Chapitre 12. Réconciliation [Partie 1]
- Redresse-toi et cesse de faire semblant d'être essouffler.
La fine baguette de bois cingla l'air et fouetta le dos d'Iphigénie qui se redressa aussitôt. Ses bras la faisaient souffrir le martyr. Ils n'étaient que deux poids inertes qu'il fallait pourtant manier si elle ne voulait pas se prendre des coups de la part de son sadique maître d'arme. Elle sentait que Kratein prenait un malin plaisir à la rabaisser et à se moquer d'elle.
Sans aucun doute, c'était sa manière à lui de se venger de deux derniers mois d'humiliations. Ils passaient leur matinée à s'entraîner et en un mois, Iphigénie n'avait jamais autant collectionné de bleus. Lorsqu'elle sentait qu'elle allait craquer, que les larmes lui venaient aux yeux, elle ravalait tout et songeait à la souffrance que pourrait amener sa faiblesse.
- C'est mauvais ça, Gadji.
Sans crier gare, l'ordure fouetta l'air de sa jambe en direction de la tête d'Iphigénie qui eut le réflexe de parer avec ses deux avant-bras comme il lui avait appris. Il avait en effet l'infernale manie de délaisser l'épée au profit de ses poings. Il ne se lassait pas de la prendre par surprise et de la frapper où cela faisait le plus mal : gorge, tempes, plexus, rotules... Il connaissait évidemment les points vitaux ainsi que tous les autres endroits susceptibles de causer un maximum de douleur. Iphigénie, à ses dépens, les apprit aussi.
L'homme n'en avait pas fini : il se fendit d'un mouvement souple et la pointe de sa lame lui laissa une estafilade écarlate sous l'œil.
- Tu lâches ton épée lorsque tu pares. Comment veux-tu te défendre si tu lâches ton arme ? Tu as envie de mourir ? La prochaine fois que je te vois la laisser tomber, je te déboîte l'épaule.
Iphigénie essuya la lueur qui perlait de son front et ramassa son épée. Elle évita de justesse un nouveau coup de pied de la part de Kratein et se remit en position d'attaque. Plus rapide qu'elle, il se glissa derrière elle et d'une poussée de la main, la balança en avant. L'Argyre s'écrasa sur le plancher, manqua de se casser le nez, mais serra précieusement sa lame dans sa paume. Son maître d'arme pinça les lèvres sans rien dire.
- Quarte, aboya-t-il soudain sans préavis. Iphigénie, prise au dépourvu, redressa son épée pour protéger le côté non armé de la partie haute de son corps.
- Quinte ! Septime ! Sixte ! hurla-t-il à nouveau.
A chaque fois, la jeune femme changea de position pour suivre les directives du maître d'arme qui lançait ses ordres anarchiquement. Ce jour-là, le cours fut particulièrement ardu. Il se poursuivit jusqu'en milieu d'après-midi alors qu'en temps ordinaire, Kratein mettait fin à leur entraînement lorsque le soleil passait au zénith. Iphigénie ne voyait pas pourquoi il se mettait les nerfs en pelote aujourd'hui. Qu'il soit agacé soit une chose, mais qu'il profite de leur cours pour passer sa colère sur elle ? C'était... tout à fait logique, après réflexion.
Quelle pouvait bien être la cause? Voilà qui était bien plus divertissant que cette séance. Il ne pouvait s'agir de l'attitude des Néphélés à son égard, il y était habitué. Son entretien expéditif avec Nadjka avait été couronné de succès au vue de son air triomphant en revenant vers elle pour tenir parole, un mois auparavant. Sa bonne humeur avait duré jusqu'ici. Quel évènement avait bien pu y mettre fin ? Iphigénie qui n'aurait jamais perdu une occasion d'embêter Kratein, ne put se retenir :
- Vous avez reçu de mauvaises nouvelles ?
La réponse fusa aussi vite que le coup de baguette :
- Lorsqu'on est aussi désespérément nulle comme vous, on se concentre et on ne parle pas.
- Vous ne voulez vraiment pas me dire ? Serait-ce en rapport avec la Cour ? Le Bouffon a commencé à appliquer une de ses stratégies ?
Vlan ! Iphigénie alla une nouvelle fois percuter le parquet. Elle l'aimait bien le parquet, elle allait peut-être rester par terre et la boucler.
- Le cours est fini. Demain, même heure, lâcha Kratein en laissant la jeune femme sur sa faim.
Une fois qu'elle fut sûre qu'il était bel et bien parti et qu'il n'allait pas revenir par surprise et l'envoyer au tapis (il l'avait fait une fois), Iphigénie se releva. Elle ramassa sa chemise l'enfila sur sa brassière, que voilà une invention Néphélée utile et pratique !
L'Argyre s'empressa de prendre le chemin des termes vides où elle prit un bain bien mérité. Une fois lavée et propre, elle décida avant de rejoindre les cuisine où elle officiait à présent comme petite main puis de monter sur le pont afin de prendre l'air. La vue était magnifique en ce moment.
La flotte des Néphélés s'était en effet engagée dans les eaux des mers du Sud, impliquant donc en contrepartie d'une chaleur écrasante, des îles paradisiaques, des plages de sables blancs, roses et bleus; des créatures aquatiques magiques et des jeux de lumières fantasmagoriques. Dans ces eaux, le vent ne soufflait qu'en milieu de soirée jusqu'à l'aube nouvelle. Toute la flotte des Néphélés aurait été à l'arrêt sans leur Don qui leur permettait de pallier à cet inconvénient.
Accoudée au bastingage, Iphigénie fit signe à Sergei de la main sur le navire d'en face. Elle ne voyait guère souvent ce dernier, mais c'était toujours un plaisir de boire avec lui au pub du navire.
Qu'avait bien pu recevoir Kratein comme nouvelles ? La favorite depuis deux semaines, ne donnait plus signe de vie malgré ses questions pressantes et la dernière note du Bouffon, remontait à peu près la même période pour lui conseiller de ne plus lui envoyer de message pour le moment. Elle ne s'en portait pas plus mal, car lorsqu'il lui en envoyait ce n'était que pour lui rappeler sa mission ou lui dire que la situation se dégradait dans Sombrerefuge.
Cette tentative pour se rassurer ne fonctionna qu'à moitié. La Cité était en grand chambardement et elle n'avait aucune idée de ce qui pouvait bien se passer. Et elle était là, les doigts de pied en éventail à se dorer la pilule ! Elle avait l'impression de suivre l'intrigue secondaire inutile d'un roman.
Des pas lourds retentirent derrière Iphigénie. Sans même se retourner, elle reconnut la délicatesse du buffle qui accompagnait chaque arrivée de la capitaine des Narvals. Une main de la taille d'un battoir s'abattit amicalement sur son épaule déjà toute courbaturée par l'entraînement. Elle serait tombée par terre de la manière la plus ridicule qu'il soit, si elle ne s'était pas retenue au bastingage. Elle pivota son visage vers la Néphélé en cachant sa douleur derrière un sourire lumineux :
- Nadjka! Quand arrivons-nous ?
- Grâce aux raccourcis et aux vents favorables, je dirais que nous sommes à un bon mois de notre destination. Nous profiterons d'un effet de surprise indéniable en arrivant si tôt.
Iphigénie ne put cacher sa satisfaction en apprenant que le trajet durerait un moins de moins que prévu. Elle serait de retour bien plus vite dans les intrigues de la Cour. Elle en était éloignée depuis trop longtemps déjà.
- Je voulais te parler de quelque chose, Pitchoune.
La jeune femme haussa un sourcil. Elle n'avait pas fait de bêtises ou du moins ses acrobaties à la proue n'avaient pas été si dangereuses que cela et il ne viendrait pas à l'idée de Nadjka de lui demander des conseils de navigation. Alors quoi ?
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire avec Miu ?
La jeune femme fronça le nez : la Néphélée interrompait ses occupations pour s'occuper d'un sujet pareil ? L'agacement la prit devant une capitaine qui se mêlait de ce qui ne la regardait pas.
- Nous considérons qu'un litige à bord, surtout avant une bataille porte malheur. Miu est venu me voir et il m'a raconté que tu l'évitais depuis longtemps déjà.
Iphigénie croisa les bras et ne put s'empêcher de répondre plus sèchement qu'elle n'aurait dû :
- Il m'est impossible de le nier.
- Je l'ai toujours considéré comme mon fils. Tu peux me dire ce qu'il se passe ? Il a une tête d'albatros battu...
- Avec tout le respect que je vous dois, Nadjka, cela me fait une belle jambe que cela lui fasse de la peine. Je lui ai donné mon amitié et il l'a méprisé. J'ai beaucoup changé. Je vous ai prouvé que j'étais digne de confiance, que je n'étais pas une sotte prétentieuse de la ville. Je ne mérite pas ce mépris.
Enfin, situation inédite depuis le début du voyage, Iphigénie brava franchement son regard. Cette fois-ci, elle ne tolérerait pas une autre humiliation ou même une tentative de minimiser ses efforts. Elle passait ses journées à étudier des atlas maritimes et suivait les cours de Kratein chaque matin. Elle était allée jusqu'à travailler en cuisine le seul endroit où elle pouvait globalement faire quelque chose puisque ce n'était certainement pas à la manœuvre qu'elle allait pouvoir être utile. Elle, la maîtresse des Tea Party, passait une partie de ses soirées à écailler les poissons et à faire les corvées de pluches. Même les Néphélés s'ils la taquinaient toujours sur ses manières maniérées, ne lui vouaient plus la haine condescendante de ses débuts.
La montagne et l'arbrisseau se toisaient, mais le résultat ne fut pas celui escompté. Nadjka soupira, à peine atteinte, et lui donna une petite tape sur le sommet du crâne. Puis, la montagne s'abaissa jusqu'à ce que son visage soit à la hauteur du sien.
- C'est une question d'honneur, Pitchoune, je ne peux pas le laisser comme ça. Il faut que tu pardonnes à Miuzaki, que vous discutiez. Tu ne peux pas l'ignorer. C'est contraire aux usages et tu bafoues sa fierté. L'honneur est particulièrement important chez nous.
- Et la mienne, de fierté, Nadjka ?
-Tu n'es pas une Néphélés, tu n'es pas née avec nos coutumes.
- C'est aimable à vous de me le rappeler. C'est vrai que j'oublie toujours ce détail.
- Pas de soucis ! Je sais que tu fais plein d'efforts pour oublier que tu es un cafard de la Cité. Tu fais du bon boulot, pitchoune. Allez zou, c'est pas tout, mais j'ai encore du pain sur la planche. La prochaine escale est pour bientôt et je dois négocier un mouillage près d'une île.
Là-dessus, Nadjka la planta et retourna vaquer à ses occupations.
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