Chapitre 11. La pêche à la ligne [Partie 3]

Iphigénie rangea ses fusains et se leva. Le dessous de l'escalier était devenu son domaine, pitoyable en comparaison de ce qu'elle avait accumulé à la Cour, mais un microcosme en plein territoire Néphélé. Cela valait bien ses anciennes richesses.

Le vent lui apporta les apostrophes d'un marin. Iphigénie n'eut aucun mal d'une part, à deviner de qui il pouvait bien s'agir et d'autre part, à l'ignorer superbement. Depuis qu'ils s'étaient séparés fâchées, Miuzaki avait tenté de renouer le contact. La leçon avait été amère, mais Iphigénie l'avait bien retenue. Même chez les Néphélés, les hommes sont une source perpétuelle de déception. Il pouvait bien s'épuiser à lui faire signe, elle était aussi indifférente à ses attentions que le Soleil ou la Lune.

Qu'il la considère comme inférieure passait encore, ce n'était pas comme si cette attitude était rarissime à son égard, toutefois qu'il joue ainsi avec son amitié, c'était impardonnable. Sa prudence l'avait empêché de lui accorder sa confiance et Iphigénie frémit devant ce cap dangereux qu'elle avait manqué de franchir.

L'attitude du cartographe l'exaspérait : elle n'accordait son amitié qu'en de très, très rares occasions. Dans ce cas, elle se dévoilait en partie et s'affaiblissait. Elle pensait pourtant ne pas s'être trompée sur son compte, elle ne s'était encore jamais trompée... Était-ce le fait que pour une fois elle ait fait un effort inutile pour montrer ses sentiments ou la mortification de son ego ? Probablement, les deux. Elle aurait pu facilement pardonner l'orgueil du Néphélé s'il n'avait pas hélas froisser le sien (1).

Que le cartographe redescende un peu sur Terre : sa condition de Néphélée ne le portait ni au nue, ni ne lui consacrait un statut de demi-dieu. Quelle déception...

La jeune femme déambulait à présent dans les entrailles du navire avec la satisfaction puérile de s'avancer en territoire conquis.  Elle s'autorisa même à siffloter. Inconsciemment, l'image de courtisanes s'imposa à son esprit et plus encore, leurs murmures réprobateurs. Elle s'affichait en pantalon masculin, sifflait comme une blanchisseuse et travaillait de ses propres mains. Nombre femmes ou même hommes parmi l'entourage du Bouffon n'auraient jamais supporter un tel avilissement. Un avilissement... Iphigénie en rirait, elle qui avait connu la fange et le déshonneur. Cette traversée était un paradis.

A cette pensée, une interrogation la trouble. Comment le Bouffon avait-il pu prévoir qu'elle serait à même de remplir cette mission, car capable de se moquer des convenances sans un regret ? Avant de le connaître, elle aurait balayer cette question d'un "il ne pouvait le prévoir. Il n'a simplement pas eu le choix". A présent, la suspicion entourait chacune des actions du personnage. Il n'était pas exclu de douter.

La porte de sa cabine s'ouvrit avec un grincement familier. La jeune femme rassembla quelques affaires de bain. En son for intérieur, sa confiance fondait comme neige au soleil. Elle avait malheureusement repoussé cet instant autant qu'il était possible. Aujourd'hui, l'hésitation n'était plus permise. Si elle continuait à procrastiner, elle allait passer pour une faible aux yeux de Kratein et il allait penser qu'elle n'était pas aussi proche de Nadjka. Attendre n'était plus un luxe qu'elle pouvait se permettre : c'était ce soir qu'elle présentait la requête du garde-du-corps.

Non pas qu'elle craignait de s'adresser à la cheffe des Narvals. Son angoisse résidait plutôt dans le fait que le seul moment où elle pouvait s'exécuter était lorsqu'elle se rendait aux bains. Impossible de lui adresser le moindre mot lorsque la capitaine se concentrait entièrement sur ses responsabilités. Ici, alors qu'elle se détendait, l'occasion était idéale. En théorie, Iphigénie avait décidément des idées brillantes, toutefois, ce serait bien que son cerveau se calme sur le sujet.

Effectivement, rien que d'y penser, une sorte d'appréhension lui nouait les tripes. Elle n'avait jamais mis les pieds dans les bains alors que toutes les femmes y étaient, et elle avait espéré ne jamais le faire. Se retrouver au milieu de toutes ces Néphélées, au cœur de leur attention... Et si elles lui demandaient d'enlever ses mitaines ? Cette terreur-là la rongeait depuis qu'elle avait donné sa parole au garde-du-corps. 

Iphigénie poussa le battant et fit quelques pas hésitant à l'intérieur des vestiaires, la peur au ventre. "C'est le moment de flageoler, non ? " suggéraient ses genoux avec beaucoup d'entrain, tandis que la fierté se rebiffait discrètement. Elle était capable de conserver un visage neutre, mais il se révéla impossible pour la jeune femme de cesser de se tordre les doigts d'inquiétude. Le résultat était assez étrange : on aurait dit qu'elle subissait un genre de crise d'épilepsie concentré uniquement dans les mains. 

Dans les vestiaires, une seule vieille femme se changeait en ricanant. Des rires et des nuages de vapeurs s'échappaient de la porte d'accès aux bains. Iphigénie se déshabilla avec l'entrain d'un condamné à l'échafaud. Enfer et damnation, elle n'allait quand même pas en mourir. Où était passer son indifférence lorsqu'elle devait plonger dans les réceptions mondaines à la Cour, où se trouvaient quand même bien plus de courtisans ?

En vacance sous les tropiques.

La jeune Argyre réalisa alors que ce dont elle avait peur, ce n'était pas tant de ne pas connaître les codes, mais d'être si vulnérable. Elle haïssait être nue, toute à découvert... Ses petits bras malingres lui faisaient honte, sa peau livide incapable de prendre quelques couleurs en plein été, sa poitrine d'enfant... Les carences alimentaires de son enfance l'avait affublé de surcroît d'un retard de croissance. Elle était prisonnière d'une carcasse squelettique et ridiculement petite.

Se voir ainsi, sans vêtement, sans maquillage, sans arme... Sans rien ! Elle ne pouvait pas se montrer ainsi : elle était humiliée par sa propre apparence. Son propre regard coula sur elle sans aucune bienveillance. On aurait dit un orphelin malade de Sombrerefuge. Dégoûtée, elle renfila sa chemise. Elle ne subirait pas l'affront de s'exhiber ainsi en public.

Kratein pouvait bien aller en Enfer et s'il fallait, elle l'empoisonnerait pour l'aider à y descendre plus vite. 

Elle trouverait bien un autre stratagème. Que son esprit, la seule chose en elle qui valait au moins quelque chose, serve un peu. 

Soudain la porte s'ouvrit à la volée. Front luisant, nattes défaites et empestant la sueur, Nadjka fit irruption à son tour dans le vestiaire. Si elle n'avait pas empesté autant, Iphigénie lui aurait sauté dans les bras de plaisir.

- Bon vent, Nadjka ! Je vous cherchais !

- Pitchoune ! Je ne t'avais pas vu, tu es si maigrichonne ! Il faut manger plus tu sais ! Qu'on ne dise pas que nous sommes de mauvais hôtes ! Que deviens-tu et que me veux-tu ? 

- J'ai une énorme faveur à vous demander.

La seconde leçon qu'Iphigénie avait bien retenu de sa dispute avec le cartographe, était qu'il ne fallait pas marchander. Soit le Néphélé acceptait, soit il refusait: tout est une question de lien. Iphigénie espéra que le sien serait assez fort pour lui accorder ce qu'elle désirait.

- Parle librement Pitchoune.

- Au début de la traversée, je vous ai dit que vous n'aviez pas à parler à cette ordure de Kratein.

- Jusque-là, je te suis Pitchoune.

- Justement, j'aimerais que vous fassiez une petite entorse à ce que je vous ai dit. Je souhaiterais beaucoup que vous lui parliez.

Iphigénie sentit Nadjka se braquer et tenta de tempérer ses propos.

- Cinq minutes... Non à peine deux. Vraiment, cela me ferait très plaisir.

Nadjka s'assit lourdement sur le banc du vestiaire et fit trembler les vêtements suspendus aux patères. Elle se caressa le menton pensivement. Sa réflexion parut durer des heures, puis elle se tourna enfin vers  la jeune femme.

- Hay, mais c'est bien pour te faire plaisir ! Il aura une minute. Demain matin juste après le dernier quart de nuit.

Iphigénie la prit chaleureusement dans ses bras, ou du moins la partie de son abdomen qu'elle arrivait péniblement à atteindre :

- Merci beaucoup Nadjka ! Je te suis redevable !

La Néphélé éclata d'un rire gras sympathique, quoiqu'un peu condescendant.

- Bah, tu m'es aussi utile qu'un enfant. Continue de ne pas gêner les gens à la manœuvre, c'est tout ce que je te demande, répliqua-elle affectueusement en lui ébouriffant les cheveux.

Iphigénie se crispa légèrement. Au point où était son amour propre, c'était encore surprenant que ce genre de remarque l'atteigne. La jeune femme ramassa prestement sa serviettes et avec en elle la satisfaction du devoir accompli, elle prit le chemin de la sortie.

- Tu ne prends pas un bain avec nous, pitchoune ?

- C'est tellement tentant, mais je vais devoir refuser, assura la jeune femme si enthousiaste qu'on aurait pu la croire sincère. Non, je le prendrais demain matin. A la prochaine, Nadjka.

La Néphélée haussa les épaules indifférente, alors Iphigénie ferma enfin la porte du vestiaire. Elle remonta les escaliers et s'arrêta brusquement devant la porte de sa chambre, une main sur la poignée. Une présence venait de surgir dans son dos. Il aurait pu passer inaperçu si l'écho de son souffle n'avait pas résonné dans l'étroit couloir.

- Une minute, juste après le dernier quart de nuit, articula silencieusement Iphigénie. 

Sa tête pivota légèrement vers l'arrière. Kratein, appuyé sur un mur derrière elle croisait ses bras et la toisait sans animosité.

- Je ne pensais pas que vous réussiriez. Que lui avez-vous donné en échange ?

La jeune femme s'autorisa un ricanement satisfait pour le plus grand déplaisir de son interlocuteur.

- Voilà pourquoi vous êtes toujours à la traîne ici, Kratein.Vous ne savez rien. A présent, à vous de tenir votre promesse. 

- Tous les matins après le déjeuner dans la salle du grand foyer où se réunissent les Néphélés le soir. Elle est suffisamment grande et personne ne nous y dérangera durant la journée.

Apaisée, Iphigénie abaissa la poignée et rentra, retenant la serviette qui s'échappait de ses bras, mais surtout un immense sourire.

Belle prise indubitablement.

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