XXIV - L'Être de Feu
— Tenez, prenez cela, vous en aurez besoin...
Le vieillard me tend un baluchon, lorsque je l'entrouvre, je vois qu'il s'y trouve plusieurs rats morts. Je suppose que nous devrons nous en servir, pour éviter de nous faire dévorer. Je le remercie, d'un signe de la tête et d'un sourire que je veux amical. Je me rends compte que malgré les Ténèbres qui ont envahi notre monde, certains êtres humains, sans aucun pouvoir, gardent la lumière en eux et c'est grâce à ces personnes que notre monde guérira.
Je lance le baluchon sur mon épaule et nous nous mettons en route. La vallée est à presque une journée de marche, le temps que nous traversions cette immense Nation meurtrie et que nous dévalions la vallée pour retrouver la grotte. Erador est l'une des plus grandes Nations, c'est pour cela qu'elle était la Capitale, jadis. Panterm a pris sa suite quand Erador a été détruite, c'était la seconde plus grande Nation de notre Royaume.
Je rêverai d'être doté de pouvoirs me permettant de tout remettre en ordre en un claquement de doigts mais à la fois, l'humanité, à laquelle je crois plus que tout, remettra tout en ordre. J'en suis certain.
— Comment te sens-tu ? demandé-je à Jamésy pendant qu'Hélène avance devant nous.
Il hausse les épaules, fixe un point devant lui tout en marchant. Il ne s'est pas séparé de son sabre, sa barbe a poussé, ses cheveux aussi et il n'a pas souhaité les raser lorsque nous en avons eu l'opportunité chez ce vieillard qui n'a jamais voulu nous donner son nom.
— Je ne sais pas... souffle-t-il.
Je vois qu'il n'est plus comme avant.
— Je te sens différent, je le vois, tu ne vas pas bien, n'est-ce pas ?
Il me jette un bref regard, puis il saisit ma main libre et la serre dans la sienne. Cela me procure un sentiment de sécurité, cela me rassure quelque peu de savoir que malgré tout cela, ses sentiments n'ont pas disparu avec l'étincelle de vie qui l'animait.
— Je suis mort et revenu à la vie, Andreï.
J'ai vécu cela, moi aussi. Je me souviens, lors de la bataille de Panterm. Je me suis battu contre cette gigantesque Ombre Obscure, elle m'a, de sa grande patte, frappé de plein fouet. J'ai été expulsé quelques mètres plus loin. Ma tête avait frappé le sol et un simple sifflement avait retentit dans mes oreilles avant que je ne sois engloutis dans les Ténèbres. Lorsque j'ai cru me réveiller, ce n'était plus moi qui avait le contrôle de mon corps, mais bien Lucius.
Mourir est terrifiant. La mort est froide, sombre, ce n'est pas chaleureux comme ils osent le raconter dans les récits, dans les prières. Le paradis ne nous attend pas, pas même l'enfer, il n'y a que les Ténèbres, le vide, un gouffre sans fin.
— J'ai l'impression qu'une part de moi n'est jamais revenue... reprend-il. Et à la fois, j'ai vu mon père et je me sentais bien en sa présence car il me manque terriblement... Mais je suis là, je suis en vie et pourtant... je sens bien que quelque chose en moi n'est pas normal. Je devrais être mort.
Je serre sa main dans la mienne et regarde devant moi également, les larmes menacent de couler.
— Je ne te laisserai jamais tomber, Jam, qu'importe tes choix.
Je suppose que les Ténèbres qui l'ont ranimé le rongent. Je le suppose car, quand je l'ai regardé, j'ai vu, dans son cou, ces mêmes veines noires que j'ai aperçu sur Chloé. Je ne sais pas ce que cela va engendrer, je ne sais pas si Jamésy va devenir un monstre ou si, tout simplement, il retournera auprès de son père, comme il est destiné à l'être. Je préfère ne pas y songer pour le moment.
Le reste de notre marche, Hélène nous chante une douce mélodie. Son chant parle du feu, de l'eau, de l'air et du vent. Son chant parle d'un monde reconstruit et harmonieux.
Lorsque nous arrivons dans la vallée, les orages grondent, les éclairs fendent le ciel et il pleut à torrent. Nous glissons certaines fois sur le sol brûlé par le fléau abattu sur nos Nations. Nous cherchons la grotte, à travers ce torrent de pluie qui nous brouille la vue. C'est Hélène qui la trouve, elle nous appelle à travers le vacarme des gouttes d'eau et de l'orage. Alors nous courons jusqu'à elle, à l'entrée de cette grotte.
Il est impossible d'y entrer, il fait bien trop sombre, nous n'avons pas de torche pour nous éclairer.
— Comment allons-nous faire ? Qui nous assure qu'il se trouve bien ici ? demande Hélène.
— L'odeur, répond Jamésy. Vous ne sentez pas ? Une odeur de charbon provient de cette grotte.
— Très bien, rétorqué-je. Je vais entrer à l'intérieur.
J'ai compté et toutes les dix secondes, un éclair fend le ciel puis illumine brièvement cette grotte.
— Hors de question ! Ce n'est pas ton ami Tristan que tu vas retrouver là-dedans ! gronde Jamésy.
— J'ai de la nourriture et je suppose que depuis plusieurs mois sous la forme d'un... d'un Dragon, il doit mourir de faim.
Je pose mes mains sur le visage trempé de Jamésy et le regarde droit dans les yeux.
— J'ai confiance en toi pour chacun de tes choix cependant... as-tu réellement confiance en moi ?
Jamésy m'a souvent restreint dans mes choix, de peur que je fasse le mauvais. Il est vrai que je n'étais pas sain d'esprit après que Lucius m'ait libéré de son emprise mais j'ai trouvé un but dans ma vie. Je me sens plus sain d'esprit que je ne l'ai jamais été, comme si j'avais été guéri de mes maux. J'ai besoin de sa confiance pour avancer, pour grandir et devenir l'homme que je suis censé être.
Il me toise un long moment avant de presser ses lèvres contre les miennes. Mon Coeur s'emballe, je me sens vivant, je me sens emplie de courage et d'espoir. Je ne peux pas le perdre. Il se détache de moi et m'adresse un sourire bref mais rassurant.
— Évidemment, je te fais confiance, assure-t-il.
C'est tout ce dont j'avais besoin. Hélène m'enlace, comme si je n'allais jamais les revoir et me demande de rester prudent. Puis j'entre dans la grotte, tout en avançant lentement, à tâtons car je n'y vois rien. Je compte, à voix basse, le coeur battant la chamade.
— Un, deux, trois, quatre, cinq... six...
Je laisse glisser ma main sur la roche humide et rêche, j'entends l'orage gronder au loin mais le vacarme de la pluie semble s'entendre de moins en moins.
— ... neuf... dix...
Un éclair fend le ciel, la grotte s'illumine un bref instant durant lequel je crois apercevoir des yeux jaunes vifs, comme un feu brûlant. Je m'immobilise un instant, je déglutis difficilement. Mon coeur bat si fort qu'il résonne dans mes oreilles, ce qui m'assourdit. Des fourmillements viennent engourdir mes jambes et mes bras. Je ne dois pas être effrayé, je dois devenir un homme.
— Un... deux... trois...
J'avance de nouveau, laissant ma main glisser sur la roche, mes chaussures s'enfoncent dans la terre humide, la pluie s'éloigne de plus en plus.
— Sept... huit... neuf...
Un nouvel éclair fend le ciel. Lorsque la grotte s'illumine, ces yeux sont juste devant moi.
— ... dix...
Puis je replonge dans le noir, pourtant, la créature a poussé un râle par le biais de ses naseaux et l'air qui en est sorti est incroyablement chaud. De mes mains tremblantes, je prends mon baluchon que je pose à terre et ouvre.
— Ce... c'est... c'est pour toi...
Je recule de quelques pas et trébuche sur une roche qui ressort du sol. Je tombe en arrière au moment même où j'entends des mâchoires claquer. Un nouvel éclair vient éclairer l'endroit et c'est à cet instant que je crois voir ma vie toute entière défiler sous mes yeux. Le nez rêche et brûlant du Dragon s'appuie sur mon ventre que je tente de rentrer. Puis je suis plongé dans le noir complet.
— Non... non... non ! Tristan !
Je pousse ce nez comme je le peux, je sens que la bête se redresse puis elle rugit, si fort que mes oreilles sifflent et que, de sa gueule grande ouverte, je vois du feu se former, ce qui, doucement, éclaire de nouveau l'endroit. J'écarquille les yeux, je me relève à la hâte et prends mes jambes à mon cou. Je cours aussi vite que je le peux, peut-être même n'ai-je jamais couru aussi vite. Lorsque je sors de la grotte, je hurle à mes amis de prendre la fuite et je me jette sur le sol, à ma droite. Des flammes jaillissent de cette grotte, réchauffant la terre et l'air ambiant.
Je me tourne sur le dos, ma poitrine se soulève anormalement vite, mon corps tremble tout entier. Le Dragon sort de sa cachette, ses pas font vibrer le sol et sa taille est impressionnante. J'ai déjà vu certaines Ombres Obscures plus grandes que lui cependant... je sais qui se trouve derrière cette montagne d'écailles noires, derrière ces yeux jaunes et ce corps d'animal féroce.
De l'autre côté de l'entrée de la grotte, Hélène se trouve derrière Jamésy et ce dernier a brandi son sabre sous le nez de l'Être de Feu.
J'ai vu Tristan se transformer, cette transformation était impressionnante et déroutante. Il se tordait dans tous les sens, poussait des râles abominables. Je ne pouvais qu'imaginer sa douleur, pendant que je faisais mon possible pour que mon père ne l'abatte pas. Doucement, nous avons vu les jambes de Tristan s'allonger, ses vêtements et son armure ont craqués, puis ses bras ont subi le même sort et son visage aussi. Rapidement, sa peau s'est transformée en écailles noires et dures comme de la pierre et plus aucune trace d'un être humain n'était visible sous cette carapace monstrueuse.
— N'approche pas ! hurle Jamésy à travers le tonnerre qui gronde.
Pourtant, le Dragon avance d'un pas, de la fumée sort de ses naseaux. Ses pattes sont épaisses, griffues, une longue queue pleine de piques se recourbe lorsqu'il avance et il déploie ses ailes gigantesques et triangulaires.
— Tristan ! hurlé-je lorsque je le vois de nouveau ouvrir la gueule, prêt à cracher du feu.
La bête fait claquer ses mâchoires puis se tourne vers moi. Il est vif et semble en colère, animal, sans une once de conscience humaine.
— Nous sommes tes amis !
Il s'avance vers moi tout en déployant à nouveau ses ailes, alors je me relève, les membres encore tremblants et je lève la tête vers lui. J'affronte son regard vif, jaune, brûlant et terrifiant.
— C'est moi, Andreï ! Tu te souviens de moi ? Je t'ai sauvé la vie !
La bête ne me répond que d'un rugissement, long et strident qui dresse mes poils. Je positionne mes mains en avant, sans le lâcher du regard.
— Je sais... soufflé-je. C'est difficile...je te comprends... mais nous pouvons t'aider ! Tu n'as plus besoin de te cacher, nous savons qui tu es et nous avons confiance en toi ! Nous croyons en toi !
La bête replie ses ailes, baisse sa gueule à ma hauteur et de son oeil jaune vif, me toise avec fureur. Je respire si fort que je crois bientôt suffoquer.
— Chloé... Chloé croit en toi... reprends-je. Alors reviens, je t'en supplie...
Il me fixe, cette fureur semble se dissiper, quand bien même, son regard demeure menaçant.
— Le... le maudit petit prince ploie le genou devant toi... le dernier Être de Feu...
Je pose un genou à terre et baisse lentement la tête. Je fixe le sol, les mains sur ma jambe, le coeur lourd. Je n'ai qu'une seule chance. J'entends Jamésy jeter son sabre à terre et je crois bien qu'ils m'imitent et s'agenouillent également. Un court instant plane durant lequel je ressens la chaleur écrasante de cet incroyable métamorphe.
Je ferme les yeux, me pince les lèvres. Je songe à tout cet espoir qui m'anime, je songe à la possibilité de réparer nos erreurs, sauver notre monde. J'ai foi en nous, j'ai foi en notre amitié. Il n'y a rien de plus fort que la confiance et l'espoir réunis.
Lorsque je relève doucement la tête, j'entends un râle d'agonie, mais ce râle est humain. Je me relève aussitôt quand je reconnais Tristan, recroquevillé sur lui-même, tremblant, sans aucun vêtement, sur le sol. La pluie déferle et fouette son corps meurtri mais il est là, devant nous et il est humain.
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