XXXI - Tristan, l'Être de Feu


— AAAAH...

Je pousse ce cri lorsque mon corps retrouve sa forme humaine. Je suis totalement nu dans des gravats, ma jambe droite est coincée sous une pierre lourde et mon bras droit est extrêmement douloureux tout comme mon dos, notamment au niveau de l'omoplate. De ma jambe libre, je pousse l'énorme pierre qui écrase mon genou. Je grogne, me mords les lèvres et grimace. Je peux finalement me redresser légèrement. Ma jambe est écorchée, mon genou n'est plus à sa place. Je m'assois, pose mes mains sur ma cuisse et pousse un râle de douleur. Je lève la tête en arrière, les lèvres retroussées, la vue trouble, je fixe le ciel noir, lequel est strié d'éclairs violents et d'un coup sec, je remboite ma rotule. Je bloque ma respiration un instant pour ne pas pousser un énième cri de douleur. J'inspire par le nez, expire par la bouche et ce pendant quelques secondes avant de reprendre mes esprits. Lorsque je souhaite relever le bras droit, je ne peux pas, mon épaule est déboitée également et si je regarde mon avant bras, je constate qu'il est couvert de sang.

— Par les Sept Nations... grommelé-je.

J'ai déjà vécu de telles blessures, lorsque j'ai chuté de cette tour il y a trois années. J'avais cru mourir et pourtant, malgré des os brisés, j'étais toujours en vie bien qu'amoché. J'ai souffert pendant des jours, remettre des os et articulations en place c'est une chose mais la douleur, elle, ne part pas instantanément. Il n'y a qu'un Guérisseur qui pourrait me soulager.

Je me relève tant bien que mal, le bras tendu, je boîte lorsque j'avance et regarde partout autour de moi. Je suis totalement vulnérable, je n'ai pas d'armes, je n'ai pas d'armure ni même de vêtements. N'importe qui pourrait me tuer facilement, notamment dans mon état.

J'enjambe les gravats et m'appuie contre un mur encore debout. Je regarde au loin, je constate une épaisse fumée qui s'élève dans le ciel, je vois également que la flotte du roi est à moitié brûlée, l'autre moitié continue de bombarder la plage sur laquelle la guerre fait rage parmi les survivants. C'est moi qui ait commis tous ces dégâts. Ce feu qui brûle, cette odeur de chair brûlée et calcinée qui imprègne mes narine, ces chaumières détruites. Lors de ma chute, j'ai probablement écrasé des familles entières transformées en pierres. Si nous libérons les Ténèbres, il y a une chance que ces individus puissent retrouver forme humaine et moi, j'en ai probablement tué plus d'une dizaine...

Je me tourne face au mur, cale mon épaule contre celui-ci. Je prends mon courage à deux mains et je pousse sur le mur de toutes mes forces pour qu'elle se remette en place. Le craquement de mon os retentit, je gémis, mon corps entier se tend et ma respiration se bloque un instant pour qu'enfin, le soulagement m'apaise un instant.

La douleur est intense mais cette fichue lance ne m'a pas transpercé le corps, mon dos saigne, j'ai un trou dans l'épaule mais ce n'est pas suffisant pour me tuer. J'espère qu'ils savaient ce qu'ils faisaient en me tirant dessus car je n'aurai aucune pitié.

J'avance dans la petite ruelle légèrement titubant puis entre dans une chaumière en donnant un coup de pied dans la porte. La maison semble vide, de la nourriture est encore posée sur la table, une chaise est renversée. Lorsque je monte à l'étage, dans l'une des chambres, je constate qu'un homme et une femme sont blottis l'un contre l'autre, l'air effrayé mais ce ne sont que des statues dorénavant, un simple souvenir de leur vivant, de leurs derniers instants.

Je me munis de vêtements que j'enfile rapidement non sans difficultés pour me mouvoir . Je m'arrête à nouveau pour observer ce terrible spectacle, ces pauvres gens ne méritaient pas cela. Je ne pensais pas pouvoir me dire cela un jour, je ne pensais pas pouvoir faire preuve d'empathie mais j'ai changé et j'ai de la peine pour tous ces innocents.

Je n'aurais jamais dû suivre Lucius, ni Josépha ou Darius, je n'aurais jamais dû épier Chloé des années durant et la piéger pour que nous le ramenions à sa liberté. J'ai tout fait pour contrer ce funeste destin lorsque je me suis rendu compte de cette erreur, en vain. Chloé a fait des erreurs, de mauvais choix mais moi aussi. J'aurais simplement pu garder ce manteau et ne jamais la revoir mais le destin n'est pas du même avis.

Lorsque je sors dans la rue, je croise le chemin d'un fidèle de Lucius. Son regard rouge s'arrête sur moi et lorsque je le vois commencer à invoquer les Ténèbres pour les utiliser contre moi, je cours en sa direction et me jette sur lui. Je le cogne contre le mur de la chaumière voisine et entoure son cou de ma main. J'appuie sur sa trachée, je me concentre pour que mon contact le brûle et cela semble fonctionner puisque ma vue change de couleur et que le regard de cet individu s'écarquille à mesure que la chaleur brûle sa peau.

— Un mot, et je te laisse la vie sauve, soufflé-je entre mes dents.

Je le fixe tandis qu'il ne me lâche pas des yeux non plus, son visage devient rouge de douleur, ses yeux s'injectent de sang, en partie car il peine à respirer.

— Ténèbres, articule-t-il.

Dommage. Je serre davantage et suffisamment fort pour entendre sa nuque craquer. Lorsque je le lâche, il s'écroule sur le sol et les veines noires sur son visage disparaissent lentement, une simple marque de brûlure reste visible sur son cou, l'empreinte de mes doigts imprégnée sur sa peau calcinée.

Je continue mon ascension dans l'espoir de trouver où se cachent Lucius et Chloé. Les ruelles sont sombres, la lumière du feu au loin éclaire que peu l'environnement et une légère brume émane du sol. La fin est proche, je le sens, cependant, je ne sais pas si j'en ferai partie. Je m'étais promis de tuer Lucius, quitte à y laisser ma propre vie. Chaque promesse que je fais n'est pas tenue, protéger Chloé, protéger Hélène... j'ai failli à ma promesse pour chacune d'entre elles, je ne souhaite pas recommencer.

Je m'arrête un instant, la main contre un mur, je reprends mon souffle, j'avale ma douleur que je souhaiterais hurler.

— Allez, Tristan, grogné-je pour moi-même, bouge toi, t'es plus fort que cela ! Ce n'est pas un Harpon qui te freinera !

Je songe au corps de mes parents, brûlés, au corps de ma mère, avec cette immense lance plantée dans sa poitrine. Je me souviens parfaitement quelle arme l'a tuée et j'ai réussi à survivre à cette arme, je dois en être digne.

Je me redresse mais m'immobile lorsque je fais face à un enfant. Un petit garçon, je ne lui donnerais même pas dix ans. Des veines noires recouvrent la moitié de son visage, ses cheveux blonds sont en bataille, ses yeux sont rouges comme le sang et il me fixe, en plein milieu de mon chemin.

— Écarte-toi gamin, je ne veux pas te faire de mal, déclaré-je.

L'enfant lève la main à hauteur de son visage, le bras tendu vers moi. De sa paume sort de la brume noire, épaisse. Celle-ci prend la forme d'une tornade, elle tourbillonne sur elle-même et d'un geste sec, il l'envoie sur moi. Par réflexe, j'ancre mes pieds dans le sol, je me voûte légèrement, les jambes fléchies et poste mon bras en avant. Je ne saurais l'expliquer, car je ne connais pas l'étendue de mon pouvoir mais cela crée une sorte de bouclier autour de moi. Ce qui renvoie la brume vers ce pauvre enfant qui est frappé de plein fouet. Il est propulsé en arrière et sa tête cogne le sol si violemment que j'entends ce choc brutal à quelques mètres de lui. Je me décrispe, l'observe un instant, remarquant qu'il ne bouge plus, je me précipite vers lui et me laisse tomber à genoux près de son petit corps frêle.

Ses yeux sont figés sur le ciel noir, doucement les veines noires disparaissent comme l'autre individu que j'ai tué plus tôt. Ses yeux reprennent une couleur brune et son souffle est saccadé.

— Je suis désolé... marmonné-je.

— Trouvez l'Être de Feu ! cri quelqu'un non loin de là. Trouvez-le et tuez-le, sur ordres de Lucius !

Je pousse un juron et d'un geste que je souhaite délicat, je ferme les petites paupières de cet enfant. Je me relève et cours tant bien que mal, avec ma jambe endolorie, dans les rues d'Irondell. Je tourne dans l'une d'entre elles mais les ombres qui se reflètent sur le mur avec la lueur des flammes me font comprendre que certains des soldats arrivent de ce côté.

Je ne comprends pas, ils semblent porter l'armure du roi. Que s'est-il passé ? Où sont passés les libérateurs ? Où est passé le roi ? Je me rends compte que je n'entends plus de combat, plus de guerre, si ce n'est des centaines d'esclaves Ténébreux à ma poursuite.

Je traverse une grande place, laquelle est arborée d'une gigantesque tour. Lorsque je lève la tête pour l'observer, je constate que le Harpon est positionné sur l'un des plus hauts balcons. Je comprends que je me trouve au bon endroit. J'avance vers la grande porte détruite pour m'y infiltrer mais les soldats me rattrapent.

— HALTE ! Être de Feu !

Je me retourne et fais face à une centaine d'hommes, de femmes et d'enfants. Ils ont tous ces yeux rouges, vicieux et maudits, certains portent l'armure de Lucius, d'autres celles du roi. Je comprends qu'ils sont tous, sans exception, sous l'emprise de l'Invocateur de l'Ombre.

— Archers ! hurle le soldat en tête. Tendez !

J'entends les arcs se tendre, j'en vois quelques uns. Je ne sais pas quoi faire pour me sortir de là, je suis seul face à une armée d'esclaves, face aux Ténèbres.

— Décochez ! reprend-il.

J'émets le même bouclier que quelques minutes plus tôt, le bras en avant, légèrement voûté, les jambes fléchies. Les flèches se brisent une à une, comme si elles étaient consumées par les flammes puis partent en poussière.

— Tendez ! ordonne le soldat en levant le bras.

— Ami, entends-je près de mon oreille.

Je tourne légèrement la tête, je remarque que cette Ombre Obscure qui suivait Andreï, Jamésy et Hélène se trouve à côté de moi et me toise de ses yeux blancs.

— Décochez !

Lorsque l'homme cri ceci, l'Ombre Obscure détourne son attention de moi. Elle saisit mon bras qui me permettait de me protéger et me fait poser la main au sol, sa force est incroyable. Je pose mon genou à terre, la main de cette chose sur la mienne. Le sol se fissure instantanément, les flèches sont renvoyées vers les soldats, certains sont touchés et tombent au sol, d'autres semblent stupéfaits du phénomène qui se produit sous leurs yeux.

Je vois de nouveau rouge, je suppose que mes yeux ont changé de couleur et je constate sur mon bras que mes veines s'illuminent tant le feu brûle en moi. La crevasse se forme en arc de cercle, comme un barrage pour les empêcher de passer ou d'approcher l'entrée de la tour. Du feu en jaillit et ce, même si je me redresse, sous le regard déconcerté de l'armée qui me traque.

— Abattez l'Être de Feu ! ordonne leur chef.

Ils lèvent tous leurs épées et haches vers le ciel et poussent un cri de guerre, probablement pour se donner du courage. Je ne peux pas rester ici, je dois entrer dans cette tour.

— Ami... partir... souffle l'Ombre Obscure de son étrange voix.

Je lui jette un regard, mais elle, elle se poste devant moi, face à l'armée. Ils ne peuvent rien contre elle s'ils n'ont pas de feu, les Ombres Obscures ne craignent pas la douleur, ni aucune autre arme hormis la puissance du feu.

J'entre alors dans la tour, les laissant derrière moi et je gravis les marches une par une, aussi vite que je le peux. Je sens le feu bouillir en moi, il est temps d'en finir. Il est temps que cette histoire prenne fin.

— LUCIUS ! hurlé-je d'une voix rauque.

Je traverse le long couloir, lequel est jonché de statue de pierres toutes plus lugubres les unes que les autres. Je pousse les deux grandes portes donnant sur une sorte de Chapelle, là où se trouvent Lucius, Chloé, Andreï et Jamésy.

Je m'arrête et tous les quatre se tournent vers moi, je suis horrifié de voir que mes deux amis sont couverts de ces mêmes veines noires que tous les autres esclaves de Lucius, Chloé ne semble pas épargnée non plus.

— Non... soufflé-je.

— Tu arrives bien trop tard, Tristan, déclare Lucius.

Je me concentre sur lui, sur son visage, ses yeux vicieux et sournois, son long manteau noir, son aura sombre qui virevolte autour de lui. Je relève le menton, les poings serrés.

— Il ne reste plus que toi et moi, reprend-il. Jamais je n'aurais pensé en arriver là un jour, me retrouver face à toi et devoir t'achever. Tu étais mon préféré.

Je serre et desserre les mâchoires, je dois me concentrer impérativement sur Lucius et pas sur Chloé ou sur mes deux amis. Je dois en venir à bout pour les libérer tous les trois. Je dois tenir ma promesse.

— Alors achève-moi, Lucius.

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