Chapitre 14. Sur le chemin de la gloire et de la mort [Partie 2]
[La voie n'était pas libre du tout, ô surprise]
Elle tomba même nez à nez avec Miuzaki qui la fixait avec un regard réprobateur. Prise de cours, elle recula en oubliant qu'elle se trouvait sur les anneaux d'une ancre et non sur le pont. Si le cartographe ne l'avait pas rattrapée par le bras, elle serait retombée à l'eau. Il la saisit par les deux épaules et sans effort, la passa par-dessus le bastingage pour la planter devant lui.
- Tu m'as cru assez bête pour avaler tes carabistouilles ?
Iphigénie lui décocha un immense sourire innocent qui valait pour une réponse.
- Et comment as-tu pu pensé que ton évasion passerait inaperçue ?
- Je suis quelqu'un de très optimiste.
Miuzaki pinça les lèvres et inspira profondément. Il devait se retenir de ne pas renvoyer Iphigénie manu militari sur la Gorgone. Il l'attrapa par la main et la conduisit à l'intérieur du navire.
- La passerelle a été enlevé, ce n'est plus possible ce soir d'accéder à la Gorgone. Enlève ce sourire de ton visage : demain matin, à l'aube, quand elle sera remise, je t'aurais renvoyé là-bas.
- Je ne suis que sous les ordres du Bouffon, je n'ai pas à suivre vos directives !
- Tu es sous notre toit ! Nadjka est responsable de ta sécurité, elle l'a juré à Sergei ! Nous tiendrons notre promesse, même si cela doit te faire de la peine ! Et le meilleur moyen est de te garder à distance des combats.
- Je n'ai pas peur et...
Miuzaki la prit brutalement par les épaules et plongea vers elle son regard, endurci par des années de navigation :
- Si, tu auras peur. N'importe qui aurait peur. Tu ne connais pas la violence des combats, la peur de couler et de sombrer avec le navire, les échardes qui volent... Personne n'est prêt pour cela. Il n'y a pas d'entraînement pour se préparer à la mort. Ce ne sont pas tes petits cours d'escrimes qui te serviront.
- Je suis parfaitement consciente de cela. Je ne compte pas participer aux combats. Je veux juste être sur le théâtre des opérations.
- Tu seras inutile et tu vas nous gêner. Nous aurons peur pour toi et cela va nous ralentir. Nous ne pouvons pas nous permettre d'avoir peur pour les uns et pour les autres. Nous sommes les meilleurs combattants des mers et nous le devons à une discipline de fer et à une préparation sérieuse face au danger. Je suis navré mais je ne prendrai pas se risque avec toi. Je ne me le pardonnerai pas s'il venait à t'arriver quelque chose.
Iphigénie se mordit les lèvres. Il avait raison. Pourtant, elle devait être là-bas. Elle ne pouvait faire ce plaisir à Kratein en le laissant gagner.
Le bout de ses doigts la démangea soudain et elle réfréna le geste instinctif. Elle n'avait absolument pas envie de lui effacer la mémoire. Quelle personne était-elle pour faire cela à son ami ? Elle caressa ses mains et le tissu de ses mitaines, déchirée entre ses sentiments et la nécessité.
- Si je quitte le navire avant le début des hostilités ?
-Tu n'as rien pigé en fait : nous ne sommes pas dans une croisière avec escales à volonté !
Iphigénie grimaça : elle avait un but. Sa vie et sa sécurité passait en second plan. La nécessité primait sur les sentiments, comme toujours, toutefois sa détermination était entachée pour la première fois d'une note douce-amère. Les mots s'échappèrent de ses lèvres sans qu'elle ne l'ait décidé.
- Je suis vraiment désolée, Miuzaki. Je veux juste que tu saches que cela me fait chaud au cœur de compter ainsi pour quelqu'un.
Le jeune homme fronça les sourcils sentant probablement le coup fourré, mais l'Argyre fut plus rapide pour une fois. La jeune femme, une fois sa décision prise, possédait une volonté de fer qui ne se laisserait pas submerger par celle d'un autre. Elle effaça tous les souvenirs de ce soir la concernant et tenta pour une fois de créer de faux souvenirs. Elle imagina une situation et tenta d'imposer cette vision.
Comme pour Kratein, créer un souvenir s'avéra tout aussi compliqué : les contours demeuraient flous, l'image fragile et son visage prenait sans qu'elle sache pourquoi, la forme de celui de la « Femme ». C'était comme prendre une pellicule et retoucher une photographie. L'image globale qui ressortait n'était qu'un brouillon... Elle s'acharna avec obstination, mais dut finalement se rendre à l'évidence : elle n'était pas encore prête pour créer de faux souvenirs. Quand y parviendrait-elle enfin ?
Iphigénie laissa tomber et rattrapa comme elle put Miuzaki qu'elle avait plongé dans l'inconscience. Fort comme il l'était, cet état ne perdurerait qu'une poignée de minutes, il faudrait répéter l'opération plusieurs fois si elle voulait le garder dans cet état. Elle jeta un coup d'œil à droite et à gauche : laisser le cartographe n'était pas exactement la meilleure chose à faire, elle devait le ramener dans sa cabine.
La décision prise, il lui fut compliqué de l'appliquer. Miuzaki inconscient pesait autant qu'un âne mort et incapable de le prendre sur son dos, elle dut le traîner par la jambe. Encore une fois, sa bonne étoile lui accorda un sursit : elle ne croisa pas un chat sur tout le trajet et bientôt, elle put pousser la cabine du jeune homme.
Elle marmonna quelques excuses pour s'introduire dans sa chambre sans permission, puis rassembla ses dernières forces pour tirer Miuzaki à l'intérieur et refermer prestement le battant. La cabine était plongée dans le noir. Seuls quelques rayons de lune à travers le hublot empêchèrent Iphigénie de prendre une table de chevet dans les orteils. Il n'y avait aucun lit, un simple futon étalé sur le sol constituait sa seule couche. Heureusement d'ailleurs car la jeune femme n'aurait pas eu la force de la soulever. Elle le glissa sous les couvertures en espérant ne pas l'avoir éveillé et en se relevant, elle tomba face à face avec un rapace.
- Ruiiiiiirk ! piailla le volatile quand Iphigénie heurta sa cage.
La jeune femme fit un bond en arrière, en étouffant un cri. Après quelques secondes de surprise, Iphigénie constata que ce n'était que le faucon blanc de Miuzaki. C'était un superbe oiseau de proie qu'il utilisait régulièrement afin de transmettre des messages aux autres navires et Iphigénie avait même eu l'extrême privilège d'apprendre à s'en servir.
L'Argyre recula de quelques pas et aperçut du coin de l'œil, Miuzaki remuer entre ses draps. Les mains moites, elle réalisa qu'il ne lui restait que quelques instants avant qu'il ne se réveille. La chance s'était fait la malle dans le même temps: des bruits de pas résonnaient dans le couloir. Elle avait tenté le diable en amenant Miuzaki ici sans se faire voir, elle n'aurait pas cette chance si elle sortait à nouveau. Il ne restait plus qu'à se dissimuler dans la cabine de Miuzaki, qui était désespérément pauvre en cachettes : une vieille malle cloutée ou un étroit placard à claire-voie. Iphigénie choisit la malle, s'y glissa et écrasa copieusement des cartes, des croquis et des feuillets entassés à l'intérieur.
La jeune femme tendit l'oreille, l'entendit marmonner et pria très fort tous les dieux de son panthéon pour qu'il n'ait pas la mauvaise idée d'ouvrir la malle. Elle parvint à demeurer éveillée jusqu'au milieu de la nuit, ce qui n'était pas difficile à comprendre au vue de l'étroitesse de sa cachette, guère l'endroit idéal pour piquer un somme. Elle finit cependant par somnoler, la fatigue plus forte que le reste et à l'aube, ce fut la porte qui claqua qui non seulement la réveilla définitivement. Cela ne suffit toutefois pas à la convaincre de sortir avant plusieurs minutes.
Lorsqu'il fut sûr que le cartographe ne risquait pas de rentrer, Iphigénie s'extirpa de la malle avec un grognement d'ours sortant de l'hibernation et étira tous ses membres ankylosés et sa nuque raide. La porte du placard dans laquelle elle avait manqué de se cacher était grande ouverte. Iphigénie essuya une goutte de sueur : bonne pioche pour une fois.
Des cavalcades et des cris résonnaient à l'étage et travers le navire. Iphigénie fut surprise de ne le remarquer que maintenant. Tête penchée à travers le hublot, la jeune femme ne voyait que la coque d'un autre navire. Les navires Néphélés s'alignaient les uns derrière les autres, ce qui ne signifiait qu'une chose : l'entrée de la route commerciale était proche et les canons n'allaient pas tarder à tonner. La jeune femme avait particulièrement bien étudié la carte et la topographie de Port Salut. Il leur faudrait un jour et une nuit avant de parvenir au port. L'aube à présent était loin et avec le jour venait l'assurance que le navire abritant les enfants et les non-combattants avait mis les voiles. Nadjka n'allait pas ordonner à la flotte de faire demi-tour à présent, juste pour la ramener. Quoiqu'il arrive, elle était assurée de rester jusqu'à la fin.
Les premiers coups de canons résonnèrent en fin de matinée. Iphigénie n'osa même pas regarder par le hublot. La nuit survint, n'amenant pas moins de calme que le jour. Elle sentait le bateau trembler, le vent souffler, la mer se soulever dans des gerbes d'eau et l'écœurante odeur de fumée. La peur de ne pas savoir si des boulets allaient ou non emporter le navire, lui étreignait le ventre.
Le soleil du second jour se leva et les cris de joies des Néphélés brisèrent le calme : la flotte venaient de franchir la route commerciale et débouchait dans la baie de Port-Salut. Iphigénie, prenant son courage à deux mains, se pencha sur le hublot. Elle ne voyait que les navires Néphélés et...
Ce n'était pas des Néphélés.
Leur pavillons ne correspondaient pas. Iphigénie déglutit. Sur le pont, les cris de joie s'étaient tus en même temps qu'ils reconnaissaient les pavillons des nouveaux navires qui se dirigeaient vers eux, toutes voiles dehors et la gueule de leur canon pointée vers eux. Les mercenaires du Cap de la tortue les attendaient de pied ferme à la sortie du détroit et venaient de les prendre à revers.
L'un d'entre eux accueillit le navire de Nadjka qui menait la flotte par une bordée de coups de canon. Contrairement aux autres boulets, toute la maîtrise du vent des Néphélés ne parvint pas à les dévier. Par réflexe, l'ancienne maîtresse des Tea Party se jeta immédiatement au sol. Dans sa précipitation, elle emporta la cage du faucon de Miuzaki qui s'ouvrit sous le choc. Ne comprenant pas ce qui se passait, le volatile vint docilement se poser près d'elle.
Tout à coup, la déflagration étourdit Iphigénie et lui perça les tympans. Le cœur au bord des lèvres, elle ouvrit les yeux pour voir un pan entier de la poupe s'arracher devant ses yeux et sombrer dans la baie de Port-Salut dans un glougloutement effrayant.
Un craquement menaçant l'alerta suffisamment tôt pour qu'elle ait le temps de rouler sur le côté et de lever les yeux vers le ciel. La poupe et les étages supérieurs au-dessus de la cabine de Miuzaki avaient été éventrés, il n'y avait plus de parois, plus rien, qui empêchait la jeune femme de glisser vers l'eau, si la moindre embardée se produisait. Un nouveau craquement lui fit tourner la tête vers le réel problème. Le plancher de l'étage supérieur cédait. Elle ouvrit la bouche pour appeler à l'aide mais n'en eut pas le temps. Les planches volèrent en éclat dans un tourbillon d'échardes larges comme des poignards. Le propre sol proche du hublot où elle était céda à son tour au moment où l'étage supérieur aurait dû l'écraser.
Elle tomba en chute libre vers la mer, le faucon tournoyant autour d'elle, tel un vautour attendant sa mort.
Voilà, je n'étais censée publier qu'une seule des parties, mais je me suis rendue compte que la première partie ne faisait que 1600 mots et que c'était vraiment trop peu... En conséquent, tada ! Deux chapitres, pour le prix d'un : je vous gâte. Ça sent Noël !
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