Chapitre 19. L'art de la tromperie [Partie 2]

Une voix de corne de brume, une humiliation publique et ce surnom... Par le dieu qui pleure, ce surnom... Iphigénie n'eut pas à réfléchir sur l'identité de celle qui s'égosillait dans la cour de l'Hôtel de ville tant il s'agissait d'une évidence.

La jeune femme s'empressa de se pencher à sa fenêtre afin de bien prouver qu'elle avait entendu Nadjka avant que cette dernière n'ait l'idée lumineuse de réitérer son appel. A l'extérieur, la cheffe des Narvals, hache au poing, encadrée par plusieurs capitaines, fixait effectivement sa chambre. La colossale femme paraissait autant à sa place plantée au milieu de tous les fonctionnaires qu'un poisson en forêt, pourtant, cela ne semblait pas lui poser de problème. Elle jouait même avec sa hache qui tournoyait comme la lame d'une faucheuse, car visiblement, voir tous les visiteurs et les employés de l'Hôtel de ville faire du coup de larges détours pour l'éviter avait l'air de beaucoup l'amuser. 

Comme si sa voix ne portait pas assez, Nadjka jugea bon en l'apercevant de mettre ses mains en porte-voix pour tonner de plus belle :

- Descend ! Faut que je te parle !

Iphigénie lui adressa un signe affirmatif, un peu embarrassée et tourna les talons, bien décider à dévaler les escaliers aussi vite que ses blessures le lui permettaient. Toutefois, cela lui aurait pris quelques minutes et elle aurait dû se douter que Nadjka n'aurait jamais attendu jusque là.

- C'est trop lent, pitchoune ! Miuzaki ! s'époumona-t-elle.

La jeune femme se sentit alors soulevée de terre, puis alors que le plancher s'éloignait de plus en plus, elle se retrouva brutalement renverser de bas en haut : le cartographe venait de l'attraper par la taille et l'avait basculée sur son épaule tel un vulgaire sac de linges sales. Il n'allait pas la trimballer à travers l'Hôtel de ville dans cette position tout de même ?

- Hors de question ! Repose-moi Miuzak,  glapit Iphigénie.

Elle prêchait dans le désert : le jeune homme se contenta simplement de raffermir sa prise. Soudain très lasse, elle dut conclure mortifié qu'elle souffrait décidément d'un clair manque d'autorité.

Malheureusement pour elle, ce que projetait Miuzaki était pire que la trimballer à travers tout le bâtiment. Les lames du plancher défilaient sous ses yeux au rythme des pas du Néphélé et même si elle ne parvenait pas à se redresser, elle sentait clairement que Miuzaki ne se dirigeait pas du tout vers la porte, mais droit vers la fenêtre. Enfer et damnation, il n'avait tout de même pas ça en tête ?

- Restez ici pour attendre les lettres ! lança-t-elle in extremis à l'adresse du comptable qui la vit, les yeux ronds comme des soucoupes, disparaître par la fenêtre sur l'épaule de Miuzaki.

Un cri de peur coincé dans la gorge et tête en bas, la jeune femme sentait plus que jamais l'effet de la gravité. Les pavés de la cour dansaient devant ses yeux et elle songeait déjà à tous les membres qu'elle pouvait se briser si jamais Miuzaki la lâchait. Mais Miuzaki ne la lâchait pas. Agile comme un singe, il était aussi à l'aise dans ses acrobaties qu'Iphigénie avait envie de vomir. 

S'agrippant à la corniche qui longeait le deuxième étage, le cartographe progressait à présent sur le côté le long des fenêtres jusqu'à surplomber le balcon d'honneur au premier. Il s'y laissa tomber, attrapa une gouttière, puis s'y cramponna quelque seconde avant de se laisser tomber. Ses doigts ne crochètent à la dernière seconde le rebord d'une nouvelle corniche. De là, il ne prit même plus la peine de se rattraper à quoique ce soit, bondit et atterrit enfin, fier comme un paon, dans la Cour de l'Hôtel de ville.

Iphigénie qui n'avait osé bouger durant toute la descente, fut reposée au sol plus morte que vive. Son cœur était au bord de la tachycardie. Si elle restait encore une seconde de plus avec ces fous, ils allaient finir par l'enterrer. Miuzaki avait l'air désolé devant son air livide et voulut lui tendre un bras pour qu'elle s'y appuie. Vexée, la jeune femme l'ignora superbement et tenta de se draper dans les pauvres restes de son amour-propre. Elle entendit Sergei atterrir également derrière elle et sans avoir besoin de se retourner, elle pariait qu'il était plié en deux de rire.  

Plus jamais elle ne se plaindrait de devoir emprunter de longs escaliers. La méthode Néphélé, certes plus rapide, donnait néanmoins beaucoup trop la nausée.

La cause de cette maudite escalade se rappela enfin à elle : la main large comme un battoir de Nadjka faillit lui déboîter à nouveau l'épaule à cause de ce qui devait être sans doute une accolade affectueuse.

- Je dois retourner sur mon navire, j'en ai assez d'être sur terre. Définitivement, je ne suis pas faite pour vivre comme un cafard, s'exclama Nadjka qui ne pouvait décidément pas s'exprimer en parlant avec un volume normal.

L'espèce de rictus par lequel la jeune femme lui répondit tenait plus de la grimace que du sourire. Le "Pitchoune" lui était resté en travers de la gorge et encore plus d'avoir été à moitié balancée par la fenêtre.

- Ça fait plaisir de recevoir son salaire en pièces sonnantes et trébuchantes ! Les cafards ont fait leur boulot! Mais bon, c'est pas mon genre de venir te déranger pour ça !

Iphigénie haussa un sourcil : si, c'était plutôt bien dans sa nature de faire une chose pareille. Cependant, après un tel préambule, elle se serait attendue à ce que la cheffe des Narvals précise justement la raison de sa venue. Au lieu de quoi, la Néphélée se contenta de la soulever, de la jucher sur ses épaules et de s'en aller comme si de rien n'était, sans ajouter un mot.

L'Argyre essuya les regards stupéfaits des passants et avec un soupir, se demanda si c'était bien la peine de préciser à Nadjka que pour sa fierté, être portée comme une enfant n'était pas exactement le mieux. Après réflexion, la Néphélée était probablement au courant et la connaissant, ne devait pas en avoir grand chose à faire de son avis. Alors, Iphigénie se redressa avec dignité, ignora les yeux posés sur elle et fit comme si la situation était tout à fait normale.

Devait-elle considérer d'ailleurs cette situation comme une prise en otage dans la mesure où elle n'avait pas d'autre choix que de les suivre sans en connaître la raison ?

Le groupe de Néphélés ainsi qu'Iphiégnie poursuivirent leur cheminement à travers les grandes avenues de Port-Salut pour enfin obliquer vers les docks en contre-bas de la ville.  A mi-chemin du port, on se décida enfin à satisfaire la curiosité de la jeune femme qui n'en pouvait plus de demeurer dans l'ignorance. 

- Il faut que nous discutions des négociations avec Port-Salut avant demain. Tu connais bien le fonctionnement de ces cafards et tu es de bon conseil lorsqu'il s'agit de concilier nos intérêts, exposa tout à coup Nadjka. 

- Elle est déjà passée chez le gouverneur, souffla Miuzaki à l'oreille de son capitaine qui se rembrunit.

-C'est vrai ça Pitchoune ? Tu ne vas pas me trahir, n'est-ce pas ? Tu ne vas pas frayer avec ce cafard ?

La jeune femme allait lui expliquer la situation en détail afin d'éviter le moindre malentendu quand un des officiers qui escortaient Nadjka lança :

- Une minute, je reviens.

Ce dernier n'avait cessé de jeter des coups d'œil suspicieux derrière lui et cette fois-ci, avait décidé de pivoter sur ses talons pour se diriger à grand pas vers un des badauds de la foule qui se pressait dans les rue. Iphigénie hoqueta lorsqu'il lui envoya son poing dans le menton avant de le traîner, inanimé, dans une ruelle adjacente. Les passants qui les regardaient déjà de travers, s'éloignèrent d'eux aussitôt en poussant des petits cris.  Iphigénie leva les yeux au ciel : pourquoi toujours cette absence de discrétion ?

A la Cour, ils avaient au moins la décence de prendre garde à ne pas se faire prendre lorsque les affaires en venait aux mains, pourquoi ici personne ne pensait à une chose aussi évidente ?

- Il nous suivait depuis l'hôtel de ville. C'est un avertissement pour les autres, expliqua l'officier après quelques minutes d'absence.

Rassurée au moins de ne plus être épiée, l'Argyre se sentit enfin libre de justifier ses actions :

- J'ai passé d'excellents mois avec vous. Malheureusement, maintenant que je suis à terre, mes vieilles responsabilités et mon employeur se rappellent à moi. J'ai donc un certain nombre de tâches pour lesquelles, j'ai eu besoin de l'aide du gouverneur.

- Qu'as-tu demandé ?

- Des lettres de cachet afin d'emprisonner mes ennemis. Du moins, ceux qu'on m'a décrits comme tels.

- Tes informations sont-elles sûres ? Je n'aime pas l'idée d'emprisonner un homme sur un simple ordre, fussent-ils des cafards, marmonna un des capitaines qui écoutait évidemment la conversation sans qu'on ne lui eut rien demandé.

Iphigénie lui aurait bien demandé de quoi il se mêlait, mais il faisait deux têtes de plus qu'elle.

- Je fais confiance en mon jugement afin d'analyser la situation par moi-même, affirma la jeune femme. Rassure-toi, Nadjka je compte tout de même te favoriser. J'aimerais d'ailleurs en discuter avec toi pour être sûr que tout se déroulera bien demain.

Le piaillement des mouettes se faisaient plus forts au fur et à mesure que leur troupe se rapprochait du port. Les capitaines et les seconds écartaient du chemin de Nadjka les attroupements de curieux jusqu'à ce qu'ils atteignent enfin  la jetée de pierre où mouillait le navire amiral de la flotte Néphélée. La vue sur les falaises de la baie aurait pu être superbe d'ici si l'horizon n'était pas obstrué par le reste des navires. Ils encombraient à tel point le port que les petits bateaux de pêche ne parvenaient même plus à se faufiler entre eux. Cela allait causer de nouveaux problèmes de logistiques à coup sûr et la gestion de ce bazar risquait de lui incomber, Iphigénie le voyait venir gros comme un manoir.

-Nous allons nous promener le long de la grève avec Pitchoune.

Le ton était sans appel et se passait de l'appréciation du reste de la troupe, sans oublier celle d'Iphigénie qui bloquée sur les épaules de la Néphélée, n'avait pas d'autre choix que de la suivre.

Les officiers trouvèrent bientôt tous une chose urgente à faire, puis désertèrent la jetée en moins de temps qu'il ne fallait à Pistache pour trouver une bêtise à faire. Sergei fut traîné de force vers leur navire par son capitaine sous un prétexte douteux, mais Miuzaki resta campé sur sa position. Il semblait décidé à ne pas se laisser écarter à nouveau d'une discussion puisqu'il semblait claire à présent que le but de la promenade n'était pas juste de d'admirer le panorama.

- Qu'est-ce que tu veux, Miumiu ?

Voir le cartographe si sévère et costauds, appelé « Miumiu », rassura un peu l'ego d'Iphigénie, qui se sentit tout à coup moins seule.

- Cap'taine, je suis suffisamment digne de confiance. Je veux rester avec vous.

- Je sais, mais ce n'est pas une question de confiance. Je voudrais parler à Iphigénie seule à seule.

En un autre moment, Iphigénie aurait tout donné pour que Nadjka prononce correctement son prénom mais à présent, qu'elle ne l'affublait pas de ce surnom ridicule, l'Argyre n'apprécia pas du tout le sérieux et la menace de la conversation qui se profilait. Nadjka avait-elle un reproche à lui faire ?

- Enfin.., protesta une dernière fois le jeune homme.

- J'ai été patiente, mais je ne vais pas l'être encore longtemps.

Une sourde répréhension grondait dans la voix de la cheffe des Narvals. Une ombre passa sur le visage de Miuzaki qui fourra rageusement ses mains dans ses poches, mais il  ne les suivit pas lorsqu'elles s'éloignèrent.

Nadjka ne souffla mot durant de très, très longue minutes, jusqu'à ce qu'elles sortent de la ville en réalité, si bien qu'Iphigénie commença à se sentir particulièrement gênée et mal à l'aise. Elle n'avait vraiment aucune idée de la raison pour laquelle la Néphélée organisait un tête-à-tête aussi confidentielle. Enfin, lorsqu'elles furent sorties des faubourgs et que les maisons commençaient à se raréfier, son interlocutrice la déposa par terre et prit enfin la parole :

- Ce que je compte te dire ne les concerne pas et beaucoup de choses vont changer après ton passage chez le gouverneur, gronda-t-elle, un orage dans la voix. Même si on t'a appris beaucoup de choses durant le voyage et qu'on a partagé nos valeurs avec toi, je sais que tu n'as pas abandonnées ta vie d'avant. Cette visite signe ton retour dans les magouilles. Alors, tu vas tout m'expliquer mais loin d'eux. Je n'ai pas envie que l'équipage te voit d'un mauvais œil.

La Néphélée avait vu juste en elle et au lieu de baisser la tête, Iphigénie choisit de l'assumer. Elle plongea un regard déterminé dans celui de Nadjka qui le lui rendit. Depuis qu'elle avait retrouvé les siens, elle agissait bien de manière bien plus autoritaire et moins naturelle. Elle faisait plus attention à ce que les autres penseraient de ses actions qu'avant. Cette attitude allait inévitablement l'éloigner à nouveau de Miuzaki et Sergei car la jeune femme n'avait pas du tout l'intention de laisser tomber tout ce qu'elle avait accompli, toutefois elle  était heureuse de retarder ce moment. Elle inclina donc finalement la tête avec reconnaissance.

- Allez raconte-moi ta rencontre avec le cafard en chef.

- Il se pourrait bien que je l'aie menacé et dupé, répondit Iphigénie à la question de la Néphélée. J'ai obtenu quatorze lettres de cachet pour ce soir, soit deux de plus que ce dont j'ai besoin. Une fois en ma possession, je n'aurai plus besoin de tenir ma promesse envers lui et je pourrais me concentrer sur la protection de vos intérêts lors de la prochaine assemblée.

- Tu n'as pas honte de le tromper, Pitchoune ?

- Je n'ai pas engagé ma parole et ma fidélité va à d'autres personnes que lui, rétorqua immédiatement la jeune femme en balayant l'argument d'un revers de main. 

Nadjka semblait lasse et choisit de ne pas répondre, fixant obstinément la ligne d'horizon. La lune était un disque pâle au milieu du ciel bleu tandis qu'une douce chaleur se dégageait du soleil qui descendait tranquillement à l'ouest. Les deux femmes étaient à présent loin de tout, les dernières habitations s'étaient effacées derrière elle.

Si au départ, l'Argyre avait été heureuse de ne plus être portée, sa mauvaise foi n'était pas suffisante pour occulter le fait qu'au bout d'une demi-heure de marche sur la lande, elle fatiguait à nouveau. Iphigénie ne pouvait plus tenir le rythme soutenu de Nadjka et commença donc à montrer des signes de faiblesse. Évidemment, alors qu'elle aurait dû se reposer, une telle randonnée n'était peut-être pas le mieux conseiller. Alors qu'elle pensait demander une pause, deux mains puissantes la saisirent par la taille. Iphigénie se retrouva bientôt perchée sur les larges épaules de Nadjka.

- Merci, bredouilla la jeune femme, une main plaquée sur son front.

Par le dieu qui pleure, la terre tourne un peu, non ? Pourquoi la terre tourne !

- Non, ce serait plutôt à moi de te remercier, fille de la Cité, murmura Nadjka dans un souffle.

Iphigénie fronça les sourcils : avait-elle mal entendu ? Tout à coup, la terre qui tournait devenait bien le cadet de ses soucis. Enfer et damnation, une Néphélée qui remercie un habitant de la Cité ? Avait-elle de la fièvre ? Un coup sur la tête lui avait mis les idées à l'envers ? La chef des Narvals s'arrêta face à l'océan et une bourrasque de vent manqua d'emporter le reste de ses mots.

- Miuzaki a écouté ta conversation avec Sergei. Donc c'est toi qui a eu l'idée des brûlots.

La colosse laissa s'écouler un temps de silence. Iphigénie n'osait plus bouger tant elle était stupéfaite. 

- C'était brillant. Tu nous as évité une passe vraiment très difficile et nous aurions perdu bien plus de combattants sans ça. Au nom de tous les Néphélés, je te déclare solennellement merci.

Eh bien, pour une annonce surprenante... Les Néphélés ne cesseraient donc jamais de la surprendre ! Iphigénie accepta ses remerciements, puis elle marqua respectueux le temps qu'elles digèrent toutes les deux l'importance du moment.

Ainsi, ce n'était pas seulement pour préserver son amitié avec l'équipage que Nadjka l'avait éloigné des autres marins ainsi que de Miuzaki. Une Néphélé qui remercie une fille de la Cité, cela défiait bien des usages. Au fond d'elle pourtant, Iphigénie avait l'impression d'être une usurpatrice. Elle était parfaitement consciente que la véritable stratège était Nadjka et ses capitaines. Elle n'avait fait que suggérer une idée. Ils l'auraient fait probablement de toute manière. Toutefois, l'Argyre se garda bien de faire un commentaire : la reconnaissance de l'amirale en chef de la flotte Néphélée, cela n'a pas de prix.

La Néphélée reprit son chemin, toujours muette, cependant, dans le silence ambiant qui régnait sur le rivage, Iphigénie entendit distinctement la plainte étouffée quelques minutes plus tard. Elle se pencha et aperçut de grosses larmes couler sur les joues anguleuses de la guerrière, dessinant des sillons humides sur son visage poussiéreux.

La Néphélée pleurait.

- Nadjka... ? murmura Iphigénie, inquiète.

- Ne t'en fais pas, Pitchoune : ce sont les dernières larmes. Tiens, on va s'installer ici, nous serons bien.

Elle fit descendre doucement Iphigénie de ses épaules et toutes d'eux s'assirent sur le bord de la falaise, les pieds dans le vide. En contrebas, les vagues se fracassaient sur les récifs et sans toutefois parvenir à couvrir le son de leur voix.

- Nous avons perdu beaucoup de monde. Mon enfant grandira sans son père, lâcha soudain Nadjka, le regard embué de larmes.

Iphigénie se souvint alors du cadavre d'Erik sur le pont du navire au pied de la colosse. Elle posa une main compatissante sur son bras, consciente que nulle parole ne parviendrait à effacer la perte de l'être aimé.

- Tu lui ressembles beaucoup tu sais. Elle était toute menue comme toi, les cheveux peut-être plus clairs, reprit son interlocutrice en étouffant un sanglot. 

La jeune femme se taisait toujours, sans savoir de quoi parlait Nadjka et serra un peu plus fort la main de la puissante Néphélée. Cette dernière renifla, lâcha la main d'Iphigénie, puis ses doigts farfouillèrent un instant parmi ses fourrures avant d'exhiber devant elle une vieille photographie jaunie par le temps et le sel. Erik et Nadjka se tenaient de chaque côté d'un immense requin blanc suspendue par la queue à une poulie, harpon en main et un sourire heureux aux lèvres.

Ils avaient l'air d'un couple épanoui, un des seuls exemplaires qu'Iphigénie avait eu la chance de croiser. Aussi, le choc fut encore plus rude lorsqu'elle aperçut la mince silhouette assise en tailleur à leurs pieds. La fillette qui brandissait une boomerang en os n'avait pas exactement les même traits que les siens, mais il y avait bien indéniablement un air de ressemblance : même carrure, même tresses brunes et même air tranquille.

- Quand je t'ai aperçu ce jour-là dans ce port, j'ai bien cru que c'était elle qui revenait d'entre les morts. Inala aurait eu ton âge. C'est mon seul regret.

Nadjka caressa de ses gros doigts calleux les traits fins de la photographie.

- Je lui avais dit de faire plus attention, mais elle n'en faisait qu'à sa tête.

Les attitudes de mère poule de la Néphélée à son égard s'expliquaient tout d'un coup, mais Iphigénie n'eut même pas le courage de poursuivre de ses déductions. Son cœur pesait lourd dans sa poitrine et sa gorge se nouait. Elle éprouva alors une intense compassion pour cette femme, puis à force de fixer l'image heureuse de cette famille, Iphigénie finit par tourner ses pensées vers la sienne. Elle aussi avait des morts qu'elle ne s'était jamais autorisée à pleurer, de mêmes que d'immenses sacrifices qu'elle avait voulu ignorer.

Sa petite sœur Hannah pieds nus sur le seuil de leur maison, le visage de mère rongé par la maladie et le chagrin qui disparaissait dans les flammes du bûcher funéraire, les traits vieillis de son père assis sur la margelle du puits...

La jeune femme avala sa salive, elle n'allait tout de même pas... Ce serait la première fois depuis ses dix ans.

Sèche tes larmes et relève-toi seule...

Nadjka écarquilla les yeux en sentant une légère pression autour de son torse et abaissa son regard vers Iphigénie. La jeune femme avait écarté les bras et tenait l'immense Néphélée tout fort contre elle, son visage enfoui dans son grand manteau. Ses petits poings serrés sur les touffes de fourrure, elle semblait secouée par des tremblements incontrôlables. Nadjka rayonna d'un sourire bienveillant, si triste et enveloppa la jeune femme dans son étreinte.

Le son étouffé s'évada enfin hors du cocon protecteur et les pleurs d'Iphigénie résonnèrent dans le silence de la lande.

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