Chapitre 2. Le Blocus[Partie 2]
[- Combien de temps durera le voyage ?
- Cinq mois. ]
- CINQ MOIS ?!
- Enfin, tu n'es jamais montée sur un navire de ta vie ? On ne fait pas plusieurs centaines de milles marin en une semaine.
Plusieurs remarques sarcastiques venaient à présent à l'esprit d'Iphigénie et elle se retint de toutes ses forces pour ne pas les lui balancer en vrac à la figure.
- Nous descendons bien plus au Sud et nous devons traverser les eaux territoriales d'autres clans. Depuis plusieurs semaines, Kratein et l'autre marin d'eau douce ont négocié leur passage. Certains clans sont malgré tout restés réticent à l'idée que l'entière flotte militaire de mon clan passe par leurs eaux. Ils ont donc refusé, ce qui nous oblige à faire un certain nombre de détours. Après, si vous pensez que vous pouvez vous en sortir mieux en passant à terre, vous ferez un voyage plus court. Mais je vous souhaite bon courage pour le blocus ... Surtout en robe pleine de trous...
Au point où on en était, on ne pouvait plus parler d'insistance : c'était du bourrage de crâne. Ses doigts s'empressèrent de déboutonner sa robe et son par-dessus, puis Iphigénie laissa tomber sa défroque en tas sur la table.
- Est-ce que vous vous sentez moins perturbée maintenant que je n'ai plus ma robe pleine de trous ?
- C'est idiot, tu vas attraper la mort. Tu as vu le peu de couenne sur tes os ?
Un ange passa dans la pièce. Iphigénie se sentait lasse, mais lasse...
- J'ai un miroir chez moi, je suis au courant et je vous suggère d'aller voir à la baille si j'y suis.
Ce devait être la fatigue : Iphigénie avait rarement des réparties aussi grossière. Ce constat l'ennuyait car ce n'était pas son genre.
Le bois grinça. Nadjka s'était arrachée du mur et ses grands bras se croisèrent lentement sur sa poitrine. Un bref coup d'œil confirma ce qu'Iphigénie savait déjà : le rapport de force n'était clairement pas en sa faveur. Sa réplique avait beau avoir été lancée sur un ton sarcastique, la jeune femme n'était pas tout à fait sûre que la Néphélée soit particulièrement sensible à l'humour et au second degré.
- Beaucoup de mes affaires sont en cours à la Cité. Savez-vous quel moyen est le plus rapide pour envoyer une lettre à la Cité ?
Ce n'était pas son meilleur détournement d'attention, Iphigénie dut bien le reconnaître. Les quelques secondes qui s'écoulèrent, furent si longues, qu'elle finissait par se résigner au fait que Nadjka ne lui parlerait plus. Une telle susceptibilité : on croirait son mari.
- Nous pouvons envoyer un faucon et...
Arka fournit la véritable diversion dont Iphigénie avait besoin. Le visage de Nadjka s'éclaira d'un franc sourire et son grand corps reprit sa place au milieu des trophées.
- Voilà pour la petiote ! Je vais ajuster les capes qui doivent être trop grandes, mais sinon, j'ai sa taille !
Sa taille, sa taille....
Les chemises lui faisaient des robes, elle flottait littéralement dans le pantalon et si faisait un pas, elle se prendrait les pieds dedans. Cela n'empêcha pas les deux Néphélée d'avoir l'air ravies.
- Voilà, vous avez enfin l'air d'avoir plus que la peau sur les os ! S'exclama Nadjka qui se tourna ensuite vers la vendeuse pour payer les achats avec enthousiasme.
C'était un revirement d'attitude complet, au point que l'Argyre ne savait plus sur quel pied danser. Ses mains et ses lèvres viraient lentement à un bleu violacé et elle commença à claquer des dents. Iphigénie resserra les vêtements trop grands autour d'elle et modifia son expression pour un sourire plus reconnaissant. La situation lui laissait de toute manière, peu d'autre alternative.
La laine commençait à la gratter et la chemise puait la graisse de phoque, mais face à autant de générosité, le moment ne lui sembla pas opportun pour se plaindre. Et pourtant, elle en était persuadée : ces vêtements devaient en plus être bourrés de puce, elle en était sûre. Son sourire se fit plus forcé et s'obligea à le figer avant qu'elle ne se mette à pleurer. Si elle rentrait vivante de ce périple, elle ne critiquerait plus jamais des tenues de Cour, pas même de ses corsets.
Magnanime, Arka concéda au bout de quelques minutes d'autocongratulation qu'un petit ajustement au bas du pantalon ne serait peut-être pas exagéré. A l'aide de lanières de cuir abandonnées, elle ceintura son pantalon au-dessus de la taille et attacha le bas à ses chevilles afin de l'empêcher de se prendre les pieds dedans. Iphigénie fut à nouveau soulevée, assise sur le bord de la table et Arka lui enfila comme une fillette de trois ans des bottes fourrées, puis elle l'enveloppa dans une immense cape en fourrure grise, empestant la tannerie. Nadjka portait sur la scène un regard maternelle et Iphigénie eut la réponse à sa question, posée quelques minutes auparavant : la Néphélée ne la prenait pas pour une demeurée, mais pour une enfant.
La jeune femme trouva cela d'autant plus vexant.
En dépit de toutes les couches dont on l'avait couverte, au point qu'elle disparaissait entièrement dessous, Iphigénie avait encore du mal à se réchauffer. Elle parvenait mieux à comprendre les ours qui hibernaient tout l'hiver. C'était d'ailleurs tentant de se rouler en boule près de la cheminée du magasin et de ne plus bouger pour les quatre prochaines années.
Nadjka ne l'entendait pas de cette oreille.
- Viens, Pitchoune. Il est temps que tu vois à quoi ressemble le vrai océan. Vêtements, c'est cadeau. On reçoit beaucoup d'argent de la Cité, on peut se le permettre.
Iphigénie jeta un dernier regard plein de regret vers le poêle et ravala ses protestations concernant sa manière de la traiter.
- Combien, si je ne suis pas indiscrète ?
- Deux millions de marks.
- Deux millions de marks !
Iphigénie faillit se prendre la porte d'entrée sur le nez et s'assommer, ce qui eut été assez ridicule. Le montant de la somme, extraordinaire pour des mercenaires balaya ses autres réflexions. La jeune femme sous-estimait donc à ce point la valeur de la flotte Néphélée en dépit de ses nombreuses lectures sur le sujet ? Deux millions de marks... Ce n'est pas commun. Elle avait déjà entendu la mention d'une telle somme quelque part, mais où ?
Nadjka considéra qu'elle avait suffisamment expliqué la situation à la jeune femme. Elle empoigna plus qu'elle ne prit la main d'Iphigénie et entraîna la jeune femme à travers les rues, fermement décidée à rejoindre la côte. Traînée de la sorte, le questionnement sortit complètement de sa tête, tant elle était occupée à ne pas perdre l'équilibre.
- Il pleut.
La remarque d'Iphigénie tomba à l'eau. Elle n'eut le droit qu'à un regard mauvais lancé en biais :
- Tu es un lien d'honneur, je pensais que tu ne ferais pas ta fille de la Cité. Le temps ici est vivifiant !
- Il est surtout pourri..., grommela Iphigénie entre ses dents.
Son chignon, complètement défait, crachait pêle-mêle, de larges mèches humides qui se collèrent aussitôt sur ses joues et devant ses yeux comme des algues. Le temps d'atteindre la côte, Iphigénie n'y voyait définitivement plus rien. La grosse voix de Nadjka tonna sur sa gauche et sa poigne libéra enfin la main de la jeune femme. Elle était sûre d'avoir au moins quatre phalanges cassées à cause de ses bêtises.
- Ce n'est pas merveilleux !
L'Argyre décolla péniblement ses cheveux, suffisamment du moins, pour dégager un œil. Parmi les adjectifs pour qualifier la mer qu'auraient choisis Iphigénie, un panel où « grise », « sombre », « effrayante » et « tumultueuse » se plaçaient en tête de liste, « merveilleuse » n'y figurait pas.
L'océan n'était qu'un bouillon d'écume nébuleux, se mêlant au tourbillon des nuages noirs portés par le vent. Des vagues se fracassaient à grand bruit sur les tourbillons d'eau opaque jusqu'à couvrir le hurlement même du vent. Iphigénie n'avait jamais été à ce point au cœur des éléments, le terme « Nature sauvage», prenait tout son sens. Une violente peur l'étreignit, elle se sentait faible et insignifiante. Les oreilles et le nez de la jeune femme déjà tout roses à cause du froid, virèrent au rouge vif. Recroquevillée des pieds à la tête dans sa cape de fourrure, Iphigénie aurait pu aussi bien être un des rochers qui bordaient la côte qu'un être humain. La jeune femme tourna son regard vers Nadjka et une bouffée d'admiration éclipsa sa peur.
La Néphélée se tenait face à la mer, sans peur, grisée par le fracas des vagues et le vagissement du vent. Elle avait rejeté sa capuche en arrière et bras écartés, yeux fermés, elle paraissait presque vouloir étreindre la tempête. Iphigénie demeura bouche bée devant cette force de la nature, capable de faire face à la mer démontée sans la craindre.
Face à son exacte opposée, Iphigénie comprit l'action infantilisante de cette femme à son égard. Tout cela était diamétralement contraire à son petit monde. Plus encore que tous les discours déblatérés tout à l'heure, se trouver face à l'océan, lui fit réaliser ce qui l'attendait réellement. Elle était censée survivre à ça.
Qu'était-elle allée faire dans cette galère ?
Après plusieurs minutes d'immobilité, les deux femmes s'ébranlèrent enfin et entamèrent une longue promenade le long de la côté, alternant plage et rochers. Assez naturellement et sans que sa défiance habituelle ne se manifeste, Iphigénie conta une partie de sa vie à la Cour. En retour, Nadjka lui expliqua comment elle était devenue capitaine de la flotte militaire des Narvals après la mort de son père, décédé lors d'un raid. En dépit leur différence d'âge, de la position d'infériorité d'Iphigénie, de la condescendance de la Néphélée et d'un début houleux, leur marche eut un effet étonnant. Les deux femmes s'entendirent très bien et elles ne rentrèrent à l'auberge que lorsque la nuit fut entièrement tombée.
Iphigénie éreintée par cette promenade, prit congé de Nadjka et elles se séparèrent bonnes amies, ce à quoi Iphigénie ne se serait pas attendue. La jeune femme se dirigea vers l'étage, titubant sous le poids du sac de vêtements offerts par la Néphélée et gravit difficilement les marches de l'escalier vers sa chambre.
Avoir quitté la protection de la Néphélé avait redressé sa garde. Elle avait beau être sur les rotules, ses réflexes de survie, affutés ces derniers mois par la force des choses à cause des tentatives d'assassinat de la « Femme », demeuraient parfaitement opérationnels. Ce fut pour cela que parvenue au seuil de sa chambre, elle se figea, soudainement changée en statut. Elle ferma les yeux et distingua de la toile de fond composée par la musique braillarde de la salle commune au rez-de-chaussée, une succession de craquements feutrés.
Ils provenaient de sa chambre. Un rai de lumière mouvante filtrait dans l'interstice entre le sol et la porte. Sa main chercha par réflexe, la sécurité offerte par sa canne, suffisamment lourde pour servir d'arme. Ses doigts frôlèrent sa ceinture sans rien trouver que le vide et elle jura en se souvenant qu'elle l'avait consignée dans sa malle. Malle qui se trouvait de l'autre côté du battant.
A défaut d'une arme correcte, Iphigénie s'empara d'une torchère, action qu'elle trouva elle-même ridicule, car elle ne voyait pas bien comment se défendre avec un équipement pareil sans mettre le feu à l'auberge au passage. Munie de son arme de fortune et du courage qui lui restait, elle ouvrit la porte. Elle s'était attendue à découvrir Kratein, un voleur ou même à un Néphélé, certainement pas son lémurien, trônant fièrement sur un tas de vêtements, au cœur de ce qui avait dû être sa chambre avant qu'un cyclone n'y passe.
Le contenu de sa malle, où le lémurien avait dû se cacher avant d'être surpris par celui qui l'avait ouverte, avait été éparpillé dans la chambre. Une robe était suspendue au lustre, sa canne reposait sur une commode en compagnie de plusieurs paires de chaussures. Ses sous-vêtements avaient glissés sous le lit et ses dossiers, effeuillés un peu partout sur le plancher. Cependant, outre cette mise à sac en règle de ses affaires, on aurait dit qu'on s'était également battu dans cette pièce. Les meubles avaient été remis à leur place, mais le miroir était fêlé, des oreillers avaient été éventrés et il y avait des traces d'épées sur le bois du lit. Juste devant elle, inconscient du désordre autour de lui, Messire Pistache grignotait paisiblement une pomme, coincée entre ses petites pattes griffues.
Le calme de la bestiole apaisa Iphigénie. Elle estimait que l'intrus, puisqu'un intrus il y avait eu visiblement, devait être parti. Si elle aurait pu mettre le désordre sur le dos de l'animal, elle voyait difficilement comment celui-ci aurait pu laisser des marques d'épées pareilles. Elle remit la torchère en place, après avoir manqué de la laisser tomber de surprise. Elle traversa ensuite la pièce en quelques enjambées et attrapa le lémurien par la peau du cou :
- Qu'est-ce que tu fais-là, toi ? Tu n'étais pas censé venir. Qu'est-ce que c'est que ce bazar ?
Evidemment, un lémurien ne parlant pas, Iphigénie pouvait fixer autant qu'elle voulait la bestiole, ses réponses ne vinrent pas. Cependant, il sembla comprendre son sentiment et se dégagea de sa poigne pour se blottir contre elle. Il s'accrocha contre son cou et se frotta contre sa joue avec des petits couinements adorables. Iphigénie ne résista pas longtemps à cette adorable boule de poil et abandonna son air mécontent, peu crédible dès le départ, car elle cédait tout à l'animal depuis un certain temps déjà.
- Tu as décidé de venir, il va falloir assumer. J'espère que tu n'as pas le mal de mer.
La bestiole la regarda avec une petite grimace très humaine qui faisait songer à un sourire et qui semblait dire « Aucune idée, mais c'est un bon moment pour vérifier non ? ». Iphigénie reposa Pistache sur son lit et se concentra sur sa grande crainte de voir revenir celui ou celle qui était venu fouiller sa chambre, puis la prendre visiblement pour une arène de combat. Deux personnes s'étaient affrontées ici, de cela, elle en avait la certitude. Après interrogatoire, le tavernier révéla qu'avec la musique et le service du repas du soir, il n'avait rien entendu. Plongée dans une brume opaque, Iphigénie n'avait pas le moindre moyen d'identifier ses ennemis. Elle se figurait bien Kratein s'introduisant ici. En revanche, quel était son but en venant ici ? Qui avait-il donc affronté et pourquoi ?
Sa présence si proche renforça son sentiment d'insécurité. Elle ferma fenêtres et portes à double tour après avoir bloquée cette dernière avec une imposante commode. Pour plus de sûreté, elle garda sa canne contre elle. Cependant, en dépit de toutes ses précautions, Iphigénie fut bien incapable de trouver le sommeil.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top