu'aux trois hangars et aux plateformes d'atterrissage accrochées à flanc de colline. La capacité d'accueil de cette aérogare était limitée, cependant, avec l'arrivée de Raphaël Cibo dans les affaires de la villes, des améliorations seraient apportées afin de facilité les arrivées et les départs. La jeune femme s'avança en sifflotant sous l'immense charpente en treillis du plus gros hangar. Le claquement de ses pas résonna sur le béton accompagné par les piaillements du lémurien, alors que la silhouette écarlate du préposé à l'embarquement se détachait des ombres du hangar pour venir à sa rencontre.

- Tu n'as probablement jamais pris de dirigeable de ta vie. Tu as le droit d'être aussi excité, souffla l'Argyre.

Iphigénie ne savait pas si elle s'adressait à son animal de compagnie ou à elle-même, car après-tout, elle n'était pas montée dans un engin pareil depuis très longtemps. Lorsque sa famille était encore en grâce, elle avait eu l'occasion de se rendre dans leurs propriétés à la campagne de cette manière et puis la Déchéance avait eu lieu. Le groom en livrée rouge souleva sa calotte pour la saluer lorsqu'elle parvint à sa hauteur, puis, très cérémonieusement, tendit son bras vers l'entrée du dirigeable.

- Bonsoir Madame, je vous souhaite la bienvenue à bord du Mistral. Si vous pouviez avoir l'amabilité de me suivre, déclara le préposé sur un ton agréable avant de saisir une de ses malles qui avaient été apportées jusque dans le hangar par le conducteur du fiacre.

En le voyant peiner, Iphigénie dut reconnaître qu'elle l'avait légèrement surchargée. En plus de ses vêtements, elle avait également embarqué quelques souvenirs, dont quelques jouets pour le Dauphin. Il lui tardait de revoir sa petite bouille. Depuis le temps, il avait du grandir ! En faisant un bref calcul, elle se rendit compte qu'elle allait s'être absentée plus de cinq mois de la Cité, six en réalité si son compte était exact. Elle se demanda soudain ce qu'elle allait retrouvé à la Cité et dans quel était serait la Cour après les récents évènements. Les retrouvailles avec Kratein lui avaient accordé l'exact bon remède à son apathie et le coup de fouet dont elle avait besoin. Les Néphélés étaient partis, elle avait pris sa décision : elle n'allait pas ressasser le passé éternellement. Cela ne servait à rien de se morfondre d'autant qu'elle avait eu l'occasion de partir,d'être aimé, elle l'avait refusé : à présent, elle devait assumer au lieu de se plaindre. De toute façon, elle n'avait pas d'autre choix.

La Maîtresse des Tea party n'était pas encore tout à fait de retour mais cela n'allait pas tarder.

Iphigénie  reporta son attention sur ce que le groom racontait, mais héla, sa voix était dépourvu de la moindre tonalité, si bien qu'elle suscitait en elle une incroyable envie de dormir.

- A votre droite, vous pouvez apercevoir le fumoir, indiqua-t-il en pointant une porte-vitrée au travers laquelle elle apercevait un groupe d'hommes en costume un cigare en main. Comme vous pouvez le constater, certains de nos voyageurs sont déjà à bord. Sur votre gauche, la salle des repas. Nous servirons le dîner à vingt-heures.

Ils continuèrent d'explorer les quartiers des voyageurs à l'intérieur de l'aérostat jusqu'à ce qu'enfin, le préposé ouvre une porte qui donnait sur pièce exiguë à peine aussi grande que sa chambre sur la navire de Nadjka.

- Madame, votre cabine. En espérant qu'elle vous siéra, je vous souhaite un bon voyage à bord. Un serveur viendra vous chercher pour le dîner.

La jeune femme le retint à temps juste avant qu'il ne s'en aille :

- Une dernière chose, je vous prie.

- A votre service, Madame, répondit-il en claquant des talons. 

- En combien de temps, pouvons-nous raisonnablement espérer rallier la Cité ?

-  Un peu plus deux semaines environ.

- C'est assez long, grinça Iphigénie qui voyait son précieux temps gâché. 

- Certes, Madame mais nous sommes très loin de la Cité et il faut compter les escales afin de se ravitailler. Si vous avez d'autre question, n'hésitez pas à tirer sur le cordon que vous voyez ici.

L'Argyre le remercia avant de s'enfermer dans sa cabine. Elle ne s'était pas attendue à un tel périple, mais après tout, c'était toujours moins long que le bateau. Elle fit volte-face et eut un instant de frayeur en apercevant une personne en face d'elle avant de se rendre compte qu'il s'agissait uniquement de son reflet.

Par le dieu qui pleure, sa paranoïa était de retour.

La jeune femme en profita  pour présenter son profil à la glace. Elle avait légèrement bronzé à force d'être restée dehors, pourtant sa peau était si blanche que tout ce temps au soleil n'avait pas suffi pour ôter son air pâle. Trois mois au soleil et tout ce qu'elle avait récolté était une collection de tâches de rousseur sur le nez... Il ne faudrait hélas pas beaucoup de temps pour que sa peau retrouve sa carnation habituelle. Au moins ne passerait-elle pas pour une sauvage au milieu de toutes les courtisanes au teint blafard, caractéristique des nobles.

Son regard glissa enfin jusqu'au col de fourrure son manteau, puis au reste de sa tenue. Cette fois-ci son soupir fut plus mélancolique d'irrité. Elle avait pris goût en effet aux vêtements Néphélés et particulièrement aux pantalons, une fois retiré l'odeur de graisse de phoque et les puces, cela allait de soi. Tout ce temps à Port-salut, elle avait certes retrouvé des tenues plus consensuelles, mais n'avait pas encore abandonné ses pantalons. Ce soir, elle allait définitivement renouer avec son monde ce qui impliquait hélas...

Elle ouvrit d'un coup sec sa malle et un flot de jupons s'en déversa.

- Quel encombrement inutile... Pas vrai, Pistache ? grommela Iphigénie en pivotant vers son lémurien qui avait élu domicile entre les coussins de son lit.

- Irk, couina l'animal.

Iphigénie lui caressa affectueusement le dos.

- C'est vraiment dommage que tu ne puisses pas parler. Je suis sûre que tu aurais de bons conseils à me donner.

Elle se débarrassa de ses anciens oripeaux, puis effectua une rapide toilette, dans l'étroite salle de bain, attenante à sa cabine. Comble de la malchance, cette dernière était à peine assez grande pour l'accueillir, elle et son corps pourtant modèle réduit. Lorsqu'elle revint vers sa malle, les jupons et les tenues étaient toujours épandus sur le sol dans un nuage de dentelle et de soie parfumée.

- Ce soir, je renoue avec l'élégance et le raffinement, se répéta Iphigénie. Il me faut quelque chose à la hauteur...

La jeune femme n'aimait pas beaucoup passer de temps sur le choix de ses tenues, pourtant, cette fois-ci,  elle hésita plusieurs minutes avant de sélectionner avec beaucoup de soin sa première robe de soirée depuis une éternité. Enfer et damnation, c'était vrai : elle n'en avait pas porter depuis le soir de son arrestation par Lamperouge, si sa mémoire était exacte.

Un moment inoubliable, indéniablement.

Elle exhiba devant elle une superbe pièce en satin écarlate, après avoir dédaigné les jupons extravagants de crinoline, devant le nez de son lémurien. Pistache bailla et retourna se cacher au chaud sous ses châles à l'intérieur de la malle.

- Évidemment, tu n'en as pas grand-chose à faire ! railla la jeune femme en secouant ses boucles brunes.

Iphigénie finit par enfiler son corselet, bien plus pratique que les corsets et largement suffisant pour l'usage. Elle s'habillait seule, les corsets avait donc dû être vite exclus de sa garde-robe. En en fait, l'Argyre se flattait qu'aucune dame de la Cour, en dépit de leurs petits yeux scrutateurs à l'affût d'une erreur de goût, n'avaient jamais pu percer ce secret à jour. Une rapide séance de maquillage fut nécessaire avant qu'elle n'accroche enfin sa paire de boucle d'oreille en argent et mette en place son éternel monocle. Elle hésita un instant devant la tablette sur laquelle le bijou reposait, puis fixa finalement la fibule de Miuzaki en évidence sur le devant de son corsage.

- Viendras-tu avec moi, Pistache ?

-Irk ! glapit ce dernier en bondissant sur son épaule valide.

Le primate avait un peu grossi, et la jeune femme vacilla un peu sous son poids avant de reprendre finalement son équilibre. Lorsqu'on toqua à sa porte, Iphigénie était prête.  Le groom qui l'avait accueilli, se tenait dans le couloir en face de sa porte, il la regarda sortir sans en croire ses yeux.

- Madame ? hasarda-t-il.

L'interrogation dans sa voix était palpable; Il était vrai qu'entre l'Iphigénie qui l'était arrivée, cheveux en désordre, habillée à la Néphélée, et celle qu'il avait sous le nez, il n'y avait presque aucune ressemblance. Il se reprit bien vite, se rappela pourquoi il était venu e premier lieu, puis l'entraîna à sa suite jusqu'à la salle à manger.

Une demi-douzaine d'hommes était déjà installée à la longue tablée. Ils se levèrent poliment lorsqu'elle entra comme le voulait les règles de bienséance avant de se rasseoir. L'Argyre prit place sur un siège libre et espéra que personne n'allait lui adresser la parole, elle n'avait aucune envie de se forcer à faire la conversation avec ces inconnus. Heureusement, tout le monde eut le bon goût de manger en silence.

Une pensée traversa alors la jeune femme sans qu'elle comprenne exactement pourquoi elle réfléchissait à cela maintenant : il y avait peu de diversités entre ses commensaux qui formaient une communauté  très masculine. Elle paria qu'elle allait être la seule femme du voyage et songea qu'il faudrait bien à nouveau se réhabituer à son univers où les femmes même si certaines possédaient du pouvoir dans l'ombre, n'étaient jamais nommés aux postes de renom. Exception faite d'elle et Gwen, il ne lui semblait pas avoir croiser d'autres femmes aussi haut placée. Sa fourchette se suspendit un instant à quelques centimètres de sa bouche, son esprit avait obliqué vers le bouffon et elle songeait qu'il était un sacré personnage pour l'avoir promu aussi haut. Voilà un homme qui ne correspondait pas à une image conventionnelle et dont les prises de décision étaient aussi peu académiques. Elle enfourna finalement sa fourchette pleine de ragoût. Finalement, Nicolas Cibo s'avérait être un personnage fascinant. Elle n'arrivait même plus à lui en vouloir de l'avoir expédiée ici : elle avait passé de trop bons moments pour éprouver la moindre rancœur. La jeune femme se sentait paisible... Et Kratein rentra dans la salle à manger.

- Bonsoir.

Un frisson parcourut Iphigénie dont le sourire se figea pour l'empêcher de se faner. Elle leva doucement les yeux de son assiette et eut le déplaisir de confirmer hélas que sa vue ne l'avait pas trompé. A leur groupe déjà très masculin, venait donc de s'ajouter son représentant favori du « sexe fort ». Dans un de ses plus beaux costumes d'apparat, Kratein propre et rasé de près, venait de franchir le seuil de la salle à manger. Il s'était reprit vite le bougre.

- Bonsoir, embraya immédiatement l'Argyre. C'est dommage, je trouvais que la barbe vous allait bien.

La provocation n'était pas nécessaire, mais Iphigénie avait de toute façon  prévu de s'enfermer à double tour dans la cabine  afin d'éviter ce psychopathe. Le garde-du-corps détourna le visage et porta, dans un geste maniéré qui ne lui ressemblait pas, sa main à son nez comme s'il se sentait soudain indisposé par une odeur désagréable. Iphigénie darda sur lui un regard noir sans comprendre avant qu'il ne reprenne une attitude normale.

- Veuillez me pardonner, épouse de mon maître. J'ai cru que vous portiez encore votre ancien parfum.

L'insulte perdue pour les autres passagers, inspira à son interlocutrice un paquet d'insultes colorées. Elle espérait sincèrement s'être suffisamment lavée pour ôter réellement toute odeur de la graisse de phoque à laquelle Kratein faisait indéniablement allusion.

Le repas n'aurait pas pu être plus embarrassant. Kratein et Iphigénie se défiaient du regard à travers les chandeliers posés sur la table. Il régnait dans la salle à manger un silence de mort sur fond de cliquetis de couverts et de quelques phrases polies pour demander le sel. Le repas se finit plus rapidement que prévu, car les convives s'empressèrent de vider leur assiette le plus vite possible afin de fuir l'atmosphère oppressante de la pièce.

Au terme du dîner, Iphigénie en était finalement arriver à la conclusion que pour empêcher Kratein de venir l'égorger dans son sommeil, il faudrait plus qu'un verrou. Il ne restait plus qu'à espérer que sa malle serait assez massive pour bloquer un peu la porte. 

Le voyage s'annonçait long.

Finalement, sa bonne étoile qui n'était pas la dernière des incompétentes veilla correctement sur Iphigénie. Les hostilités ouvertes que la jeune femme s'était apprêtée à affronter, n'eurent pas lieu, Kratein parut se souvenir en effet que déclencher un scandale en publique n'était pas digne de lui. Ils se contentèrent donc tout deux d'une atmosphère glaciale à faire neiger ans le désert lorsqu'ils étaient ensemble, ainsi que de multiples regards noirs pour la forme, quand ils ne s'ignoraient pas tout simplement. Ils s'étaient infligés mutuellement suffisamment de dommages pour qu'ils se considèrent à égalité, ce qui n'allait certainement pas marquer la fin de leur rivalité. Avant qu'elle oublie la tenue piteuse de Kratein tout boueux et barbu au fond de cette oubliette, il allait encore s'écouler un bout de temps.

Contrainte de passer deux semaines en leur compagnie, Iphigénie tenta quelques essais pour sociabiliser avec les autres voyageurs. Toutefois, elle n'avait aucun goût pour jouer les femmes mondaines en dépit de ses efforts, d'autant plus que cet exercice, déjà compliqué avec les courtisanes à l'heure du thé, fut plus ardu encore avec des hommes qui refusaient d'aborder des sujets plus intéressants avec elle que le temps qu'il faisait ou des notions de comptabilité. Si bien qu'ils se rabattirent à leur mode de conversation par défaut, c'est-à-dire, l'aborder avec condescendance.

A l'inverse, Kratein se fondit parfaitement dans le moule, une ordure parmi les ordures quoi de surprenant ? Elle était sûre qu'il détruisait sa réputation en parlant d'elle dans son dos. Plus le temps passait et plus elle se sentait prise au piège dans le dirigeable. Elle était à deux doigt de demander un parachute pour sortir enfin de là, quitte à faire le reste du trajet à pied, lorsque le capitaine annonça enfin qu'ils s'apprêtaient à faire escale pour le dernier arrêt avant la Cité, trois jours plus tard.

Iphigénie fut aux anges. Elle fila vers sa cabine pour chercher son lémurien, autant pour lui faire prendre l'air durant l'escale, que pour qu'elle quitte elle-même un instant l'ambiance confinée et étriquée du dirigeable. La jeune femme le chercha partout dans sa cabine, ce qui fut vite faire car elle était pas bien grande, mais fut incapable de mettre la main sur son animal de compagnie.

L'Argyre éprouva presque aussitôt de l'inquiétude, car il n'était pas dans les habitudes de Kratein de se hasarder hors du confort de sa couchette. Elle craignit qu'il fut tomber par-dessus le bord en jouant à l'extérieur.

- Pistache, sors de ta cachette, marmonna-t-elle inquiète, quoiqu'il n'y ait pas beaucoup d'espoir car elle avait déjà regardé partout. Tu n'as rien à craindre.

- Au contraire, Gadji, au contraire...

Iphigénie leva les yeux au ciel et eut la confirmation de ce qu'elle craignait : sa serrure n'était vraiment pas assez solide. Kratein, un étrange outil dans sa main gauche et l'autre derrière son dos, la toisait le regard oscillant entre le mépris et l'amusement. Quoiqu'il manigance, cet amusement était forcément préjudiciable à la jeune femme. Iphigénie se recula, en tâtonnant discrètement derrière elle  du plat de la main derrière à la recherche de n'importe quoi qui lui serve d'arme.

- Ce n'est pas très digne d'un gentilhomme de jouer les cambrioleurs en forçant la porte d'une dame.

-Une dame... Mon maître ne méritait pas une si piètre épouse, pas plus que tu n'es digne de cette appellation, railla le garde-du-corps.

La jeune femme porta son attention sur l'outil avec lequel il jouait négligemment. Elle reconnut un rossignol, avec lequel il avait dû crocheter sa serrure.

- Vous n'allez pas me faire croire que vous avez attendu tout ce temps pour venir me provoquer.

- Je suis très patient, gadji, rétorqua Kratein.

- A ce niveau-là, on ne parle pas de patience mais de psychose.

- Qu'importe.

- Si cela me dédouane un peu à vos yeux, je vous informe que je ne suis toujours pour rien dans votre emprisonnement. 

- Une personne dans votre entourage proche l'est en revanche.

- Alors, c'est lâche de vous en prendre à moi pour l'atteindre.

- Oh, vous vous trompez. Ce que je m'apprête à faire n'a aucun rapport avec tout ce qui s'est passé à Port-Salut.

Iphigénie fronça les sourcils et s'assit sur son lit,  consciente que même si elle souhaitait s'enfuir, elle n'arriverait jamais à passer outre Kratein qui se campait sur le seuil.

- Un évènement se serait-il produit dans la Cité ? Vous avez des nouvelles du Maréchal et du Bouffon ? s'enquit-elle.

- Précisément. Navré, je viens de tomber à court de patience. 

D'un geste si vif que l'Argyre n'aperçut de l'objet qu'un éclat blanc, il brandit ce qu'il tenait caché dans sa main droite derrière son dos. La cabine était étroite et il n'eut qu'à tendre le bras pour le lui plaquer sur la bouche et sur le nez.

Par le dieu qui pleure, du chloroforme...

Iphigénie n'eut même pas le temps de se débattre avant de plonger dans l'inconscience.

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