Chapitre 10. Les mémoires de Kratein [Partie 1]

Comme Iphigénie le soupçonnait, le garde-du-corps ne se rendit pas sans se défendre. Ce que la jeune femme avait moins prévu en revanche, ce fut la complexité de sa réaction.

Traverser les mémoires étaient comme barboter en eaux calmes et les pénétrer s'apparentait à un simple plongeon. Prendre possession de la mémoire de Kratein était tout à fait différent : c'était comme s'enfoncer à l'intérieur d'un labyrinthe. Toutefois, lorsqu'Iphigénie effleura les parois, ces dernières se craquelèrent à la seule pression de son esprit. Un rire la secoua de part en part : dehors, Kratein était une forteresse, à l'intérieur, un tigre de papier.

Elle prit un plaisir sadique à réduire en charpie la moindre de ses défenses, piétiner son prétendu mental d'acier et ne fut satisfaite que lorsqu'elle sentit sa mémoire gémir de douleur. Il ployait face à sa force, comme une vieille maison sous la tourmente. 

Il pouvait faire le fier avec ses épées, ici, elle était pleinement maîtresse du terrain.

Son labyrinthe ne fut bientôt plus que les pathétiques ruines d'un glorieux esprit, et ses souvenirs étaient là, rangés sagement en attendant qu'elle les feuillette. Un sourd engourdissement s'empara soudain du corps de la jeune Argyre.

Fouiller les mémoires avaient un impact sur elle aussi, toutefois c'était bien la première fois qu'elle le sentait. Du moins, elle n'avait pas ressentit pareil engourdissement depuis ses premières leçons. Mais le reconnaître, c'était avouer que Kratein était plus fort et qu'elle avait gaspillé de l'énergie à s'acharner.

Il neigerait dans les sept Enfers avant que cela ne se produise.

Iphigénie dirigea toute son attention sur les récents souvenirs en lien avec le Maréchal et n'eut pas à fouiller longtemps avant d'obtenir satisfaction. Avec la dextérité et les précautions d'un archivistes devant d'anciens documents, elle extirpa une conversation qui lui parut intéressante de sa mémoire. Puis tel un spectateur, elle s'installa devant le souvenir et le fit défiler d'une impulsion de sa volonté.

Trois coups et une réponse sèche à travers le battant, puis je  peux entrer. Parmi tous les désordres et les imprévus, ce rituel était étrangement apaisant.

Le Maréchal refermait à l'instant un coffre-fort à peine caché derrière une boiserie . Ventre saint-gris, je suis trop loin et la pièce est trop sombre pour que je vois ce qu'il y planque. C'est pourtant pas compliqué de mettre une foutue ampoule dans son foutu bureau ! Foutu vieil homme. Dès la première fois que je suis entré ici, j'ai pigé qu'il l'avait mis là, son coffre. C'est si évident. Je lui dis de le changer, mais il ne m'écoute pas. Désespérant. Tout de même, ce n'est pas parce que je carbure moins vite que lui qu'il doit mépriser à chaque fois mes conseils.

Vieil aristo borné.

Sans lui, je serai mort.

Respect. Admiration. Inquiétude. Envie.

Des joyaux brillaient derrière la glace de vitrine, entourés par des écrins de soie noire. Tudieu, avec autant d'oseille, je pourrais rénover la toiture de ma gentilhommière. Encore des cadeaux pour elle. Comment peut-il aimer une harpie pareille ? Heureusement que j'ai pas de donze dans ma vie : ça coûte trop cher. Toutes les mêmes.

Le temps s'écoule sans que je rompe notre règle tacite: ne pas le regarder tant qu'il n'a pas dit que je pouvais. Je me sens ridicule au milieu du grand tapis quoique je devrais avoir l'habitude depuis le temps...  Tiens, il a changé cette carte au mur. Les courtisans sont tous pareils, même lui lui, cela me tue de le dire. A quoi ça sert de se passionner autant pour la géographie si  c'est pour rester le cul visser à la Cour.

Ça me dépasse.

C'est quoi ça ? On dirait un gros compas et ça... Ça... ça ressemble à  rien. Un instrument d'intellectuel. Tudieu, j'aimerais tellement savoir à quoi ça sert... Mais si je demande, je vais passer pour un couillon. Peut-être trouverai-je un livre dessus ? J'apprendrais encire seul.

Sur l'étagère, quinze carnets de bords, tous identiques. Ça non plus, ça a pas bougé. Une, deux, trois, quatre... Quinze bougies au lustres. Ventre saint-gris, pourquoi il ne passe pas aux ampoules électriques ? Un jour, il va déclencher un foutu incendie dans le palais, c'est tout ce qu'il va réussir à faire. Il a un téléphone à cadran, une standardiste personnelle et pas d'ampoule.

Vieil homme désespérant et borné.

Boucliers, sabres, javelines... Voilà, ça déjà, ça m'intéresse plus. Ça, c'est bien des armes qui ont jamais servi, juste pour l'esbroufe et la déco. Ce n'est même pas du fer : un coup et ça casse. Quelle camelote... Et c'est bon, j'en ai marre de poireauter.

On est pressé, il fait quoi ? Compter les rainures du parquet ? Il doit encore réfléchir. La situation doit être encore plus grave que je le pensais.

Je suis sûr que c'est encore ce foutu gosse, il lui en fait voir de toutes les couleurs depuis des années. Je savais que c'était pas une bonne idée de le prendre sous sa protection. On m'écoute jamais ici.

C'est sa faiblesse, son unique faiblesse, ce foutu gosse.

- Maréchal.

Le Maréchal agita la main dans ma direction. J'ai l'autorisation de prendre un siège, mais je ne le ferai pas et il le sait, ce geste n'est que purement poli. Je suis un garde-du-corps, pas un bourge qui négocie. Être toujours prêt, ce n'est pas rester le cul sur un chaise, c'est être debout. Paré.

Il lève les yeux et je reste captif de son regard. Ce n'est pas celui d'un homme impotent, c'est de l'autorité à l'état pur. Un regard de général. Ventre saint-gris, voilà un homme que je suivrai au bout du monde.

- Pour une fois, assieds-toi.

Je m'assois à contrecœur. Je crois qu'il se retient de rire à me voir me tortiller, une fesse posée sur le bord d'un fauteuil comme si le cousin avait été un lit de braises. J'essaye d'oublier qu'en cas de problème, je vais perdre du temps à me lever et je me concentre sur le maréchal, cependant quand je le regarde, je réalise que je ne me suis pas trompé. Je sais pas ce qui se trame, mais ça ne sent pas bon.

Je fais attention à des détails de son visage que j'avais pas remarqué avant : des rides en plus, ses cernes comme des poches d'encre et son œil aveugle qui me fixe. Je suis le seul à ne pas être mal à l'aise quand il ne met pas son bandeau. Les autres sont vraiment des tapettes.

La blessure a cicatrisé, mais sa chair porte la marque : une cicatrice brune qui court du sourcil à la pommette. Il porte sa vie, ses souffrances, ses combats sur sa peau. Contrairement à tous les autres, il n'est pas lisse.

Un homme qui n'a pas au moins une cicatrice est indigne du moindre intérêt.

- Cet imbécile est en train de faire la plus grosse erreur de sa vie, marmonne le Maréchal en guise de préambule. 

Iphigénie se secoua. Le souvenir était poisseux, son langage si vulgaire... Il lui collait à la peau. C'était désagréable comme sensation, comme si elle était agrippée par lui... La jeune femme se dégagea, balaya ce sentiment et se replongea dans la mémoire de Kratein. Elle n'avait aucune idée de ce dont ils étaient en train de parler. Qui était le "gosse" ? Le Bouffon ?

- Comment ai-je pu me tromper à ce point ? J'ai pensé lui damer le pion en m'occupant moi-même du blocus. Il ose maintenant s'approprier mon travail ? Je t'avais pourtant ordonné de ne pas le laisser s'approcher de cette affaire !

Je réprime un ricanement. Empêcher Raphaël d'avoir connaissance de l'affaire ? Il trempe à l'Ambassade et à des mouches partout. Qu'est-ce qu'il était censé faire ? Lui faire bouffer les pissenlits par la racines, voilà ce qu'il fallait faire pour ce satané gosse, la mort était bien la seule chose qui puisse calmer cette créature infernale ! Même en exil, emprisonné dans une oubliette, cette foutue anguille serait capable d'obtenir ce qu'elle souhaite savoir.

Mais on ne contredit pas le Maréchal. Pas d'ironie, juste de la diplomatie.

- Monsieur, vous lui avez appris l'obstination.

Ça va, ça passe comme réponse.

- Hélas. Je crains qu'il n'aille trop vite. Il va se casser les dents et perdre la vie. Ses stratégies sont bonnes, mais il va beaucoup, beaucoup trop vite...

Faut butter ce gosse. Il veut ta place, maréchal et j'ai peur qu'un jour, il y parvienne. Tu as pris sous ton aile un traître, un poison !

Inspirer. Expirer.

Diplomatie.

- Nous pouvons le ruiner une fois que le blocus sera passé.

Je voulais dire "saigner". Littéralement. Pas ruiner. Diplomatie. Le Maréchal m'écoute à peine, il réfléchit en parallèle de notre discussion et il n'est pas tout à fait avec moi dans le salon. Je le connais bien. 

- Certes. Malgré tout, s'il parvient à s'allier avec les Néphélés, alors nous ne pourrons plus...

Cette fois, je ne peux empêcher mes railleries d'exploser hors de moi :

- Maréchal, malgré tout le respect que je vous dois, vous divaguez ! Les Néphélés n'aiment pas les gens de la Cité. C'est impossible que quiconque puisse les approcher, enfin ! Quand avez-vous vu quelqu'un un jour parvenir à les amadouer ? Nous ne sommes rien que des cafards à leurs yeux. La majorité d'entre nous ne savent rien d'eux, même moi... Non, Maréchal. Votre crainte est sans fondement.

- Veille-y alors. Va sur la Perle, suis la bataille. Le Bouffon n'a personne qu'il puisse envoyer ainsi sur le terrain à notre connaissance. C'est déjà ça. Il doit garder Dimitri près de lui. Il a trop besoin de Sanson à l'Ambassade. Le reste n'est qu'une bande de courtisans de salon qui ne survivraient pas sans leur petit confort. Ma femme n'en parlons même pas... Un peu de vent et elle se brise en mille morceaux... Tu dois avoir raison Nicolas. Je me fais du sang d'encre pour rien.

C'était donc ça qu'il avait en tête. M'envoyer sur le terrain. Je sens d'ici le vent du large sur ma figure et l'excitation de l'aventure m'envahit. Je sens mon cœur battre plus vite. Le terrain... Adieu cour de dégénérés congénitaux, je prends le large. Je bouillonne, on se bouscule en moi, je me contins.

- Je prêche dans le désert avec lui. Il ne m'écoute même plus, pourtant il faut bien que quelqu'un lui apprenne la prudence... Je préfère que ce soit moi, plutôt qu'un autre. En plus, au-delà de ça, c'est moi et toute ma gens qu'il menace avec toutes ses idioties.

- Maréchal...

- Laisse-moi maintenant, je dois trouver un moyen de le bloquer au plus vite à la Cour.

Un mur se dressa soudain devant Iphigénie, coupant tout visibilité par rapport au souvenir. Elle était soudain devenue aveugle. La jeune femme s'empressa de réduire en miette la pathétique défense que l'inconscient de Kratein essayait de rétablir. Pourtant, l'attaque de la jeune femme était plus lente qu'avant.

Le souvenir lui collait bien à la peau. L'esprit de Kratein essayait de se superposer au sien pour la faire sombrer, puis l'intégrer à son propre subconscient. Redoutablement efficace face à une personne dont la volonté et la personnalité étaient moins distincts que celles d'Iphigénie. Car assimiler son esprit, c'était effacer sa vengeance, sa raison de vivre.

Cela n'était pas près de se produire.

Mais le fait est que Kratein se rebellait et qu'elle tenait à conserver un peu d'énergie. Autrement dit, elle n'avait pas tout son temps devant elle. Le souvenir avec le Maréchal était bien gentil, mais ne lui avait pas appris grand chose : le Bouffon était cependant beaucoup trop investi dans cette histoire de blocus, si bien que cela inquiétait pas mal de monde à la Cour. La jeune femme n'était pas loin de ressentir de l'inquiétude de son côté. Quelles attaques subissaient le Bouffon ? N'allait-il pas être écrasé si on venait à supposer qu'il gagnait trop d'influence ?

Ce blocus et sa résolution allaient avoir des conséquences. Bonnes ou mauvaises, l'Argyre était incapable de le prédire. Toutefois, à son retour, les choses seraient très différentes.

Elle était auparavant persuadée qu'elle aurait été plus utile à la Cour. A présent, elle comprenait que la clé de tout se trouvait ici, chez les Néphélés et qu'en fonction de son efficacité, elle pouvait faire basculer l'issue de cette affaire. Ajouter à cela le plaisir de contrecarrer les plans de son mari et le moral d'Iphigénie remonta aussitôt en flèche.

L'horloge tournait.

La jeune femme fit défiler aussi vite qu'elle put les souvenirs, et elle procédait si vite que tous les évènements se mêlèrent dans l'ordre le plus anarchique. Iphigénie le revit interceptant les messages que lui envoyait le Bouffon et les dissimuler dans son matelas.

Elle ricana en le voyant essayer de partager des séances d'entraînement à l'épée avec les Néphélés et échouer lamentablement. Son orgueil le perdrait, elle l'avait toujours su. Elle allait passer à un autre fragment de mémoire lorsqu'un mouvement attira son attention. Iphigénie se rua avec avidité sur le souvenir.

Kratein poussait la porte de sa chambre à l'auberge.

C'était le jour où elle était arrivée dans au port. La lumière brouillée par les nuages éclaboussait le plancher. La chambre était silencieuse et vide. Évidemment, la jeune femme était en train de se promener avec Nadjka à ce moment-là.

Elle avait enfin la confirmation que le garde-du-corps était bien l'intrus qui avait dévasté sa chambre.  Elle jubila intérieurement. La jeune femme retint son souffle, rivée sur le souvenir, la respiration rendue haletante par l'attente insoutenable.

Que s'était-il vraiment passé ce jour-là ?

Kratein déambulait dans la pièce. Son regard scrutait les murs, les meubles et chaque détail avec une attention redoutable. Il fit quelques pas à nouveau, puis se dirigea droit vers la malle d'Iphigénie qui trônait au pied du lit.

Il l'ouvrit.

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