XXV - Humains
Il y a certaines sensations, que j'avais oublié. Notamment la pluie qui coule sur ma peau, la force de ces gouttes qui la fouette amèrement et le froid de ce liquide céleste. Chaque goutte qui m'atteint me fait frissonner et mon corps sursaute de lui-même, sans que je ne puisse le contrôler. Je suis de nouveau moi, Tristan, un homme à l'apparence ordinaire si ce ne sont mes cheveux noirs mais cette différence m'a toujours plu. Je suis humain.
Lorsque je sens que quelqu'un pose sa main sur mon bras, je sursaute à nouveau et le repousse. Je reste recroquevillé sur le sol, les yeux fermés car je n'ose plus les rouvrir.
— Tristan... entends-je, ne reste pas là.
Je reconnais cette voix, c'est celle d'Hélène. Rapidement, je sens que l'on me couvre d'un tissu sec qui bientôt, sera tout autant mouillé que le reste de mon corps. Je sens qu'on me saisit les bras, on m'aide à me relever pour me mettre à l'abri. Je m'assieds contre la roche de la grotte et je regarde l'extérieur, les yeux plissés. J'ai mal aux yeux, ma vue est trouble et j'écoute cette pluie déferler sans s'arrêter. Andreï se poste devant moi, me bloquant la vue.
Il est méconnaissable, sa barbe a poussé, ses cheveux sont en bataille et il est extrêmement maigre.
— Tu m'entends ? demande-t-il.
Sa voix résonne dans mes oreilles, ce qui les fait siffler. Je grimace un instant avant de hocher la tête.
— Super... je suis heureux de te revoir, me dit-il.
Je me souviens qu'il m'a sauvé. Je me souviens qu'il a tout fait pour que son père ne me tue pas, je lui suis redevable. Un Être de Feu en pleine métamorphose est vulnérable et facile à tuer.
— Tu as morflé... grommelé-je.
— Oui, c'est vrai, on a tous les trois morflés.
Je tourne la tête vers Hélène et Jamésy. Ils sont blottis l'un contre l'autre, grelottant tant ils ont froid. Je n'ai pas froid moi, j'ai chaud. Ils m'adressent tous les deux un signe de la main pour me saluer et je leur retourne.
— On a morflé pour te retrouver, Tristan.
Je porte mon attention sur le petit prince. Il pose sa main sur la mienne et la serre.
— Et on a réussi, reprend-il.
— Pourquoi ? soufflé-je. Pourquoi avez-vous voulu me retrouver ? Pourquoi m'avoir sauvé, Andreï ? Ne sommes-nous pas ennemis et alliés simplement pour profiter de l'autre à chaque fois ? Qu'est-ce qui a bien pu changer en si peu de temps ?
— Mon père... marmonne-t-il.
Je le vois serrer les mâchoires et déglutir difficilement.
— Son père l'a fouetté, intervient Hélène. Son père l'a fouetté et ce n'est pas parce qu'il l'a empêché de te tuer. Il l'a fait car Andreï et Jamésy ont une liaison.
Je vois Andreï baisser la tête, comme honteux. Je regarde Hélène et Jamésy, ce dernier semble ailleurs, il évite mon regard. D'un geste que je veux amical, je pose ma main sur l'épaule frêle du petit prince, ce qui lui fait relever la tête vers moi. Je conçois qu'un père maltraitant puisse être difficile à vivre, d'autant plus en temps de guerre où les alliés se font rares. Je ne peux cependant concevoir qu'un père punisse son enfant pour une liaison amoureuse. C'est puéril et inutile. J'ai bien compris que l'amour ne se contrôlait pas, on ne peut choisir qui on aime, la punition ne peut changer cela.
— On s'en fiche de ton père, déclaré-je. On n'a pas besoin de lui pour gagner cette guerre. On va tous les détruire et ton père avec, il coulera avec Lucius. Il est hors de question qu'à la fin de cette guerre, il reste un seul être impur sur ces Terres.
Toutes personnes voulant nuire aux Sept Nations devra périr et un roi impur n'a pas sa place sur le trône.
— Ton père n'est pas digne du trône des Sept Nations, il ne peut rester dans ce monde, il ne peut pas recommencer le chaos qu'il a déferlé sur nous durant vingt longues années. Lucius est ce qu'il est mais c'est de famille, je crois...
— Et... Chloé ? Demande Hélène.
Je pousse un profond soupir et me pince les lèvres.
— Chloé... marmonné-je. Chloé est maudite, comme ses frères... je crois que si les Ténèbres te touchent une seule fois, ton âme dépérit...
— Impossible, rétorque Andreï. Jamésy... il... il n'est pas comme cela, lui.
Je fronce les sourcils et les interroge du regard, tous les trois. Jamésy se détache finalement d'Hélène et s'avance vers moi. Il s'agenouille à ma hauteur, il tire le col de son pull troué et tourne la tête sur le côté. Je remarque des veines noires, elles tracent leur chemin vers sa mâchoires et semblent descendre plus loin, sur son torse.
— Je ne comprends pas... avoué-je.
— Cela risque de te paraître complètement sordide mais... nous avons été attaqué par une Ombre Obscure, commence Andreï. Cependant... elle n'est pas tout à fait ordinaire. En réalité, elle... elle essaye de communiquer avec nous et... elle nous imite, elle a même pris la forme d'un être humain, cependant, ce n'est qu'une Ombre... et... elle a sauvé Jamésy. Elle l'a ramené d'entre les morts.
Comment est-ce possible ? Je n'ai jamais vu d'Ombre Obscure prendre la forme d'un être humain, d'autant plus qu'en général, elles prennent la forme que leur créateur souhaite. Il suffit que Lucius ou Chloé ne fasse sortir cette créature de la terre et qu'ils pensent à cet instant à un loup, alors l'Ombre prendra la forme d'un loup. Ces Êtres ténébreux sont créés de toutes pièces et n'ont rien, absolument rien, d'humain.
— Je ne pense pas que ce soit possible, déclaré-je.
— Bien-sûr que si, puisque c'est ce que nous avons vécu, grommelle Jamésy.
— Mais... je connais leur fonctionnement, croyez-moi, c'est impossible. Une Ombre Obscure ne communique pas, puisqu'elles n'ont pas d'âme.
— Alors comment l'expliques-tu ? S'enquit le petit prince.
— Je ne sais pas ! Montrez la moi ! Montrez moi cette chose, que je le vois de mes propres yeux.
Jamésy ouvre son baluchon et me tend des vêtements. Je me rhabille à la hâte, bien que mes mouvements ne me semblent plus naturels. Je parviens à me couvrir. Lorsque je me mets debout, je fais craquer mes épaules puis ma nuque et inspire profondément, j'expire tout l'air avalé lorsque je sors de la grotte.
La pluie se calme, elle s'estompe lentement et l'orage ne gronde plus depuis plusieurs minutes. Nous avançons dans la vallée. Je m'arrête un instant lorsque mon pied s'enfonce dans une flaque d'eau formée dans le creux d'une trace de patte griffue. Hélène s'arrête à côté de moi, elle regarde également cette trace et je la vois esquisser un faible sourire.
— Incroyable, n'est-ce pas ? souffle-t-elle.
— Je n'aurais pas dit cela...
— Tu as su te contrôler, Tristan, sois fier de toi. Tu y arriveras à nouveau, c'est certain.
— Je n'ai pas le choix, je ne vois que cela pour anéantir les Ombres Obscures.
— Hormis celle que nous allons te montrer.
— Tout dépendra de ce qu'elle est, grogné-je.
— Tristan, s'il te plaît...
Je lui adresse un bref sourire, je saisis sa main dans la mienne puis nous avançons. Lorsque nous parvenons à remonter la vallée et nous trouvons à l'arrière d'Erador, à l'extérieur de ses murs fortifiés, j'aperçois cette chose s'approcher de nous. Elle avance comme un animal, les mains sur le sol et s'arrête devant Andreï. Lorsqu'elle se redresse, elle penche la tête sur le côté. Ses yeux sont blancs, son corps est noir, nous ne pouvons voir aucune parcelle de peau, et de la brume s'évapore tout autour d'elle.
— Tu vois ? lance Andreï. Elle n'est pas agressive...
Je n'ai jamais vu cela de ma vie, pourtant, des Ombres Obscures, j'en ai vu de toutes sortes et de près. Je lâche la main d'Hélène et m'avance à côté d'Andreï. Je fixe cette chose, alors qu'elle penche la tête d'un côté puis d'un autre en m'observant.
— Qu'est-ce que tu es... soufflé-je.
Elle pose sa main brumeuse et visqueuse sur mon torse, à l'endroit où se trouve mon coeur.
— Amie... dit-elle seulement d'une voix désincarnée.
Je recule d'un pas et passe ma main dans mes cheveux.
— C'est... c'est impossible...
— On s'est dit la même chose, jusqu'à ce qu'on comprenne que c'est effectivement possible, répond Jamésy.
— Mais... si nous détruisons les Ténèbres, tu mourras Jamésy.
— Pourquoi dis-tu cela ? s'offusque le prince.
— Car c'est la vérité ! Tu vois bien son cou, tu vois ce que cela procure à son corps ! C'est ce qui le maintient en vie. C'est comme un virus, c'est comme un nouveau pouvoir qu'on t'octroie. Mais de toute façon, il mourra. Ce que vit Jamésy, c'est ce que vivent tous les disciples de Lucius, avec des pouvoirs en plus ! Ils mourront tous !
— Tu es toujours pessimiste, grogne Andreï.
— Non, je suis réaliste ! Ce n'est pas une Ombre Obscure qui fera la différence ! Ton ami va mourir, ce n'est qu'une question de temps.
Andreï secoue la tête, les larmes aux yeux, les lèvres retroussées. Il frappe mon torse et me pousse brusquement.
— Non ! je ne t'ai pas ramené pour que tu gâches tout !
— Sois réaliste une fois dans ta vie, Andreï !
— Je suis réaliste !
— Non ! Tu idéalises tout et tu crois que tout peut se résoudre sans bains de sang et sans sacrifices. Mais Jamésy était mort et c'était un être humain alors oui... oui, les choses doivent reprendre leur place. C'est pour cela que tu te bats, n'est-ce pas ? Il n'y a pas d'exception.
— Dans ces cas là, Chloé aussi mourra !
J'inspire par le nez et le fixe, les lèvres retroussées. Il me fusille du regard, comme si j'étais un monstre car il est encore incapable d'entendre la vérité. Il préfère se conforter dans des idéalisations qui n'auront jamais lieu. J'ai compris avec le temps que les Ténèbres n'ont aucune pitié et que le chaos qu'ils déversent n'est pas réversible. Les dommages sont causés.
— Évidemment... soufflé-je sans force.
Je déglutis, ravale mes sanglots mais ne lâche pas le petit prince du regard.
— Évidemment qu'elle mourra... reprends-je la gorge nouée. Et cette chose, c'est Chloé.
Je lis l'incompréhension dans le regard d'Andreï qui se tourne vers l'Ombre Obscure qui nous observe dans un sinistre silence.
— Amis... répète-t-elle.
— C'est une part de Chloé et c'est... c'est probablement toute son humanité qu'elle a rejeté. Alors oui, Andreï, oui Chloé mourra parce qu'elle n'a plus une once d'humanité en elle.
Je souffle un instant, sentant les larmes rouler sur mes joues. Comme c'est dur de se l'entendre dire, comme c'est dur de se résoudre à perdre un être qu'on aime à ce point. Je ne pourrais plus jamais aimer quelqu'un.
— Et si nous pouvions lui redonner cette humanité ? intervient Hélène. Pourquoi ne pourrions-nous pas ramener cette Ombre Obscure... et... Chloé pourrait l'avaler, comme elle le faisait avant. Tu te souviens ?
Je hoche simplement la tête, les bras ballants.
— Cela lui donnait de la force, des pouvoirs... si elle avale cette Ombre Obscure, elle pourrait revenir, elle pourrait... être sauvée, n'est-ce pas ?
— Je n'en sais rien... Avec Lucius, ce sera impossible.
— Alors nous tuerons Lucius en premier, rétorque Jamésy.
— Tu dois rester loin de lui, sanglote Andreï.
— Non, mon amour, non... je me battrai. Ce n'est pas grave, tu sais ? Ce n'est pas grave si je meurs, toi, tu auras retrouvé ta place sur le trône.
Andreï s'écroule dans ses bras, sanglotant sans s'arrêter. Je reste immobile, face à cette Ombre Obscure qui me dévisage mais je suis incapable de la regarder. Voir cette chose, savoir ce que ce peut être m'empêche de la regarder. Je sens la main d'Hélène dans la mienne alors je la serre, les yeux fixés sur le sol.
— Je crois en cette possibilité, me dit-elle. Je sais que nous ferons revenir Chloé.
— Je l'espère...
— Je ferai tout pour que vous soyez réunis.
Je relève la tête vers elle, elle m'adresse un chaleureux sourire. Elle est amaigrie, sa peau est pâle. Elle ne ressemble plus à la Hélène joviale que j'avais pu rencontrer.
— Tu as un fils, ne l'oublie pas.
— Je sais, souffle-t-elle en hochant la tête. Il ne sera jamais seul, je le sais aussi.
Je relève finalement les yeux vers l'Ombre Obscure qui continue de me fixer. Je me perds dans ses yeux blancs, vides, inhumains. Je dois essayer ce qu'Hélène a suggéré car si cela fonctionne, Chloé sera libérée.
Je dois essayer.
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