Chapitre 21. Le départ [Partie 1]
La négociation du contrat de protection des routes commerciales avec les Néphélés fut aussi ardue qu'Iphigénie se l'était imaginée, si bien que cela lui demanda de consacrer deux semaines entières de tractations avant qu'un compromis viable puisse voir le jour. A Sa grande surprise, les Néphélés ne furent pas les plus réticents à l'élaboration du traité, mais bien les comptables et les administrateurs des entreprises de Port-Salut.
Les navigateurs appartenant aux entreprises achetées détestaient cordialement les Néphélés, ce qui provoquait d'inévitables frictions. Durant toutes les négociations, la jeune femme resta donc sur le qui-vive. Connaissant l'impulsivité des Néphélés, il était de son devoir d'empêcher quelqu'un de passer par la fenêtre durant une dispute.
Et ce ne serait certainement pas un Néphélé.
Enfin, un projet constructif put enfin être présenté à Nadjka et aux chefs d'entreprise. Ce fut ainsi, au cours d'une cérémonie solennelle qui pour la première fois depuis cent ans réunissaient Néphélés et hommes de la Cité, les deux parties signèrent le contrat. Le moment était très digne et pompeux, tout ce qu'on pouvait attendre d'une pareille occasion. Les participants enchaînaient les sourires de façades et les discours hypocrite. Iphigénie qui représentait Raphaël Cibo durant la signature du traité, fut ravie de ne pas se trouver dépayser lors de cette cérémonie. Elle dut d'ailleurs être la seule à être profondément amusée tout du long.
L'Argyre ne croisa plus le gouverneur, ce qui était compréhensible car ce dernier était sur les nerfs après que la majorité des revendications de Port-Salut ait été refusé. Comme ce n'était pas les remords qui étouffaient Iphigénie, elle utilisa à bon escient les lettres de cachet qu'elle lui avait extorqué et elle put mener à bien les missions que le Bouffon lui avait confiées. Ainsi, une fois le contrat signé, son travail n'avait pas pris pas fin, loin de là.
A la suite des dons du Bouffon à la ville, Iphigénie fut invitée à poser la première pierre du chantier pour un orphelinat et deux hospices. On ne se refaisait décidément pas car elle se sentit bien à l'aise derrière ce masque de grande philanthrope. La reconnaissance que les habitants montraient à son égard, lui donna de nombreuses idées sur ce qu'elle pourrait entreprendre lorsqu'elle serait de retour à la Cité.
L'interrogatoire des survivants des mercenaires de l'île de la Tortue révélèrent qu'ils avaient été payés deux millions de marks pour bloquer Port-Royal par des membres de la Cour. Cette information eut tôt fait d'être transmise à la Cité et d'après les nouvelles qui leur arrivaient par télégramme, les coupables furent arrêtés dans les semaines qui suivirent. Il apparut aux termes des enquêtes menées là-bas que les premiers instigateurs de l'affaire avait été Maître Balthazar et l'Œil qui avaient été tué des mois auparavant. Leurs amis avaient poursuivis ce projet afin de se débarrasser des Quatre, enfin les Trois depuis l'assassinat de Monsieur. Face à leur échec, l'Argyre songea qu'il lui faudrait un plan plus solide pour les abattre si même un blocus n'avait pas suffit à les faire vaciller.
Lorsqu'enfin la situation se fut stabilisée, que son rapport fut envoyé par télégramme au Bouffon et que tous les navires Néphélés eurent quitté Port-Salut, Iphigénie se retrouva presque désœuvrée. Du moins elle avait le temps de faire de vraies nuits ce que son emploi du temps ne lui avait pas permis de faire depuis des lustres, en fait, depuis la bataille de Port-Salut pour être précise.
C'est ainsi qu'après plusieurs semaines bloqués dans la ville à cause des réparations, les Néphélés durent reprendre la route. Les adieux avec Nadjka, Sergei et surtout Miuzaki ne furent pas aussi pathétiques qu'elle l'avait craint, heureusement, elle aurait détesté pleurer une nouvelle fois. Qu'aurait retenu les deux hommes comme dernière image d'elle en plus ?
- Si jamais vous veniez à vaincre votre aversion de la terre ferme, sachez que vous serez toujours les bienvenus à l'Ambassade, confia Iphigénie à Sergei et à Miuzaki.
Elle les prit tous deux dans ses bras, puis Sergei lui ébouriffa les cheveux avec un air navré :
- J'y ai passé les trente pires années de ma vie, Milady. Je suis vraiment désolée, mais même pour tout l'or du monde, je n'y remettrai jamais les pieds. Par contre, si vous avez envie de nous faire un petit coucou de temps en temps, c'est quand vous voulez.
- Je risque de ne plus avoir une minute à moi, avoua la jeune femme.
- Quelle mauvaise foi... Arrête de paraître plus importante que tu ne l'es.
Sergei avait pris un air faussement hautain, singeant très mal son attitude lors des négociations. Iphigénie se contenta d'y répondre par un sourire.
- Nous allons pouvoir reprendre notre route, ajouta son ami. Le large nous manque à tous.
Iphigénie joua avec la fibule de Miuzaki qui ne la quittait plus. Le cartographe le remarqua d'ailleurs et murmura tristement :
- Quand est prévu ton départ ?
- Demain matin en aérostat. Un dirigeable embarque une première partie des voyageurs vers la Cité, répondit l'Argyre.
- Au revoir alors.
-Oui, au revoir.
La tension entre eux était palpable, si bien que Sergei qui regardait délibérément ailleurs, sentit qu'il était vraiment en trop et se retira discrètement. Miuzaki et Iphigénie se retrouvèrent donc à nouveau face à face comme l'autre nuit.
- Tu es vraiment sûre de ne pas vouloir rester ? lâcha-t-il finalement.
- Absolument sûre. Je dois y retourner. Je ne peux pas me contenter d'écouter mes propres envies et mon seul égoïsme. Je dois protéger de nombreuses personnes et depuis peu, je suis marraine. Il me tarde de rencontrer ma filleule.
- Félicitations et tant pis pour ma pomme.
Iphigénie aurait voulu le consoler, ou même ajouté quelque chose, un bon mot, une grande déclaration peut-être. Les mots restèrent cependant bloqué dans sa gorge. Elle ne put balbutier qu'un pitoyable :
- A bientôt, j'espère.
- Oui, à bientôt, murmura-t-il en réponse.
Le jeune homme fit volte-face brusquement, avança de quelques pas vers la passerelle d'embarquement avant de se mettre soudain à piétiner sur place.
- Je vous aime, lâcha-t-il sans se retourner.
Ses mots demeurèrent sans réponse. Il garda son regard droit devant lui, continua son chemin jusqu'à ce qu'il disparaisse enfin de l'autre côté du bastingage. Le navire Néphélé leva enfin l'ancre, déploya ses voiles et sortit du port en laissant dans son sillage une large traînée d'écume.
Iphigénie, figée, ne put quitter le quai et ne retourna dans sa chambre à l'Hôtel de ville que lorsque le navire fut loin, avalé par l'océan.
Dimitri observait avait avec curiosité la Milady. Depuis qu'elle était rentrée du port pour dire au-revoir à ses amis marins empestant le phoque, elle était tombée dans une léthargie apathique. Elle n'avait pas quitter à vrai dire le rebord de la fenêtre sur laquelle elle était assise depuis plusieurs heures maintenant. Ses mains le caressaient machinalement sous sa forme de lémurien sans être capable de faire quelque chose de plus constructif. Elle gardait les yeux perdus dans le vide, son attention vaguement intéressée par le soleil couchant, le front collé contre la vitre froide. Il avait beau tenter de la tirer de sa mélancolie, elle se complaisait dans son silence. Or Dimitri avait horreur du silence. Après toutes l'agitation des derniers jours, il lui paraissait anormal.
Alors puisqu'il n'y avait que cela à faire, il restait immobile lui-aussi et essayait de se distraire en songeant à tous les plaisirs de la Cour. Cependant, plus le temps passait, moins ces pensées parvenaient à lui faire conserver sa bonne humeur. La tristesse de la Milady l'aurait-il contaminé ?
Pour être franc, il n'y avait pas que cela, ce n'était pas la faute de la Planche-à-pain. Il avait sincèrement aimé ce petit voyage : l'océan, tous ces gens différents, le dépaysement... Il allait retrouver la Cité, tout allait retourner à la normale et cette réalité lui parut fade comparée à toutes les nouveautés qu'il avait découvert ces dernières semaines. Les bals, les divertissements, l'air envenimé et les assassinats de couloirs, bref son quotidien normal et inchangé l'attendait. Il en éprouva une profonde lassitude.
Dimitri se lança à son tour dans la contemplation de la Cour extérieure, il n'avait plus du tout envie de bouger de bouger à présent. Cette réflexion l'avait déprimé. Ils partaient demain, quelle plaie...
Son regard suivit un moment le mouvement mécanique d'un gendarme devant les grilles. Une pensée traversa son esprit amorphe et il ne put s'empêcher de faire un rapprochement entre cet homme en arme et un personnage absent depuis quelque temps maintenant.
- Sais-tu ce qu'il devient l'autre ? demanda soudain la Milady à haute voix.
La bouche pleine de goyaves, Dimitri faillit répondre par réflexe. Il se reprit à temps et se contenta d'un petit "Irk" d'incompréhension.
- Tu sais, Kratein, le garde-du-corps de mon mari, ajouta-t-elle.
Les grands esprits se rencontrent : il pensait justement à cela lui aussi, sauf que contrairement à elle, il avait une petite idée sur où était passé le guerrier aux abdos parfaits mais à la bonne humeur discutable. Si Dimitri avait été sous sa forme humaine, son visage se serait fendu d'un large sourire en songeant à ce qu'il devenait.
Le pauvre garçon faisait actuellement une petite retraite méditative forcée. Il devait être perdu quelque part des geôles de l'Hôtel de Ville, derniers restes architecturaux de son passé en tant que place forte.
La nouvelle de l'emprisonnement du garde-du-corps du Maréchal promettait de lui rendre sa bonne humeur, en revanche, il n'était pas sûr qu'elle apprécie qu'il ait utilisé son nom sur l'autorisation qui avait permis l'emprisonnement de Kratein. Cette manœuvre lui avait permis de ne pas concentrer sur sa personne toute la haine du garde-du-corps qui devait être persuadé qu'ils s'étaient alliés, lui et la Milady. Si jamais Kratein décidait de se venger, et il déciderait de se venger c'était une certitude, ils se partageraient tous les deux sa colère.
Surtout qu'après la peignée qu'il s'était pris quelques jours auparavant, il avait de quoi être en rogne.
Le souvenir s'imposa d'ailleurs clairement dans son esprit et lui tira encore un sourire. Trois semaines auparavant, ils étaient tombés face à face de manière impromptue dans les jardins derrière l'Hôtel de Ville où à une heure pareille, les deux hommes s'attendaient à ne trouver personne. Dimitri car il avait trouvé un compagnon pour partager sa soirée et Kratein car il souhaitait rédiger un message au Maréchal. Pas fou, le jeune éphèbe qui embrassait le Mille-Forme s'était hélas éclipsé pour laisser les deux adversaires face à face.
– Prêt pour une revanche ? avait déclaré Dimitri lorsque la lame de Kratein s'était posée sur sa gorge avant qu'il n'ait eu le temps de faire un geste.
– A l'auberge, dans la chambre de la Gadji, cela ne comptait pas. Vous m'avez pris par surprise en sortant de cette maudite malle, gronda en retour le garde-du-corps.
– Magnanime, je consent à l'oublier. C'était tout de même plutôt lamentable comme défaite en effet.
Kratein n'était pas né de la dernière pluie et se garda bien de répondre à une pareille provocation.
– J'ai appris que tu n'avais rien dit sur moi à la petite Milady. C'est très urbain de ta part, avait lâché Dimitri pour engager un peu la conversation.
Une grimace tordit le visage du garde-du-corps devant un tutoiement aussi familier.
– Ce n'est pas comme si vous m'aviez laissé le choix.
– Tout de même, je souligne ta discrétion. Et tu peux te rassurer, le père de la donzelle ne le saura jamais que c'est toi qui qui l'a déflorée, quoique je crois qu'elle a quand même réussi à se faire épouser ce cher ange... Tu élèves votre bâtard pour te racheter, je crois ? avait ajouté le Mille-forme en restant sur le tutoiement.
– Cela ne fonctionnera que pour cette fois, pour une chose aussi insignifiante.
– Je le sais bien, il faudra que je trouve autre chose pour plus tard. Tu peux écarter ton espadon, s'il te plaît ? Tu vas me laisser une cicatrice et ma gorge est tout de même une des parties les plus réussies de mon anatomie. Entre autres...
Kratein avait mimé un haut-le-cœur très convaincant tandis que Dimitri avait apprécié mettre le rigide garde-du-corps dans une telle gêne.
– Alors, alors, que faisons-nous ? Maintenant que nous sommes à terre, tu veux vraiment régler nos différents ? Franchement, tu n'aurais pas pu attendre demain matin ? soupira le Mille-forme.
– La Milady est dans les vapes, vous demeurez le seul obstacle avant que je n'ai le champ libre à Port-Salut. Vous ne pensiez pas que j'allais vous laisser en paix ?
– J'avoue avoir surestimé ta bonté naturelle, avait raillé Dimitri.
– Le Maréchal m'a demandé de ne pas vous éliminer... Par rapport au gamin.
– Quel chanceux je fais ! Et donc quel est le plan ? M'assommer et... ?
– J'avais pensé vous jeter dans une oubliette et que l'humanité entière vous oublierait.
– Oublier un corps pareil ? Tu vis dans une utopie, mon cher Nicolas.
L'épée s'était enfoncée un peu plus dans la gorge, traçant une ligne de sang sur sa peau. Les yeux de Dimitri scintillèrent alors un instant, ses pupilles se fendirent en deux et le bleu de son iris vira au vert. Dans la nuit, ce détail avant-coureur d'une métamorphose échappa à Kratein qui n'eut pas le temps de réagir.
Il s'était évanouit dans les airs laissant le garde-du-corps menacer un banc où s'était tenu le Mille-forme. Ce dernier se remit en garde et bien lui en prit car un cobra venait de se dresser à ses pieds prêt à le frapper. Kratein allait l'assommer du plat de la lame, mais le reptile avait déjà céder sa place à un sanglier qui encaissa le coup comme s'il s'était agi d'une piqûre de moustique. Le museau de l'animal le percuta dans l'abdomen et Kratein s'effondra dans les graviers du sentier, le souffle coupé.
Il évita de justesse une nouvelle charge et s'apprêtait à bondit sur le sanglier que déjà, la bête n'était plus, remplacée par une souris qui s'agrippant à son pantalon, entreprit d'essayer de se glisser dessous.
Dimitri était peut-être un fumiste qui ne faisait pas grand chose de ses journées, mais pour sa plus grande fierté, il maîtrisant son Don à la perfection. Ses métamorphoses étaient fluides et rapides sans perdre de temps lors des transition. Chacune de ses transformation était imprévisible et si rapide que son adversaire n'avait pas le temps d'agir.
En toute modestie, qu'est-ce qu'il était doué, par les dieux...
Le garde-du-corps réussit cependant à attraper la souris au point de presque l'étouffer dans son poing. Il n'eut pas tôt agi que le rongeur enfla et bientôt, il ne serrait plus une souris dans sa main, mais la gorge d'un lion qui le toisait, tous ses crocs dehors.
Kratein affichait à présent une tête entre la stupéfaction et de la colère. Si on ne pouvait reprocher quelque chose à cet bout-en-train, c'était bien son courage. Son adversaire avait donc lâché immédiatement le fauve, mais le temps qu'il reprenne son épée, Dimitri avait envoyé valser son arme plusieurs pas derrière lui d'un monumental coup de griffe.
Le poids de l'animal le plaqua au sol et il avait beau se tortiller, le garde-du-corps n'avait nul moyen d'échapper au fauve. La bête se retira cependant, ôtant un poids de la poitrine de sa proie et le Mille-forme avait repris son apparence humaine pour lui déclarer :
– Tu vois l'idée de m'emprisonner n'était pas mauvaise. Contrairement à ce que tu pensais, la Milady n'est plus vraiment dans les vapes et a donné quelques ordres à ces gardes incapables de l'Hôtel de Ville qui ne peuvent rien nous refuser pour t'infliger ce que tu comptais me faire. Bon séjour parmi nous, Nicolas.
Pour sa défense, le mensonge lui était venu assez naturellement. Évidemment, le garde-du-corps avait tenté de se relever, puis de lui envoyer son poing dans la figure. Dimitri s'était donc tout naturellement transformer en ours, assommé le bonhomme et mis un terme à leur confrontation.
Oui, cela avait été une bonne soirée, même s'il n'avait pas pu retrouver son amant. Comment s'appelait-il déjà ? Martin ? Leorio ? Ivan peut-être?
La Milady le dégagea doucement de ses jambes et Dimitri atterrit durement sur le rebord de la fenêtre, ce qui la ramena définitivement dans le temps présent. La jeune femme sans poitrine n'avait plus l'air d'être perdu dans sa mélancolie, mais paraissait maintenant préoccupée par la disparition mystérieuse de Kratein.
Le Mille-forme se conforta dans l'idée s'ils allaient retrouver ensemble le garde-du-corps cela pourrait vraiment lui redonner le sourire, et non seulement à elle, mais aussi à lui. Ce serait tellement amusant de se moquer de lui alors qu'il serait enfermé dans une cellule !
Sa décision était prise et Dimitri sauta sur le parquet.
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