Chapitre 20. L'accord [Partie 2]

Les deux femmes restèrent assises sur la grève jusqu'à ce que le froid de la nuit devienne insupportable à Iphigénie. Blottie contre le gilet de fourrure de Nadjka, bercée par des mélodies que marmonnait la Néphélée et les récits de ses voyages, la jeune femme appréciait la protection de la colosse. N'avait-elle pas été le témoin de ses première larme depuis ses dix ans ?

L'Argyre remonta sur ses épaules, puis tranquillement, les deux amies revinrent vers Port-Salut. Mais lorsque la cheffe des Narvals la laissa devant la grille de l'Hôtel de ville au terme de leur marche, Iphigénie se sentit plus abandonnée que jamais. Elle retint Nadjka une dernière fois par la manche, afin de graver son visage dans sa mémoire. Par le dieu qui pleure, allait-elle fondre encore une fois en larmes ?

- Je vais vraiment vous regretter lorsque je partirai.

Nadjka lui frotta affectueusement les cheveux.

- Tu me manqueras aussi, Pitchoune. Je dois retourner voir mon équipage.

Cette fois-ci, sur cet adieu bref, elle quitta définitivement Iphigénie, la laissant seule au milieu de la lumière vacillante des torches de la Cour. Elle avait comme un grand vide dans la poitrine, à présent.

La jeune femme traversa la cour pavée comme dans un songe, dirigée uniquement par la clarté des lustres à l'intérieur tel un papillon de nuit. Son but atteint, la main d'Iphigénie hésita quelques instants au-dessus de la poignée de la porte d'entrée et ses doigts effleurèrent le battant. Au travers de la vitre, elle ne voyait qu'un hall vide, des serviteurs anonymes, pas un visage chaleureux.

Elle n'avait pas envie de rester là ce soir.

Elle s'adossa sur le chambranle de pierre avant de se passer une main lasse sur le visage : peut-être avait-elle encore le temps de rattraper Nadjka ?

- Pourquoi tu tires une tête pareille ? C'est moi qui devrais être contrarié, je te signale.

Prise par surprise, Iphigénie tourna la tête et aperçut Miuzaki qui se levait. Assis contre le mur dans l'ombre des torches, elle ne l'avait pas même remarqué.

- Alors, tu m'expliques maintenant ? Pourquoi vous m'avez écarté avec Nadjka ?

La jeune femme essaya de prendre son air le plus confiant, mais elle n'avait pas la force ce soir de composer son masque habituel.

- Je t'exposerai l'affaire en marchant. Je ne veux plus voir cet endroit, répliqua-t-elle. 

Miuzaki s'étira avec une série de grognements bestiaux et se redressa pour qu'Iphigénie puisse voir son air circonspect ainsi que ses sourcils froncés par la contrariété.

- J'attends depuis deux heures et juste parce que madame se pointe, je devrais me plier à ton caprice ? protesta-t-il.

- Sergei est rentré ? s'enquit soudain l'Argyre en tournant instinctivement son regard vers le port.

- Bien évidemment, répondit son interlocuteur. Il a de menues responsabilités qui ne lui laissent pas le temps de faire le pied de grue pendant deux heures.

Iphigénie ne put s'empêcher de sourire. Après avoir passé du temps avec Nadjka, le tutoiement lui vint naturellement : 

- J'ai compris. Je te présente mes excuses pour avoir mis autant de temps. D'un autre côté, tu pourrais aussi te plaindre à Nadjka. Je ne suis pas la seule fautive dans cette histoire.

- Moi ? Me plaindre à mon capitaine ? Je passe mon tour :  j'ai pas envie de finir dans l'eau du port. Alors qu'avec toi, je ne vois pas bien ce qui pourrait m'arriver.

Amusée, la jeune femme leva les yeux au ciel avant de pouffer. Elle s'arrêta alors un peu surprise par le son qui sortait de sa bouche : se sentait-elle tellement en confiance pour se permettre un tel rire sincère ? Elle releva son regard vers Miuzaki et la réponse lui parut soudain d'une évidence limpide.

Oui.

Troublée, elle remonta la cour de l'Hôtel de ville, le cartographe qui lui avait emboîté le pas, sur ses talons.

 - Je pense que nous sommes suffisamment loin de l'hôtel de ville. Maintenant, je veux tout savoir, lâcha avidement le jeune homme lorsqu'ils eurent atteint les grands boulevards.

Iphigénie prit le temps de tout lui expliquer en détail sa conversation avec Nadjka jusqu'à son accord avec le gouverneur et le potentiel contrat entre les Néphélés et le Bouffon. Étonnement, ce ne fut pas sur ce dernier point que Miuzaki se rebiffa. Il ne semblait seulement pas accepter le fait que les habitants de Port-Salut gardent les mercenaires. Or, la jeune femme n'avait plus ni l'envie, ni l'énergie pour le convaincre avec un beau discours.

- Enfin, c'est leur honneur de guerrier ! Même si ce sont mes ennemis, ce sont des combattants de la mer ! Nous nous devons leur accorder une mort digne, s'emporta le cartographe révolté.

- Parlons d'autre chose, je suis lasse de ces sujets. J'y ai passé littéralement la journée..., marmonna Iphigénie, deux doigts sur l'arrête de son nez.

Elle sentait monter en elle une humeur de dogue. Ces sujets complexes, elle n'avait aucune envie de les aborder avec lui. Miuzaki eut la prudence de laisser tomber, mais son silence laissa entendre à la jeune femme qu'ils en reparleraient le lendemain. Au moins avait-elle gagné un sursis pour ce soir.

- Je veux ajouter quand même un truc : je suis pas emballée sur l'idée du contrat. Mais si Nadjka et toi vous êtes d'accord, c'est que cela doit être une bonne chose quand même. Les autres risques de pas être aussi conciliants que moi... Attend-toi à des négociations compliquées ! expliqua-t-il.

Iphigénie poussa un nouveau soupir. Elle était au courant, sans blague !

- Du coup, je veux participer aux négociations du contrat entre les Néphélés et l'autre pour vous aider toutes les deux, déclara-t-il tout à coup. 

- L'autre ? répéta la jeune femme sans comprendre. De qui tu parles ?

Miuzaki avait l'air mortellement sérieux, cependant, il avait beau la fixer avec un air entendu, elle ne comprenait vraiment pas de qui il parlait. Kratein peut-être ?

- Ton employeur, le connard qui t'exploite et qui te rend malheureuse, grinça-t-il. 

- Je ne suis pas malheureuse, tu te trompes.

Le jeune homme la regarda droit dans les yeux, s'arrêta et la prit soudain par les épaules.

- S'il te plaît, pas à moi... Tu m'en as glissé quelques mots durant la traversée. Bon, je n'ai rien relevé par respect pour toi, mais maintenant... Tu avais peur quand t'as découvert cette lettre piégée. Tu mérites mieux que ça ! Tu ne mérites pas d'avoir peur tout le temps ! Tu n'es qu'un chien à sa botte, tu lui obéis sans réfléchir. Ta morale, ton bonheur, ta sécurité Iphigénie, songe-y !

La jeune femme sentit monter en elle un brusque pic de colère. Elle se dégagea aussitôt de sa prise pour lui faire face, les poings serrés :

- Tu ne comprends pas Miuzaki, tu n'es pas avec moi à la Cour ! Tout ce qu'il me fait faire : je m'en moque ! Avant qu'il ne me donne ce travail, je n'étais plus rien, tu comprends ? J'avais perdu mon honneur ! Ma famille n'était qu'un rebut jeté aux ordures ! Quoique qu'il me reste aujourd'hui, oui, quoiqu'il me reste ! C'est mille fois plus que ce que j'avais avant ! Il ne m'a pas pris mon honneur, il me l'a rendu ! Il m'a rendu un statut !

A la fin de sa tirade, Iphigénie se tut et renifla. Elle tremblait comme une feuille morte face à la violence des mots qui étaient sortis tous seuls. Quelle était cette soudaine montée de sentimentalisme ? Elle n'avait pas du tout prévu de dire cela, qu'est-ce qui lui avait pris ? Autour d'eux, des lumières commencèrent à s'allumer aux fenêtres, puis une femme parut à un balcon pour les invectiver vertement :

- Y'en a qui essayent de dormir ! Allez cuver votre vin ailleurs !

Un autre voisin approuva bruyamment. Miuzaki lui prit la main sans un mot et ils s'éloignèrent jusqu'à sortir à nouveau de la ville pour descendre jusqu'au port où là ils ne risquaient pas de déranger grand monde. 

- Je suis désolé, je ne savais pas, bredouilla enfin le cartographe. 

- Tu n'as pas à t'en vouloir. C'est moi qui te présente mes excuses. Comment aurais-tu pu savoir... Avant l'Ambassade...

Iphigénie baissa les yeux et se prit d'un soudain intérêt pour le sol. La main de Miuzaki se pressa gentiment sur la sienne, lui faisant relever les yeux.

- Ce n'est pas grave, tu n'es pas obligé de m'expliquer. Tu peux laisser tout ton passé de côté avec moi. J'aime la personne que j'ai devant moi et ne te force pas à me révéler ce que tu ne souhaiterais pas.

La jeune femme sourit doucement et soulagé, son cœur battit de moins en moins vite, jusqu'à s'apaiser définitivement. Ils errèrent longtemps dans les petites ruelles et elle se surprit à ne plus ni ressentir ni le froid, ni sa fatigue, ni la douleur de ses blessures. Enfin, ils revinrent au port et s'assirent sur la digue juste à côté du vieux phare.

- Il est peut-être temps d'aller nous coucher. Nous avons un emploi du temps chargé après tout demain, lâcha Iphigénie en étirant son bras valide.

- J'ai une question.

Curieuse, la jeune femme se tourna vers Miuzaki qui semblait mal à l'aise, alors qu'il avait l'air si détendu quelques minutes auparavant. Ce qu'il avait lui dire avait l'air important, elle lui accorda donc toute son attention. 

- Tu te plais bien avec nous. Tu es heureuse, hein... Enfin, je veux dire...

Il marqua une pause, soupira et esquissa une grimace gênée.

- Je manque tout à coup de mots. C'était pourtant si clair tout à l'heure.

La jeune homme laissa s'écouler quelques secondes, puis enfin osa demander :

- Voudrez-vous rester avec nous ? Avec moi ?

Iphigénie l'observa. Il était difficile de voir l'expression du Néphélé dans le noir  mais elle distinguait ses yeux brillants, tels deux éclats d'obsidienne. Elle en fut à nouveau troublé. Il était étonnant qu'elle n'ait pas remarqué cela avant. Une bouffée de chaleur grandit alors dans sa poitrine et elle sentit alors son palpitant battre à nouveau comme un fou. Elle comprit alors avec surprise qu'elle aussi ressentait la même chose : à force de tout refouler, elle avait même ignoré une tel sentiment.

Ce fut pour cela que la réponse qu'elle fut obligée de lâcher lui brisa le cœur.

- Je ne peux pas, répondit-elle après une douloureuse hésitation. Je dois faire quelque chose de très important avant. Ma famille... Elle compte sur moi, je ne peux me permettre de les laisser. Je n'ai pas vraiment l'esprit à cela tu comprends en ce moment, aucun temps pour construire autre chose. Tu me comprends n'est-ce pas ?

- Mais si les circonstances avaient été différentes, tu crois que.., insista-t-il. 

- Oui. Je pense que oui.

Alors, doucement, Iphigénie posa sa tête sur son épaule et ils restèrent immobiles à considérer l'océan étincelant à la lueur du phare. Le temps était calme, le ressac des vagues se chargeait de combler le silence.  

- Je vais t'accompagner sur le navire de Nadjka et je te céderai ma cabine puisque tu ne désires pas retourner à l'Hôtel de Ville.

- Et toi ? s'inquiéta la jeune femme.

-J'ai besoin de marcher encore un peu. Je viens de me prendre un râteau quand même, rétorqua-t-il ironiquement.

Iphigénie afficha un sourire désolée, on ne lui avait jamais proposé cela avant. Elle répondit un peu gauchement :

- Je suis désolée, mais je ne peux pas tout lâcher maintenant, pas après tout ce que j'ai accompli. Et toi, je ne peux t'arracher de la mer pour que tu viennes à la Cité.

Le regard de Miuzaki se perdit à nouveau dans l'horizon.

- Tu as raison. C'est une partie de moi. Je ne vois pas pourquoi tu laisserais tout tomber alors que moi non.Ce ne serait pas juste.

Il hésita quelques instants, puis arracha d'un geste vif la fibule qui retenait l'échancrure de sa chemise et la déposa toute scintillante au creux de la paume d'Iphigénie :

- Tient. Je ne sais pas si nous aurons le temps de passer un moment ensemble dans les prochains jours alors... Voilà, c'est un petit souvenir, pas grand chose, juste pour que tu penses un peu à moi.

La jeune femme reçut le bijou et pour la première fois, elle sentit ses joues rougir. La fibule avait la forme d'un faucon d'argent aux ailes déployées, les traits flous et légèrement usés selon le style très particulier de l'art des Néphélés. Par instinct, la jeune femme retira alors sa chevalière qui l'identifiait comme la maîtresse des Tea Party et dont elle ne s'était séparée durant tout son voyage. Elle n'aurait qu'à s'en faire forger une autre, d'autant qu'elle en avait une dans son bureau au cas où. Durant la période où elle en serait dépourvue, les gens connaissait sa tête, elle n'avait pas besoin de la montrer à tout bout de champs.

Elle ôta donc du cou de Miuzaki son collier et enfila sur le lacet de cuir comme une perle la chevalière qui alla bientôt tinter aux côtés des dents de requins.

- Toi aussi comme ça, répliqua Iphigénie avant d'attacher la fibule sur sa chemise.

Elle se leva en prenant la main de Miuzaki dans la sienne. Ils remontèrent encore une fois les quais en silence jusqu'à atteindre  le bateau de Nadjka où le Néphélé prit la décision de la laisser là.

- Tu es sûre que tu ne veux pas dormir ici ?demanda la jeune fille.

- Non, ce n'est pas raisonnable. Cela me fera le plus grand bien de dormir à la belle étoile.

- A demain alors.

Ils se firent face et après quelques instants, finirent par se prendre dans les bras. A nouveau immobiles, ils durent se faire violence pour s'arracher l'un à l'autre. Enfin, il s'en alla avec un dernier signe d'au revoir.

Cette fois-ci, Iphigénie resta bel et bien seule.

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