Chapitre 20. L'accord [Partie 1]
Les jambes se balançant dans le vide, Nadjka et Iphigénie gardaient la tête droite vers l'horizon. Leur visage était lisse, dépourvu de tristesse et seuls leurs yeux perdus dans le vague témoignaient du mal qui les avaient secouées.
- Alors que voulais-tu me demander ? Enfin, je veux dire : que veux le gamin aux cheveux blancs ? déclara finalement la Néphélée au bout d'une longue heure de silence.
- J'aimerais te parler de la cession de demain avant. J'ai réfléchi et je crois que les navires Néphélés seraient correctement installés sur la route commerciale. Vous seriez ainsi approvisionner en matériaux et vous éviteriez le plus possible la compagnie des cafards.
- Tu veux surtout dire que nous allons sécuriser les passages en cas de représailles de mercenaires à moindre frais durant toute la réparation de la ville, rétorqua Nadjka en éclatant de rire.
Iphigénie sourit et s'inclina devant la perspicacité du capitaine.
- Tout à fait. Cela permettra à ces imbéciles de comprendre que vous n'allez certainement pas nettoyer la baie des carcasses de navires à leur place. J'ai une cave de mille marcs. J'ai suffisamment d'argent pour pallier à ce problème-là, affirma l'Argyre sur un ton badin.
- En faisant ça, tu vas t'attirer les bonnes grâces des administrateurs de la Cité et l'amour du peuple. Tu vas probablement construire un hospice et un orphelinat tant qu'à faire ? ricana la Néphélée.
- Excellente idée, l'orphelinat, sourit gentiment Iphigénie.
La jeune femme se sentait plus tranquille, comme allégée d'un immense fardeau. Alors qu'elle avait pensé s'avilir en se laissant aller à des pleurnicheries d'enfants, la jeune femme en ressortait plus forte et confiante qu'avant.
- Jusque-là, je ne suis pas particulièrement manipulatrice. N'importe qui y penserait, ajouta-t-elle en haussant les épaules.
- J'attends de voir la suite, répliqua Nadjka. Et pour les mercenaires prisonniers, que prévois-tu pour eux ?
Iphigénie détourna les yeux. Le sujet était plus sensible pour la Néphélée et elle avait du mal encore à lui annoncer sa volonté.
- Je souhaite les confier aux habitants de Port-Salut, lâcha-t-elle.
La réponse de son interlocutrice ne se fit pas attendre. Elle croisa les bras avant de déclarer d'un air buté :
- Hors de question.
- J'étais sûre que cela n'allait pas vous plaire..., soupira l'Argyre.
Les habitants de Port-Salut réclamaient ces prisonniers à grands cris. En dépit de toutes ses belles déclarations sur le fait de ne pas tenir ses promesses vis-à-vis du gouverneur, Iphigénie ne pouvait pas ignorer la volonté d'un souhait désiré si ardemment par la population. Si la jeune femme ne parvenait pas à satisfaire au moins une demande de ces gens, elle risquait de se coller une réputation de paria et de traître à la solde des Néphélés. Dans ces conditions, avec une pareille étiquette, elle se souhaitait bien du courage pour mener des négociations et des réformes.
Le cas des prisonniers lui semblaient le cas le moins difficile à accepter pour les Néphélés, c'était dire le caractère sensible des autres problèmes qu'elle avait sur les bras ! Pendant ce temps, Nadjka caressait son menton pensivement comme si elle était face à une énigme complexe :
- Cette fois, j'ai beau réfléchir, je ne vois pas quels avantages tu penses obtenir en leur accordant la garde des prisonniers.
- Vous n'avez pas de prisons sur vos navires, objecta Iphigénie pour détourner son attention.
- Qui a dit que nous souhaitions les emprisonner ? Nous allons les pendre, rétorqua la Néphélée.
La jeune femme sursauta et lança sur le ton de la plaisanterie :
- Quand je pense que vous osez dire que nos manières sont barbares.
- La manière dont ils ont commencé cette guerre est lâche et répugnante, lâcha son interlocutrice et pour le coup, Iphigénie ne pouvait pas la contredire.
Toutefois, au fond d'elle, l'Argyre mourrait d'envie de lui révéler ce qu'elle avait découvert dans la mémoire de ce mercenaire le jour de la prise de l'Hôtel de Ville, que les mercenaires n'avaient pas l'air au courant du tout de la cargaison de fourrures contaminées... Mais comment le justifier ? Elle caressa le dos de ses mains frémissantes avant de les enfouir au plus profond de ses poches. Elle ne se sentait pas encore prête à se dévoiler à quelqu'un, fusse-t-elle une personne de confiance comme Nadjka.
- Une telle extermination, je m'y oppose fermement. Je pensais que les Néphélés ne devaient pas s'attacher ainsi à leurs morts, déclara-t-elle à la place.
- La vengeance n'a rien à voir avec cette décision, pitchoune.
- Elle a tout à voir au contraire. Reprenez-vous. Je sais parfaitement, qu'au fond de vous-même, vous mourrez d'envie de les voir périr. Vous avez tous beaucoup perdu. Le prix du sang versé a été très lourd. Eux plus encore, car ils viennent de perdre leur honneur avec leur défaite.
- Qu'est-ce qui me retiendrait ? lâcha Nadjka.
Iphigénie réfléchit. Enfer et damnation, elle ne s'y prenait pas de la bonne manière pour arriver à ses fins. Elle n'arrivait pas à croire qu'elle était en train de défendre leurs anciens ennemis. Quel argument pouvait bien fonctionner dans cette situation ?
- Ils ont mis volontairement leur vie en jeu durant la bataille. Maintenant qu'elle est finie, ne pensez-vous pas qu'il est temps d'arrêter ? C'est le rôle des vainqueurs de ne pas outrepasser leurs privilèges, articula-t-elle difficilement.
Nadjka semblait toujours renfrognée et à deux doigts de se braquer. Le pacifisme ne semblait pas fonctionner non plus. La jeune femme songea alors à toute vitesse à une manière de tourner encore le problème sous un autre angle. Elle pinça les lèvres et fit une nouvelle tentative au hasard :
- Si vous souhaitez vraiment les faire souffrir, dans ce cas, atteignez-les dans ce qui leur est le plus précieux : leur fierté. Eux, de puissants combattants, emprisonnés sur terre par des cafards ? Quoi de plus humiliant pour eux ? Plus encore s'ils perdent la vie dans ces geôles et non en mer comme n'importe quel combattant des océans. Ils sont condamnés à rester à terre, mais à quelques pas de la mer sans jamais pouvoir l'atteindre. Qu'en pensez-vous ? Parlez-en à vos hommes en prévision de demain. Personne ne mérite de mourir, vous m'avez appris. Pourtant, certaines personnes ne devraient pas vivre. Dans ce cas, faite leur comprendre que la vie peut se révéler mille fois plus atroce que la mort.
Nadjka détourna les yeux de l'horizon pour fixer Iphigénie du regard avec une réelle surprise peinte sur son visage, comme si elle découvrait seulement maintenant autant de noirceur dans un si petit corps.
- Ce que tu me décris est bien plus cruel que de les pendre.
- J'adapte mes opinions. Si ce sont les seuls arguments auxquels vous êtes sensibles... En somme, pour moi, le résultat est le même.
La Néphélée réfléchit encore un peu, en bougonnant comme un ours sortant d'hibernation. Toutefois, l'idée avait l'air d'avoir fait son chemin dans son esprit :
- Quelque part ton idée me plaît. J'en parlerai avec mes hommes et je te donnerai ma réponse avant la séance de demain.
- Merci pour tout Nadjka, répondit Iphigénie en inclina la tête.
La jeune femme laissa passer quelques minutes, elle n'en avait pas du tout fini, mais à présent, elle entrait dans le gros du problème : la requête de Raphaël Cibo. Elle tourna les mots dans tout les sens jusqu'à trouver enfin la formule qui lui plaisait :
- Ce que j'ai à vous dire maintenant concernant la demande du Bouffon, c'est plus qu'une simple requête : c'est une proposition de contrat.
- Vas-y, Iphigénie. Je suis suffisamment disposée à t'écouter, approuva la Néphélée d'un signe de tête.
- Mon employeur souhaiterait mettre les routes commerciales sous votre protection.
La réaction de Nadjka ne se fit pas attendre, comme elle s'y attendait.
- Tu n'es pas en train de me dire que les Néphélés vont devoir jouer les corsaires pour les navires de vos compagnies ? C'est non.
- Absolument pas, Nadjka, s'empressa donc de corriger la jeune femme. Un corsaire sous-entend que vous seriez sous les ordres de quelqu'un. Or il ne m'est jamais venu à l'esprit que vous pourriez être un jour soumis à autre chose que votre propre volonté.
- Dans ce cas, vous nous prenez pour des mercenaires ? De vulgaires marins avides de richesses ? C'est bon pour vous autres de la Cité qui n'avez pas d'honneur, mais c'est inconcevable pour nous ! s'emporta la colosse.
- Je vous imagine plus en tant que protecteurs, plutôt. Vous avez vu ? La Perle a été incapable de résister à un boulet de canon des mercenaires et a collé au tout début de la bataille de Port-Salut. Pensez-vous que sans votre aide, la situation du blocus ne se reproduira pas ? Vous êtes les seuls dignes de combattre sur ces eaux et ce serait ridicule d'organiser notre propre flotte. Ce serait un enfant qui jouerait avec un chevreau aux côtés d'un buffle. Nous ne poserons pas un pied sur la mer, comme elle a toujours été votre territoire et le lieu de l'expression de votre liberté.
Iphigénie hésita un instant, Nadjka n'avait pas l'air de protester, elle prit cela comme une invitation à poursuivre. Si elle acceptait ce point, alors le reste passerait comme une lettre à la post !
- Qu'est-ce qui nous donnerait envie d'être vos protecteurs ? Qu'y gagnons-nous ? grommela la cheffe des Narvals.
- Je vous demande ce service Nadjka, au nom du lien d'honneur que j'entretiens avec Sergei et des vies que j'ai sauvegardé avec mon idée. Pour être franche, je préfère prévenir que guérir. Je reçois des lettres d'amis dans la Cité : de nombreuses personnes sont mortes de faim, des enfants même et je ne veux pas que cette situation se reproduise. Je sais bien que vous n'aimez pas les cafards mais un enfant, qu'il soit Néphélé ou né dans la Cité, reste un enfant.
Iphigénie ressentit un pincement de culpabilité à jouer sur la corde sensible de Nadjka, mais elle n'avait pas exactement le choix.
- Je ne veux pas vous prendre votre liberté, poursuivit-elle. Toute la protection que vous offrirez au navire, ce seront des morts et des combats évités. C'est une paix que vous garantissez. L'équilibre entre vous et les autres clans ne sera pas rompu, car le pouvoir que vous prendriez vous ne l'exerceriez que sur nos navires et cela n'aura donc aucun impact sur les autres territoires.
La jeune femme s'arrêta pour reprendre son souffle avant de conclure :
- Quand à ce que vous y gagniez... Miuzaki m'a dit un jour que mon habitude de marchander était ridicule et qu'il y a des choses qui ne s'achètent pas. Alors, pour un sujet comme celui-ci, je ne mets pas d'argent en jeu, vous n'en avez nul besoin. Je mets seulement mon temps à votre service car c'est au-delà des choses matériels, c'est ce que j'ai de plus précieux à offrir.
Nadjka déplia ses bras et prit appui sur le bord de la falaise. Son immense carrure se dressa avec une lenteur grave au-dessus d'Iphigénie jusqu'à obscurcir le soleil. Elle semblait si proche du bord crut qu'elle allait tomber. Elle se leva à son tour, circonspecte et frotta ses mains l'une contre l'autre pour enlever la terre. Alors, à sa grande surprise, Nadjka ouvrit les bras :
- Tu as grandi ma Pitchoune. Tu as toujours l'allure d'un bout de plancton, mais tu as bien changé. Je suis fière, très fière de tout ce que tu as appris durant ton séjour parmi nous. J'accepte ton idée. J'en discuterai avec ma flotte, je ne suis pas un chef suprême après tout, mais je ferai tout pour que cette idée soit acceptée par tous.
Iphigénie n'en finissait pas de sourire. Après de si longs mois de travail et de patience, elle avait réussi.
Par le dieu qui pleure, elle avait réussi.
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