XXVII - L'avant dernière Nation
Le feu crépite, réchauffe nos membres endoloris par les journées de marche que nous subissons. Les flammes éclairent faiblement et chaleureusement les alentours. Un bois dénaturé, des branchages nus, fébriles, asséchés. Andreï et Jamésy dorment l'un contre l'autre. Depuis qu'Andreï sait que son cher et tendre risque de mourir à tout moment, il ne nous parle que peu et ne reste qu'auprès de lui.
Cela me fend le coeur, je dois bien l'admettre. Je me souviens cette douleur terrible que j'ai ressenti quand j'ai vu Chloé mourir la première fois. Je me suis senti trahi, abandonné, terriblement seul et comme si le ciel me tombait sur la tête. Le fait de la perdre à nouveau m'a fait exactement le même effet, si ce n'est pire. Je ne peux que comprendre la peine et la crainte que ressent le petit prince. Je me mets à sa place et je suppose qu'il ne souhaite pas perdre une seule seconde. Alors pour ne pas manquer de temps, ils ne se quittent plus.
J'ai retiré mes bottes, mes jambes sont tendues vers le feu et je suis appuyé sur mes coudes. Je bouge mes orteils, au dessus des flammes qui les caressent. Le feu ne me brûle plus, il ne me brûle que lorsqu'il se réveille en moi, dans mon sang, mes organes...
Hélène est assise, les jambes repliées contre sa poitrine à mes côtés, les yeux perdus dans la danse effrénée de ces flammes réconfortantes.
— Je suis désolée, dit-elle pour briser le silence.
Je lui jette un regard interrogateur.
— Je t'ai embrassé, alors que tu te métamorphosais et... je ne sais même pas pourquoi j'ai fait cela. Je suis désolée.
— Je ne t'en veux pas.
Elle me jette un regard, sans un sourire, elle semble honteuse alors qu'elle ne devrait pas l'être. Je suis flatté de son geste, je suis ravie d'avoir son amitié et même son amour. Je me dis que finalement, certaines personnes parviennent à m'aimer, c'est une chose à laquelle je ne croyais pas jusqu'à Chloé et Hélène.
— Tu aimes Chloé et tu fais bien, c'est une personne extraordinaire, qui n'a jamais suffisamment cru en elle... mais, elle mérite l'amour que tu lui portes et cette dévotion qui t'anime, c'est magnifique.
— Je ne sais pas ce que c'est que l'amour, avoué-je. Je n'ai jamais aimé et je ne me souviens pas de l'amour que me portaient mes parents. Je pense l'aimer, c'est même certain puisque chaque chose qui la concerne me brise le coeur. Et toi, Hélène, tu mérites un homme juste, pas un monstre comme moi.
Elle secoue la tête.
— Tu n'es pas un monstre, Chloé a su voir en toi et elle avait raison. Je n'ai pas connu d'hommes prêts à tout pour moi comme toi avec elle.
Elle marque une pose et fixe de nouveau les flammes, l'air pensive.
— Le père d'Aaron n'était pas un homme bon. Il m'a forcée à me prostituer pour que nous puissions gagner de l'argent. J'ai dû subir les sévices et perversions de bon nombre d'odieux personnages à Panterm. Il me battait si je refusais de me donner à ces hommes.
Je me redresse et m'assois à mon tour, les bras appuyés sur mes jambes, je l'observe m'expliquer cela. Elle ne me jette pas un seul regard, cependant, jamais je n'ai pensé qu'Hélène avait pu, elle aussi, vivre une dure vie.
— J'ai fait quelque chose de mal, Tristan...
Je ne dis rien, je préfère la laisser parler, se confier, se libérer.
— J'ai privé mon fils d'un père...
Un homme pareil ne méritait pas de vivre, je ne pense pas qu'elle ait agi par égoïsme.
— Je suis allée voir le roi, et la prostitution sans l'accord du roi dans un bordel non agréé était interdite. J'ai tout dit, j'ai supplié le roi de me laisser une chance. Je me suis mise à genoux et j'ai implorer son soutien, son aide pour me libérer de l'emprise de mon mari. Je lui ai promis de le servir lui et sa famille s'il m'aidait à faire disparaître mon mari.
Je vois des larmes rouler sur ses joues pendant qu'elle me conte son récit.
— Il l'a fait, il a accepté cela, notamment car mon mari était un Enchanteur et que... quand bien même le roi semble avoir un accord avec eux, il les déteste au plus haut point. Chaque individu doté de pouvoirs le répugne. Mon mari n'a pas respecté leur accord, il a fait de l'argent dans le dos du roi alors c'était un bon prétexte pour le tuer. Je pensais qu'il serait puni sur la place publique, qu'un procès aurait lieu mais ce n'est pas le cas... Le roi a tué le père de mon fils, juste sous ses yeux de bébé et m'a forcé à regarder.
— Pourquoi t'as-t-il forcé à cela ? M'enquis-je.
— Parce que je lui avais demandé de commettre un crime et que je devais, selon lui, être responsable de cet acte. Pour lui, je devais me rappeler chaque jour que c'était en réalité, moi, qui avait tué mon mari.
Je pose ma main sur son bras, ce qui lui fait tourner la tête vers moi. Je la regarde un instant, je ne suis pas très doué pour réconforter quelqu'un mais je tente de me montrer amical et compréhensif. Je ne peux juger son acte, ni même la vie qu'elle a pu mener. Je suis un Changeur de Peaux, je suis un traître.
— Tu n'as pas tué ton mari, il s'est tué tout seul en agissant comme un parfait égoïste.
Nous avons chacun notre part d'ombre, notre part ténébreuse, personne n'est parfaitement innocent dans ce monde et c'est ainsi, c'est comme cela que la vie est faite. La balance est équilibrée et juste, un être sain et innocent n'existe pas.
— Merci, Tristan.
Je lui souris puis je m'allonge sur le côté en lui faisant signe de me rejoindre, ce qu'elle fait. Elle s'allonge à son tour, dos à moi et je la serre contre moi. Je ferme les yeux et nous nous endormirons ainsi, sous le crépitement des flammes avant de reprendre notre périple.
Notre voyage cible Irondell, nous avons marché des jours durant puis navigué sur un bateau pirate encore en état de marche durant des semaines. Sur ce bateau, nous avions des vivres à conditions de participer aux tâches quotidiennes et à l'entretien du bateau.
Alors que je passe la serpillère sur le pont supérieur, l'estomac retourné par les secousses du bateau, l'un de ces fameux pirates, un cure dent entre les lèvres, ne cesse de me dévisager. Je le vois bien, cela fait plusieurs minutes qu'il m'observe à la tâche et je déteste cela. Cependant, je tente de rester civilisé.
— Pourquoi vous êtes là, toi et tes amis ? bougonne-t-il.
— Nous sommes des voyageurs, des survivants et nous n'avons pas le choix que de bouger pour survivre, pas vrai ? rétorqué-je en trempant la serpillère dans le sceau d'eau salée.
— Hm...
Je relève les yeux vers lui, il retire le cure-dent et le tourne entre ses doigts.
— Je trouve cela étrange, si vous ne venez pas d'Irondell ni de Corvil et que vous ne suivez pas Lucius, comment pouvez-vous être encore en vie.
Je m'appuie sur le balais et le fixe, les paupières plissées.
— Je te retourne la question, l'ami.
— Nous sommes des pirates ! Nous sommes sans foi ni loi.
— Peut-être devrions-nous nous allier ?
Il pouffe de rire et jette son cure-dent par dessus bord.
— Tu n'as pas l'étoffe d'un pirate.
— Terre en vue ! cri quelqu'un.
Nous tournons tous les deux la tête pour voir la Nation se rapprocher à mesure que le bateau avance. De la fumée s'élève dans le ciel sombre. Nous sommes encore loin d'Irondell, l'avant dernière Nation et pourtant, il semblerait que le massacre ait déjà commencé. Je constate que mes amis, plus haut sur le pont, remarquent également cette fumée.
— Le bateau n'arrivera jamais jusqu'au port... marmonné-je.
— Cesse de dire n'importe quoi ! bougonne le pirate au cure-dent.
— Je vous assure, il faut faire demi tour si vous ne voulez pas finir noyés !
— Faites demi-tour ! ordonne le petit prince. Faites demi-tour ! L'Invocateur de l'Ombre est à Irondell !
Le Capitaine se poste à la barre et la tourne le plus vite possible. Lorsque le bateau tangue vers la droite et se penche légèrement, mon sceau se renverse et je glisse sur le pont. Je me cogne contre la paroi du bateau et m'y retiens, l'eau me fouette le visage avant qu'une grande vague à notre gauche ne s'écrase sur le navire. Le Capitaine lâche la barre, le bateau tangue et se remet droit. Je suis envoyé en avant, tête la première sur le pont lavé sur lequel je me cogne le menton. Je m'appuie sur mes mains et lorsque je me retrouve à genoux puis lève la tête, le rugissement d'une Ombre Obscure me glace le sang.
Celle-ci s'élève dans le ciel, elle avait, jusqu'à présent, la forme d'un gigantesque calamar mais adopte la forme d'un aigle à mesure qu'elle prend de la hauteur.
— Réfugiez-vous dans la soute ! hurlé-je.
L'Ombre fond sur le bateau, serres en avant, elle se saisit de deux pirates qu'elle écrase entre ses pattes. Le sang et la moitié de leurs entrailles s'écrasent de nouveau sur le pont que je viens de nettoyer.
— Aux armes ! ordonne le Capitaine. Tuez-moi cette chose ! Armez les canons !
Je vois la créature reprendre de la hauteur puis fondre de nouveau sur le navire. La panique gagne les pirates. L'homme au cure-dent semble totalement tétanisé alors que l'Ombre l'a choisi comme prochaine proie. Je cours en sa direction et me jette sur lui, nous roulons sur le sol au moment même où l'Ombre Obscure s'écrase sur le pont. Ses pattes traversent le parquet qui se fend sous son poids, des cris proviennent de la soute.
Jamésy pousse un cri et fonce sur la créature, celle-ci semble être coincée, les pattes prises aux piège dans le parquet brisé. Il glisse sur le pont mouillé pour passer sous la créature. Celle-ci se contorsionne puis fait claquer son bec sombre et luisant sur son passage. Lorsqu'il se relève, Jamésy court vers moi, son sabre en avant. Lorsqu'il m'atteint, je laisse glisser ma main sur la lame tranchante de son arme qui prend feu aussitôt.
— Par les Sept Nations, quelle est cette sorcellerie ?! s'exclame l'homme au cure-dent.
Jamésy reprend sa course vers la créature et lui donne un coup de sabre sur le bec. L'Ombre Obscure pousse un cri strident, le feu lui fait terriblement mal. Je me saisis des deux machettes que mon nouvel ami portait sur lui.
— Je vous emprunte cela, déclaré-je.
Je les enflamme à nouveau et cours vers la créature à mon tour.
— Il faut qu'elle s'envole ! s'exclame le Capitaine. Les canons sont armés !
Lorsque je rejoins Jamésy, l'Ombre Obscure se tourne vers moi, ses ailes battent dans les airs et elle pousse un rugissement. Je lance la machette en sa direction, elle se plante dans son cou, elle pousse un nouveau rugissement et secoue sa gueule énorme. La brume semble la suivre à chacun de ses mouvements, sa peau est noire, visqueuse et ses yeux blancs. Je me jette sur le sol et tire les lattes du parquet, je les arrache une par une jusqu'à ce que l'Ombre Obscure prenne de nouveau son envol. Dans sa course, elle saisit Jamésy au vol et l'emporte avec elle, son sabre retombe sur le sol, je le ramasse aussitôt avant qu'il ne tombe à l'eau, emporté par le vent qui nous fouette avec violence.
— Attendez mon signal ! cri le Capitaine à ses pirates en place dans la soute.
— Non ! Ne tirez pas ! s'exclame le prince.
L'Ombre Obscure prend de la hauteur et tourne autour du bateau. L'eau semble s'infiltrer, notre navire penche plus d'un côté que de l'autre et il commence à être difficile de tenir debout sur le pont. L'un des mâts est branlant.
— TIREZ !
Les canons sont armés et le feu fait rage, en direction de la créature. Cela semble fonctionner puisqu'elle pousse un nouveau rugissement glaçant et lâche Jamésy de toute sa hauteur. Son corps retombe avec brutalité dans l'eau agitée de l'océan.
— Andreï ! Ne fais pas cela ! m'exclamé-je.
Je le vois courir et se jeter du pont pour plonger. Je n'ai pas le temps de m'en inquiéter davantage puisque l'Ombre Obscure blessée, ses ailes complètement arrachée, retombe sur le pont.
Elle s'abat sur moi, je suis plaqué sur le sol avec violence, ce qui entraîne une secousse puissante sur le navire. Le mât branlant grince sinistrement avant de s'abattre que le pont qui se fend en deux. Je glisse lorsque la partie du bateau sur laquelle je me trouve tangue vers la gauche, je m'accroche à ce que je peux mais la créature saute en ma direction. À l'aide d'une des griffes de ses pattes qu'elle plante dans ma cuisse, elle me tire vers elle. Je pousse un hurlement de douleur mais ne lâche pas le sabre de Jamésy pour autant. Lorsque je me retrouve suffisamment près d'elle, sur le dos, elle approche sa gueule vers moi.
Un liquide noir coule de son bec, l'un de ses yeux semble percé et la brume devient de plus en plus épaisse. Elle est sur le point de mourir, incapable de prendre une autre forme.
— Je te vois, Tristan, entends-je en provenance du fond de sa gorge.
Cette voix me rappelle celle de Lucius. Je me concentre sur le sabre que je tiens dans ma main droite puis l'enflamme par la chaleur qu'émet mon corps. Avec cela, je plonge la lame du sabre dans son abdomen gonflé et visqueux.
— Moi aussi, je te vois, Lucius, grogné-je.
Lorsque le bateau est attiré vers les fonds marins, submergé par l'eau qui s'y est infiltrée, la paroi sur laquelle je me trouve penche vers la droite à présent. Je reste accroché au sabre qui ouvre en deux l'abdomen de la créature qui pousse des cris plaintifs. Lorsque je lâche le manche de l'arme, je suis attiré vers les fonds marins. Je tombe d'une hauteur inquiétante et me cogne contre une planche qui ressort des entrailles du bateau. Je rebondis dessus, glisse sur une barre en métal et atterris dans l'eau où je suis aspiré avec le bateau et beaucoup d'autres pirates.
Je nage de toutes mes forces vers la surface, des caisses, des corps, des détritus et des cendres tombent dans l'eau les uns après les autre dans un fracas assourdis par le liquide qui remplit mes oreilles.
Je nage, je nage, je nage. Je ne m'arrête pas mais l'air commence à me manquer. Je suis comme pris dans un tourbillon puissant qui m'attire de plus en plus dans la profondeur de l'océan. Lorsque je parviens, par un miracle, à sortir ma tête hors de l'eau. Je prends une grande inspiration, je toussote mais je suis plongé de nouveau sous l'eau quand quelqu'un s'appuie sur moi. Je sens ses mains, ses jambes qui s'accrochent à moi. Je lui sers de bouée. Je le repousse tant bien que mal, hisse ma tête hors de l'eau pour reprendre ma respiration cependant je bois la tasse lorsqu'on m'appuie à nouveau sur la tête, ses ongles raclant mon front.
L'air commence à me manquer et la colère à me gagner. Je saisis sa jambe et brûle son mollet ce qui semble lui provoquer, par la même occasion, une abominable crampe. Je l'entends hurler de douleur, même sous l'eau. La pression retombe et je peux enfin regagner la surface pendant que ma victime coule dans les tréfonds de l'océan, avec le reste de notre navire. J'inspire profondément au moment même où un éclair fend le ciel. Je rouvre les yeux, des cendres virevoltent dans les airs, comme des flocons de neige. Ces cendres sont celles d'une Ombre Obscure que nous sommes parvenus à contenir.
— Andreï ? Jamésy ? Hélène ?! appelé-je à travers le vacarme du tonnerre et les cris des marins blessés. Où êtes-vous ?
Je nage à travers les planches qui flottent à la surface, accompagné de morceaux de corps démembrés. Je me hisse tant bien que mal sur ce qui ressemble le plus à une porte, je parviens à rester dessus après plusieurs tentatives infructueuses. Je suis allongé sur le dos, les jambes qui trempent encore dans l'eau glacial. Je pose ma main sur mon ventre et reprends peu à peu ma respiration, des cendres se posent délicatement sur ma peau mouillée.
Lorsque je rouvre les yeux, le tonnerre gronde de plus en plus fort, les éclairs fendent le ciel les uns après les autres, le ciel est aussi noir que le Néant. Les Ténèbres sont là, plus forts que jamais.
La guerre est déclarée.
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