Chapitre 18. Le réveil [Partie 2]
Iphigénie se précipita à la fenêtre : le Néphélé disait vrai. Un homme d'une trentaine d'années, serrant contre lui une mallette de cuir, était traîné par quatre valets hors de la cour d'Honneur de l'Hôtel de Ville. Par le dieu qui pleure, pourquoi déjà un problème avant même que sa journée n'ait vraiment commencé. Elle n'avait pas le temps de descendre, la jeune femme se pencha alors à la fenêtre et apostropha vigoureusement les valets.
- Eh, vous !
Les interpellés levèrent la tête et fouillèrent du regard la cour sans comprendre d'où venait cette petite voix impérieuse.
- Oh ! Je suis là, c'est moi qui vous parle ! A la fenêtre ! Lâchez immédiatement cet homme, il travaille pour moi ! Je suis la protégée de Nadjka, la cheffe des Narvals... Des narvals... Non, aucun rapport. LES NARVALS ! Les marins du Nord qui ont percé le blocus ! Ben, oui « ah eux ! ». Qui voulez-vous que ce soit d'autres, des touristes ? Et à côté de moi se trouve un de leurs seconds ! Alors vous allez me lâcher ce cafard... Cet homme pardon, ou Sergei vous file une beigne ! Dégagez, espèces d'incompétents ignares ! Bon, vous le comptable ! Oh, soyez tout de même un peu poli ! Ce que j'attendais pour vous sortir de là ? Vous vous êtes fait assommer, ce n'est tout de même pas de ma faute ! Je crois que vous ne saisissez pas bien à qui vous parler. Respectez votre hiérarchie. A la prochaine remarque insolente, je vous renvoie à la Cité et comptez sur moi pour ruiner votre petite carrière ! Merci, je préfère vos excuses. A présent, remuez-vous : vous avez deux minutes pour remonter ! Qu'avez-vous encore ? En chemise de nuit, moi ? MAIS CE N'EST PAS LE SUJET ! Ne détournez pas la conversation ! En revanche, détournez les yeux ! Et vous, vous n'avez pas d'autre chose à faire que de nous regarder ! Retournez à vos occupations ! s'époumona Iphigénie en remarquant que les serviteurs étaient un peu trop intéressés par la scène qui se déroulait.
Le sang de la jeune femme n'avait fait qu'un tour, sa tentative de relaxation précédente avait autant fonctionné qu'un complot sans allié, et elle sentait encore l'agacement bouillonner dans ses veines. Ce n'était pas bon du tout... Pourtant, elle ne pouvait pas lutter contre cette pulsion. Ce devait être la fatigue, elle ne voyait pas d'autres explications. Iphigénie claqua donc violemment la fenêtre et se tourna vers Sergei, les yeux lançant des éclairs.
- Tu aurais pu me prévenir pour ma chemise de nuit !
- Vous aviez l'air tellement enthousiaste, je n'ai pas voulu vous couper dans votre élan, répliqua ce dernier particulièrement amusé.
Son rictus goguenard fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase et l'Argyre le mit sans façon à la porte, refusant qu'il appelle une femme de chambre pour l'aider à s'habiller. Elle n'avait jamais demandé à une servante de l'habiller et elle n'allait certainement pas changer ses habitudes pour une épaule blessée.
Cependant, même si elle ne l'avouerait jamais, elle regretta cette décision à peine prise quand elle se fut cassée plusieurs fois la figure en enfilant ses bas et ses bottes. Ce fut ainsi qu'elle apprécia grandement trouver une cane au pied du lit, sans aucun doute procurée par Sergei et une bouffée de reconnaissance l'étreignit. Son genou cessa ses élancements et elle retrouva un équilibre stable.
Instinctivement, elle avait repris les habits Néphélés qu'elle avait porté toutes la traversée. La main sur la poignée, elle se demanda soudain si cette apparence ne lui porterait pas préjudice dans ses relations avec les habitants. Trop tard de toute manière, elle n'avait plus le temps de trouver des vêtements de rechange. Elle ouvrit la porte de chambre à la volée et envoya sans le faire exprès le battant dans le nez de l'homme qui l'attendait derrière. Sergei qui patientait également, eut, lui, le réflexe de bondir en arrière avant la catastrophe. Il écarquilla les yeux en la voyant dans l'encadrement de la porte, sérieuse et glaciale comme si elle partait au combat.
- On dirait que vous avez mangé un kraken entier. Votre épaule ?
- Une égratignure. Merci pour...
- La cane ? Ça rappelle de si bons souvenirs... Et votre joue et votre tête ?
- Nul besoin de jouer les mamans poules, tout va bien. Ce ne sont que quelques élancements et avec un peu de maquillage, on ne verra même plus la cicatrice. J'ai vu dans le miroir qu'on m'avait recousu très proprement la joue. Mes félicitations au médecin.
- Je transmettrai, c'est le nôtre, Nadjka y a tenu personnellement. Cafard, relevez-vous ce n'est pas une position pour se présenter devant Milady !
Iphigénie porta enfin son attention sur l'homme qu'interpellait Miuzaki. Projeté par la porte et le nez en sang, le comptable était toujours par terre contre le mur du couloir.
- Elle m'a envoyé la porte dans le nez ! Mais que vous ai-je fais, madame ! glapit le pauvre trentenaire.
Iphigénie éprouva un picotement, ce devait être de la compassion. Toutefois, l'atroce foulard qu'il portait autour du coup la poussa malgré elle à réagir un peu plus froidement qu'elle n'aurait dû.
- Relevez-vous et cessez vos enfantillages. Vous ne comptez pas rester ce parquet toute la matinée ?
- Madame, je n'avais pas même ouvert la bouche que déjà...
- J'imagine que vous travaillez pour le connard au foulard avec des cheveux brillants comme du beurre rance.
- Je... Je suppose que vous parlez de Monsieur Edouard, le chef comptable de l'Ambassade et intendant des finances de Maître Cibo ?
- Est-ce votre foulard ou on vous l'a donné ?
- C'est un présent de Monsieur Edouard, madame. Il m'a pourtant dit que cela vous permettrait de m'identifier et de vous plaire.
Iphigénie lui posa une main compatissante sur l'épaule et étonnamment cette petite pique que le comptable se permettait, même à des lieues de distance, la mit de très bonne humeur.
- J'ignore ce que vous a dit cette ordure, mais il ne doit pas nourrir à votre égard des sentiments très cordiaux. Hélas, ces hideux motifs ont l'effet inverse sur moi. Navrée pour votre nez. Oh et s'il vous prenait en revanche l'envie de me faire une nouvelle remarque sur mon attitude, je réitère ma menace de tout à l'heure. Maintenant que nous sommes sur de bonnes bases, expliquez-moi dans les grandes lignes ce que me propose monsieur Cibo. Et j'oubliais, appelez-moi Milady.
- Oui... Milady. Il place à votre disposition une cave de mille marks d'ors. Il compte sur vous pour l'utiliser sagement. Il demande aussi que s'il vous reste de l'argent, vous le laissiez sur le compte.
- J'en doute... Venez avec moi à l'Assemblée, monsieur le Porte-monnaie, et ne dîtes plus rien.
Sergei la rattrapa alors qu'elle filait déjà dans le sens opposé à la direction à prendre, puis la remit dans le droit chemin. Sur le trajet, le bon cette fois-ci, ils devisèrent tranquillement :
- Je suis toujours agréablement surpris de constater avec quelle énergie vous reprenez du poil de la bête et à quel point surtout vous faites preuve d'autorité pour un petit bout de femme comme vous...
- Sergei, je t'aimais bien jusque-là, en revanche, qualifie-moi encore une fois de « petit bout de femme »... Je te jure : des « Pitchoune », « petite » et « gamine », j'en ai jusque-là !
Iphigénie, le visage renfrogné, passa sa main au-dessus de sa tête. Le Néphélé explosa de rire et attrapa dans une coupelle de fruits qui décorait les escaliers, une pomme et une banane avant de les lui offrir. Pistache qui galopait à ses côtés s'empara lui aussi un poire et bondit sur l'épaule valide d'Iphigénie, sans la cane cette dernière en serait d'ailleurs tomber sous le brusque poids.
- Je suppose que vous devez mourir de faim. Des servantes, rassurez-vous, vous ont nettoyé lors de votre sommeil. Dès que tout cela sera fini, je vous invite à profiter de nos termes à bord de mon navire. Ils sont plus petits que ceux de Nadjka mais nous avons un plus large choix d'huiles parfumées.
La bouche déjà pleine de pomme et de banane, Iphigénie marmonna une exclamation enthousiaste, puis un ricanement devant le petit ton fier comme un paon de Sergei. Elle retrouva une attitude digne en pénétrant dans le vaste vestibule où se brassait déjà une foule hétéroclite. Ils n'eurent d'ailleurs qu'à suivre le mouvement de foule pour trouver le grand amphithéâtre.
Les Néphélés s'étaient déjà installés le plus loin possible des « cafards » de Port-salut et ces derniers avaient tacitement décidé de garder eux-aussi une distance respectueuse. Même le gouverneur, un homme à la barbe grisonnante qui présidait au centre de l'amphithéâtre, semblait gêné par l'attitude de Nadjka, qui trônait à ses côtés. "A ses côtés", c'est-à-dire, à dix pas de son propre siège, arborant de surcroît une expression menaçante. Iphigénie se sentit rassurée d'assister à cette séance afin de jouer les arbitres au cas où cela tournerait mal et que les Néphélés décident de jeter le gouverneur par la fenêtre.
La jeune femme croisa le regard de Miuzaki, déjà assis dans les gradins. Elle lui sourit chaleureusement et lui adressa un signe amical de la main. Le Néphélé l'observait déjà indécis, mais devant une telle marque de sympathie, laissa éclater sa joie sur son visage et lui renvoya son salut. Il devait craindre qu'Iphigénie lui tienne rigueur de ne pas avoir tenu la parole donnée à Sergei. La jeune femme préféra ne pas relancer le débat concernant cette ridicule attitude, elle ne souhaitait pas perdre son sang-froid encore une fois.
Elle prit place à son tour au milieu des gradins, dans le grand vide qui séparait les Néphélés des habitants de la Cité et apprécia d'être idéalement placée pour prendre la parole. De son côté, Miuzaki jeta un coup d'oeil circonspect à Sergei et rendu méfiant par son précédent plaquage, se décala prudemment vers Iphigénie. Le regard sombre, le Néphélé le laissa faire quand l'Argyre lui eut écrasé le pied pour qu'il ait l'air plus amical.
Encadrée à présent des deux hommes qui lui étaient le plus chers parmi les Néphélés, Iphigénie sentait que tout allait bien se passer. Son lémurien commença tout à coup à lui mordiller le doigt pour attirer son attention.
- Oui, je ne t'ai pas oublié.
La jeune femme commença à le caresser tendrement, mais celui-ci ne semblait pas satisfait. Il ne cessait de renifler la mallette du comptable, assis devant elle en grondant. La jeune femme avait une confiance entière dans l'instinct de son animal de compagnie et s'empara sans façon de la mallette aussitôt, puis déboucla le lacet qui la formait. Elle fut surprise à l'intérieur de ne rien y trouver de suspect. Découragé par le regard noir de Sergei et de Miuzaki combinés, le comptable ne protesta même pas lorsqu'elle fouilla sa mallette plus en détail et en tira finalement une enveloppe bleutée parfumée.
- Cette lettre m'est destinée. Mon nom est inscrit dessus. Pourquoi ne me l'avez-vous pas remis ?
-Je l'avais complètement oubliée, Milady.
- Qui est l'expéditeur ?
- On me l'a remis juste avant mon départ, de la part d'une certaine Mandarine avec ordre de vous la remettre en main propre.
A ce nom, la jeune femme rosit de plaisir comme une oie blanche à son premier bal, en songeant que celle-ci allait probablement lui donner des nouvelles de son bébé. Elle en était la marraine ! Quel était le nom de sa filleule... Ou de son filleul d'ailleurs ? Elle pariait sur une petite fille.
Iphigénie flaira le coup fourré, alors qu'elle se trouvait à deux doigts de déchirer le haut de l'enveloppe. Mandarine adorait les animaux, en revanche, elle n'avait pas le souvenir qu'elle soit du genre à parfumer ses lettres.
Un froid glaciale se répandit dans ses veines et elle tint la lettre à distance. Le message ne venait donc pas de Mandarine. Quelqu'un connaissant sur son amitié pour son ancienne collaboratrice avait sans aucun doute compté sur son enthousiasme pour ne pas réfléchir avant de l'ouvrir.
La seule chose qu'elle ne parvenait pas à expliquer était le parfum. Il eut été plus discret et moins suspect de ne pas en mettre. Iphigénie approcha l'enveloppe de son nez et identifia immédiatement une seconde odeur sous-jacente qu'elle n'aurait manqué de remarquer en la saisissant : de la poudre.
Iphigénie la reposa prudemment sur ses genoux : une lettre piégée ! Soudain, sous ses doigts, le sceau qui fermait la lettre sembla s'effriter légèrement et un message apparut alors sous la cire : « Si vous êtes encore vivante pour lire ce message, alors je vous souhaite un agréable retour parmi nous ».
Ces lignes n'étaient pas signées, mais elles n'en avait pas besoin. Iphigénie n'eut pas grand mal à deviner l'auteur de ce si charmant message de bienvenu. La Femme réapparaissait à nouveau dans sa vie après plusieurs mois d'absence. La jeune femme eut des suées froides et se passa nerveusement la langue sur ses lèvres, la gorge sèche. Doucement, elle fit glisser ses doigts sur son poignet pour sentir son pouls battre avec la vitesse régulière d'un métronome. Ça allait, elle n'avait pas perdu son sang-froid. En revanche, elle se sentait pâle et glacé et identifia le sentiment avec effroi : la peur.
Elle qui se faisait une joie de revoir le jeune maître et ses assistants, sentit sa bonne humeur se refroidir d'un coup. Elle conserva après plusieurs secondes d'effort son visage impassible et remit la lettre au comptable avec précaution. Elle lui tapota doucement sur l'épaule pour attirer son attention, puis prit sa voix la plus autoritaire et la plus sérieuse pour lui transmettre ses instructions :
- N'ouvrez cette lettre sous aucun prétexte. Elle est piégée. Allez donc la jeter à la mer après l'assemblée, vous serez bien aimable.
- Tu te sens bien ? Tu es blanche comme un linge.
Les doigts de Miuzaki lui prirent délicatement la main. Il fronçait tant les sourcils qu'il creusa son visage d'une multitude de rides d'inquiétude.
- Des mauvais souvenirs se rappellent à moi, souffla Iphigénie en se dégageant.
Le cartographe voulut ajouter quelques mots lorsque le gouverneur sonna le gong et déclara la séance ouverte.
Étonnement, le début se passa plutôt bien. Les constations des dégâts furent faites dans le calme et l'estimation du coût des réparations passa sans que personne ne moufte. Bien évidemment : c'était la Cité qui allait payer.
Il en fut de même pour le calme relatif qui accompagna le rapport des Néphélés sur la situation de la route commerciale malgré quelques « cafards » que laissait échapper de temps à autre la cheffe des Narvals.
La séance s'éternisait et une migraine insupportable finit par distraire l'attention d'Iphigénie. Elle choisit de se retirer en haut des gradins à l'abri des regards, incapable de suivre plus longtemps la réunion. Quelle plaie ! Son corps se refusait à elle, c'était tout bonnement insupportable. Elle espérait ne pas avoir attrapper une grippe ou toute autre maladie susceptible de la clouer au lit. Sergei veillait toujours sur elle, jetant de temps à autres des regards inquiets vers le déroulement de l'assemblée.
Elle somnolait à moitié lorsque des éclats de voix montèrent de l'amphithéâtre. Ah, il eut été étonnant qu'à un moment ou un autre, la situation ne parte pas en vrille.
- De quoi débattent-t-ils ? chuchota Iphigénie à l'oreille de Sergei.
Ce dernier haussa les épaules : il n'avait suffisamment suivi ce qu'il se passait pour réellement comprendre. Ils auraient bien demandé à Miuzaki, resté dans les gradins, mais ce dernier semblait participer activement aux débats. Il était debout sur les sièges, le poing dressé vers le plafond, son autre main sur ses haches en train d'enguirlander un habitant de Port-Salut, tout en haranguant les autres Néphélés. Le gouverneur se fatiguait à sonner le gong tout seul dans son coin sans parvenir à rétablir le calme.
- Silence !
La voix impérieuse de Nadjka, debout sur l'estrade, vibrante de colère au milieu de l'amphithéâtre ramena immédiatement le silence. La vague de colère étouffa le brouhaha et son regard les pétrifia tous sur place. Les capitaines et les seconds, ainsi que Miuzaki allèrent s'asseoir dans le plus grand des calmes. Ne voulant pas paraître trop indisciplinés, les administrateurs de Port-Salut rentrèrent également dans le rang.
- Je pense que cela suffit pour aujourd'hui. Nous rouvrirons demain la séance à la même heure.
La cheffe des Narvals quitta sa place, menton haut, et sortit de la salle dans un silence religieux. A son départ, le brouhaha reprit de plus belle et la sortie du gouverneur de Port-Salut passa complètement inaperçue.
Iphigénie batailla pour se mettre debout et fit à nouveau abstraction de ce qu'elle ressentait pour pouvoir mener à bien ce qu'elle avait prévu. Elle refusa le soutien du bras de Sergei à qui elle préféra sa cane qui lui donnait des airs d'aristocrates plutôt que ceux d'une vieille dame, et fit craquer les articulations de ses mains.
L'Argyre avait en tête de se rendre au port afin de repérer les entrepôts et les comptoirs des compagnies rachetées par le Bouffon et pour une fois, le destin lui accorda un petit coup de pouce.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top