XXVIII - Le petit prince Andreï

J'ouvre lentement les yeux, des paupières alourdies, douloureuses. Je sens l'eau froide de la mer aller et venir sur mes jambes, ma joue est enfoncée dans du sable froid et noir, tout comme le reste de mon corps. Je humecte mes lèvres sèches et me tourne non sans difficultés sur le dos. Je fixe le ciel noir, lequel est agressé par un tonnerre bruyant et des éclairs cinglants. Je m'appuie sur mes coudes puis m'assois, dans le sable mouillé. Je me trouve sur la plage d'Irondell, à l'Est de la Nation et je peux voir, au loin, notre navire ou du moins ce qu'il en reste.

En effet, les éclairs me permettent de voir à intervalles régulières mais cela n'est pas jouasse. Quelques débris de notre bateau flottent encore à la surface, probablement accompagnés de cadavres. Le ciel nous offre, en plus de son orage incessant, des cendres qui virevoltent comme de petits flocons de neige en hiver.

Lorsque j'entends toussoter, je me relève sur mes deux pieds. Je tangue légèrement puis j'avance vers des débris plus loin sur la plage. Je pousse les planches de bois et reconnais Jamésy allongé sur le dos. Il tousse à nouveau, de l'eau sort de sa bouche. Son visage est strié de balafres, tout comme son torse, sa chemise en a été arrachée. Je l'aide à se redresser et m'accroupis face à lui.

— Parle moi mon amour, comment te sens-tu ? As-tu quelque chose de casser ?

Il secoue la tête et grimace légèrement.

— L'eau a amortie ma chute, je crois... balbutie-t-il.

Je le serre dans mes bras et ferme les yeux. J'ai cru le perdre, j'ai cru ne plus jamais le revoir. Depuis ce que m'a dit Tristan, je crains chaque instant de perdre l'amour de ma vie. Je ne sais pas si j'y survivrai, je ne peux concevoir de perdre la seule personne qui a su accepter qui j'étais dans ce monde. Il est tout ce que j'ai, il est mon coeur qui bat, il est ce qui me maintien en vie.

— Où est mon sabre ? demande Jamésy en se détachant de moi.

— Je ne sais pas...

Il semble terriblement déçu. Il passe ses mains sur son visage qu'il frotte frénétiquement pour en enlever les grains de sable.

— Ce sabre appartenait à mon père... et... le voilà perdu au fond de l'océan...

— Je suis sincèrement désolé... toi tu es en vie, c'est plus important que tout.

Jamésy se relève, alors je fais de même et je le vois regarder l'horizon, probablement l'épave de notre navire, tout le reste a coulé.

— Ce sabre était important pour moi.

— Je sais, soufflé-je, mais ton père vit toujours en toi, ici.

Je pose ma main sur sa poitrine, à l'endroit même où bat son coeur. Il me jette un regard, les larmes aux yeux. Jamésy ne pleure jamais, il garde constamment ses émotions enfouies en lui. Je vois qu'il ravale ses sanglots et caresse ma joue du dos de sa main.

— Fouillons les caisses et allons nous battre, déclare-t-il. Chloé et Lucius ne repartirons pas de cette Nation.

Je hoche la tête et nous ouvrons chaque caisse qui a échoué sur la plage. Nous nous munissons d'épées et de nouveaux vêtements. Les pirates ne bénéficient pas d'armure, alors nous devrons nous contenter de chemisiers trop grands, de pantalons déchirés et de nous promener pieds nus.

Je laisse un message à Tristan sur le sable, un message simple et clair qui, je l'espère, sera compris : DRAGON.

Il doit se métamorphoser pour nous venir en aide, les Ombres Obscures sont notre principale inquiétude pour le moment.

Nous remontons les dunes de sable et regagnions le port où nous devions amarrer avant d'être attaqués. J'arrête Jamésy en tendant mon bras qui frappe son torse. Je vois au loin toute une flotte de l'armée. Je suppose que mon père s'est procuré cette flotte à Arkacia avec ses fidèles et qu'il est déjà sur place en train de mener une guerre vouée à l'échec.

— Mon père est là... marmonné-je.

— N'aies crainte, rétorque Jamésy, tu sais pourquoi nous sommes ici, nous connaissons notre but et nous connaissons la raison pour laquelle nous nous battons. Ton père est un tyran avant d'être un héros.

Je reste fixé sur la flotte et les boulets de canon qui sont envoyés dans les airs, sur ces deux Ombres Obscures en forme d'aigle qui mènent leur bataille également. Le feu s'étend sur le port, détruit les anciens stands, ronge les pontons en bois...

— Andreï, mon amour, regarde-moi ! ordonne Jamésy.

Je tourne la tête vers lui, il pose ses deux mains sur mon visage et plonge son regard dans le mien. Son magnifique regard brun, doux et chaleureux.

— Montre à ton père qui tu es, c'est le moment où jamais. Prouve à ton père que tu n'es pas celui qu'il pense. Andreï, tu n'es pas un petit prince, tu n'es pas un faible, tu es un héros.

Il marque une pause et me jauge, son regard sincère m'enivre d'un soulagement inexplicable.

— Tu es un roi. Tu es le roi.

Je presse mes lèvres contre les siennes, je les presse aussi fort que je le peux et je souhaiterais que cet instant dure pour l'éternité. Le sentir près de moi, pouvoir l'embrasser, l'enlacer, entendre ses paroles rassurantes : tout cela est ce pour quoi je reste en vie aujourd'hui.

C'est pourquoi je me battrai aujourd'hui.

— Allons nous battre, déclaré-je.

Nous avançons près du port en feu et croisons un premier individu : un fidèle de Lucius comme mon père les appelle. Il tend sa main vers nous, prêt à utiliser les Ténèbres que l'Invocateur de l'Ombre lui a généreusement prêté. Jamésy sort une dague de son petit fourreau accroché à ses hanches et la lance en direction de cet homme. Alors qu'une brume se forme au creux de sa main tendue vers nous, la dague se plante dans sa paume, la brume s'estompe aussitôt et l'homme pousse un cri de douleur. Je cours en sa direction, brandit mon épée et tourne sur moi-même pour la planter dans son dos, là où son armure est plus faible.

La lame de mon épée ressort par son estomac, lorsque je la retire, notre victime tombe à genoux, du sang coule de sa bouche, des gargouillis résonnent du fond de sa gorge. Il tend sa main sur laquelle la dague est encore plantée vers Jamésy qui l'observe avant de s'affaler tête la première sur le sol. Le sang se déverse lentement sous son corps inerte pendant que mon ami récupère son arme.

Nous nous jetons un bref regard avant de poursuivre notre ascension sur le champ de bataille. Nous entendons les cris provenir de toute part et les éclairs illuminent les lieux d'une ambiance lugubre. Les soldats se battent les uns contre les autres, principalement sur la plage Nord. Nous reconnaissons les soldats de mon père par leur armure blanche et or, forgée par les meilleurs forgerons d'Arkacia et ceux de Lucius par leur armure noire, moins couverte, plus fébrile mais avec des pouvoirs dangereux.

Les hommes, les femmes et les enfants perdent la vie au combat, le sol est imbibé de leur sang, s'imprègne de la vie qui leur est arrachée, sans la possibilité de faire demi tour.

Je jette un dernier regard en direction de Jamésy , j'admire son doux visage angélique, sa bouche pulpeuse et dessinée, ses traits fins et harmonieux, son regard amoureux...

— Je t'aime, soufflé-je.

— Je t'aime aussi, mon roi.

Nous nous concentrons par la suite sur notre objectif : détruire les Ténèbres. Je lève mon épée, je pousse un cri de rage et cours en direction du champ de bataille sur lequel je me mêle aux soldas de mon père. je plante mon épée dans l'épaule d'un fidèle de Lucius, puis je tourne sur moi-même pour éventrer un second. Je tranche la gorge du troisième lorsqu'il se rue sur moi et pare le coup d'épée fatal que je manque de recevoir en me tournant vers mon nouvel assaillant. C'est un jeune garçon, je crois qu'il est à peine âgé de quinze ans. Ses yeux sont rouges comme le sang et de son épée, il force pour briser ma garde.

— Cessons de nous battre ! lui crié-je travers le vacarme de la guerre.

Il ne rétorque rien, il grogne, les dents serrées, de la bave qui coule de sa bouche et des veines sombres, noires, gonflées, qui tracent leur chemin sur son visage juvénile. Je le repousse d'un coup de pied dans le genou. Il le pose à terre et lorsqu'il tente de parer mon coup d'épée, la sienne tombe à la renverse dans une faiblesse de son poignet. Il pousse un cri et de ses deux mains jaillit de la brume épaisse qui s'abat sur moi. Elle frappe mon torse d'une telle violence que je suis propulsé en arrière. Je glisse sur le sol, ma tête le heurte également. Mes oreilles sifflent un instant, m'empêchant d'entendre ce qu'il se passe autour de moi. Quelqu'un me donne un coup de pied dans les côtes en avançant, un autre me piétine le bras ce qui me fait lâcher mon épée instinctivement au crissement de ma main. Je pousse un râle de douleur et lorsque je souhaite me relever, le jeune garçon se tient au dessus de moi. Il pose son pied sur mon torse et appuie dessus pour que je demeure cloué au sol froid et imbibé de sang.

Je lis dans ses yeux, et je n'y descelle aucune humanité. Cet enfant n'est plus qu'un esclave, il obéit simplement aux ordres de Lucius, aveuglé par les Ténèbres. Ce voile rouge qui colore ses iris prouve qu'il ne voit plus que les Ténèbres, qu'il ne voit plus que le mal et ne vit plus que pour cela. C'est sa façon à lui de survivre, c'est le choix qu'il a fait.

Avant qu'il ne puisse m'abattre, un rugissement strident retentit. Les soldats lèvent la tête lorsque la bête survole le champ de bataille. Le Dragon aux écailles noires tourne autour du champ de bataille avant de se diriger vers la flotte de mon père, pour détruire les Ombres Obscures qui déciment son armée entière.

Lorsque le jeune homme porte de nouveau son intention sur moi, j'ai eu le temps de récupérer mon épée et de la lui planter dans l'abdomen. Il s'immobilise un instant, je constate que le rouge de ses yeux se dissipe lentement pour laisser place à des prunelles vertes, enfantines. Je retire mon épée et me redresse rapidement. Je l'attrape lorsqu'il tombe à la renverse, je suis agenouillé, un jeune garçon dans les bras qui est sur le point de rendre son dernier souffle.

Les veines noires sur son visage semblent disparaître lentement. Comme des serpents, elles ondulent et s'effacent comme la brume. Il respire vite, difficilement, un filet de sang coule sur sa joue et des larmes noient ses yeux.

— Tout va bien, lui soufflé-je, tu n'es pas seul.

Ses prunelles vertes se posent lentement sur moi, la bouche entrouverte, le souffle court, il m'observe un instant.

— Libérez... balbutie-t-il, libérez-nous...

Il dit cela, avant qu'un dernier souffle ne sorte de sa bouche et qu'une larme ne roule au coin de son oeil et vienne tâcher le sol de son désespoir. Son visage est figé, ses yeux fixes ne montrent plus signe de vie et son corps pèse lourd sur mes bras.

Je le dépose délicatement sur le sol, je récupère mon épée puis je cherche Jamésy sans le voir une seule fois parmi cette foule. Je suis bousculé par un soldat de mon père, puis par un autre avant de revenir à moi. Je ne dois pas me laisser submerger par mes émotions. Je dois trouver l'Invocateur de l'Ombre.

Je cours à travers le champ de bataille et je tue chaque opposant qui se poste sur mon chemin. Je tente par tous les moyens d'éviter le combat. Ces gens sont encore humains, il suffit de mettre fin au Ténèbres pour qu'ils reviennent à eux. Nous devons impérativement retrouver Lucius. Je me retrouve bien rapidement dans la rue, plus loin de la plage, là où les soldats continuent de se battre bien que certains mènent leur combat dans les ruelles d'Irondell.

Je remarque au loin, au dessus de la flotte, plus qu'une seule Ombre Obscure au dessus de la flotte en feu de mon père. Celle-ci a l'apparence d'un aigle et se bat contre un Dragon. La créature se jette sur le Dragon, ses serres semblent lui arracher des écailles, des rugissements résonnent aux quatre coins d'Irondell et je vois les deux bêtes se griffer tour à tour et tomber dans l'eau pour y disparaître.

Je déglutis difficilement, mon coeur palpite contre ma poitrine.

— Pourvu que tu survives, Tristan, me murmuré-je à moi-même.

Je tourne le dos à la plage et m'enfonce dans la ville d'Irondell à la recherche des deux Invocateurs de l'Ombre.

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