XXII - L'Ombre Obscure
Cela fait bien deux ans que je n'ai pas rêvé. À vrai dire, depuis que Lucius s'est invité en moi, sans me l'avoir demandé, mes nuits étaient sombres. Lorsque j'ai été délivré de cette possession, je craignais la nuit, j'en avais peur et je refusais de dormir. Cependant, malgré moi, je finissais toujours par m'endormir, trop fatigué pour lutter. Chaque nuit, je replongeais dans un océan de Ténèbres, mes cauchemars étaient animés par la marque que Lucius a laissé en moi.
Depuis que je dors, depuis que cette chose m'a ensorcelé, je suis paisiblement en train de rêver. C'est fabuleux, car dans ce rêve, il fait jour, le soleil est étincelant et aucun nuage ne vient brouiller cette luminosité. La palais de Panterm est intact, parfaitement entretenu, comme dans mes souvenirs, ses jardins lumineux et fleuris nous entourent fièrement. La cour est animée, les fleurs colorées, les oiseaux chantonnent un air printanier. C'est une sublime mélodie, que nous n'entendons plus depuis que les Ténèbres ont eu raison des Sept Nations.
Je me promène, dans ces jardins, avec Jamésy. Nous nous tenons la main, nous sommes proches et personne ne nous regarde de travers, mon père n'est pas là non plus pour me réprimander. Nous profitons simplement et pleinement de ce moment de sérénité, au chaud, sous ce soleil gracieux, sous cette incroyable Lumière que nous avons perdu.
J'aimerais que ce rêve dure pour l'éternité, parce qu'il me semble parfait et presque totalement représentatif de ce que nous pouvions vivre avant les Ténèbres. J'aime et j'aimais Panterm, j'aimais les Sept Nations, chacune avait sa particularité, chacune avait sa lumière.
— Parle-moi, Jamésy, soufflé-je dans mon rêve.
Toute cette lumière s'estompe rapidement lorsqu'il s'arrête et qu'il se tourne vers moi. En effet, les nuages commencent à cacher le soleil, le vent se lève et le visage de Jamésy est creusé, cerné, fatigué à mesure que les nuages s'intensifient...
— Réveille-toi, me dit-il d'une voix désincarnée.
— Quoi...
— Réveille-toi !
J'ouvre les yeux, lorsque mon coeur semble rater un battement. Je fixe le ciel sombre au dessus de moi. L'ambiance n'est plus la même, aucun soleil ne vient réchauffer ma peau, le sol est froid, sec, rongé par les Ténèbres et aucun chant d'oiseau ne vient non plus briser ce silence morbide. Je cligne plusieurs fois des paupières et respire lentement afin de calmer les battements de mon coeur.
Lorsque j'entends du bruit à ma droite, je tourne doucement la tête, ma nuque est raide et douloureuse. Je plisse les paupières et je vois cette chose, cet être Ténébreux à la forme humaine, penchée au dessus du corps inerte de Jamésy. De la brume semble s'évaporer des pores de sa peau, une peau noire et luisante, comme les Ombres Obscures, pourtant, je ne pensais pas qu'elles pouvaient prendre apparence humaine. Elles sont, normalement, tout son contraire.
Je tends mon bras, mon corps est affaibli pour je ne sais quelle raison et j'enfonce mes doigts dans le sol terreux.
— Non... soufflé-je.
Je la vois poser ses deux mains noires sur le visage de l'homme que j'aime, de longs cheveux cachent sa face que j'imagine monstrueuse.
— Stop... grogné-je.
Je m'efforce de me retourner, dorénavant à plat ventre, je rampe jusqu'à elle. J'attrape une pierre sur ce sol abominable et je lui lance dessus non sans difficultés.
La créature se redresse aussitôt et tourne la tête vers moi. Son visage est aussi noir que le reste de son corps, un corps de femme on dirait. Ses longs cheveux brouillent son visage, et je peux simplement apercevoir ses yeux, des yeux blancs, scintillants, qui me donnent froid dans le dos.
Elle se tient accroupie, voûtée, comme un animal et elle penche la tête sur le côté.
— Mais... qu'es-tu... marmonné-je.
Elle pousse un grognement et se rue sur moi. Je me redresse, sur les fesses, je pousse avec mes pieds pour reculer jusqu'à me retrouver collé au tronc rêche d'un arbre mort. Elle s'arrête à quelques centimètres de mon visage, elle n'émet aucune odeur et me fixe simplement, la tête penchée sur le côté et ses cheveux gras dissimulant son visage sombre.
Je bloque ma respiration, par instinct, ou par réflexe, je ne comprends ce qu'est cette chose. Une Ombre Obscure m'aurait déjà tué depuis longtemps.
— Qu'es-tu... répète-t-elle dans un murmure.
Elle penche la tête d'un côté, puis de l'autre, tout en me fixant de ses yeux blancs.
— Je... je suis Andreï...
— Andreï... répète-t-elle à nouveau.
Je fronce les sourcils, je ne comprends pas ce qu'il se passe. Hélène pousse un gémissement lorsqu'elle commence à se réveiller, alors la chose se retourne brusquement et se jette sur Hélène. Elle lève sa main, une main munie de longues griffes, prête à la frapper à mort.
— NON ! Arrête ! hurlé-je.
Elle garde le bras levé et tourne la tête vers moi.
— Andreï... murmure-t-elle.
— Ne les tue pas, pitié...
Je m'aide de l'arbre derrière moi, pour me remettre sur pieds et je m'avance, titubant, vers le corps inerte de Jamésy. Je me laisse tomber à genoux près de lui, il ne se réveille toujours pas. L'Ombre Obscure s'accroupit, de l'autre côté du corps de Jamésy et l'observe, la tête penchée sur le côté, elle semble totalement démantibulée. Comment cette chose a-t-elle pu prendre forme humaine ?
— Ce sont mes amis... comprends-tu cela ?
— Amis... répète-t-elle.
— Oui, c'est cela...
Je pose mes mains sur le torse de Jamésy et le secoue légèrement.
— Réveille-toi, s'il te plaît...
Son visage me semble pâle, ses yeux sont cernés, ses joues creusées, comme dans mon rêve...
— Andreï... qu'est-ce que c'est que cette chose ? souffle Hélène.
Elle est assise et nous regarde. Je lui jette un regard et me pince les lèvres tout en haussant les épaules. Je n'en ai aucune idée, et elle ne comprend bien rapidement mais ne peut cacher sa crainte. J'ai peur moi aussi, et j'ai peur également d'avoir perdu l'amour de ma vie.
— Mon amour... réveille-toi, je t'en prie...
La chose pose sa main griffue et sombre sur le torse de Jam.
— Ami... commence-t-elle de son étrange voix désincarnée. Mort.
Je relève la tête vers elle.
— Quoi ? Non !
Je pose ma tête contre son torse, dans l'espoir d'entendre son coeur battre. Cependant, je n'entends rien, pas un souffle, pas un battement de coeur, pas un signe de vie.
— Non... non... pitié, non... reviens...
Je le serre contre moi, ne pouvant empêcher mes larmes de couler, je me balance d'avant en arrière, gardant son corps froid près de moi.
— Reviens... soufflé-je en fermant les yeux, le visage inondé de larmes.
— Amis ? reprend la chose.
— NON ! crié-je.
Je me recule, avec le corps de Jamésy dans les bras lorsqu'elle souhaite le toucher. Il est hors de question qu'elle le touche.
— C'est de ta faute ! Tu l'as tué ! Comment vais-je faire sans lui maintenant ?
Hélène se rapproche de moi, elle passe son bras autour de moi et pose sa tête sur mon épaule. Je ferme les yeux et ne retiens plus mes sanglots. Je ne peux m'arrêter de pleurer. Est-ce ma faute ? Me suis réveillé trop tard ? Comment aurais-je pu le sauver ?
L'Ombre Obscure saisit la cheville de Jamésy et le tire brusquement. Je n'ai pas le temps de le retenir, elle le traîne sur le sol et Hélène me retient lorsque je souhaite m'y opposer.
— C'est une Ombre Obscure et nous n'avons pas de feu, Andreï !
— Laisse-le tranquille ! m'écrié-je. Espèce de monstre !
La créature se penche de nouveau au dessus de Jamésy, pose ses mains de part et d'autre de son visage et positionne le sien au dessus. Je constate que les veines de Jamésy deviennent noires et ressortent, comme celles que j'avais vu sur Chloé. Puis elle ouvre grand la bouche, un étrange gargouillis provient du fond de sa gorge avant qu'une brume épaisse et noire ne s'enfonce dans les narines de mon ami et par sa bouche également.
Lorsque l'Ombre Obscure cesse son étrange sorcellerie, un lourd silence s'abat sur nous tous. Puis, soudain, Jamésy se met à tousser. Je me précipite vers lui et surélève sa tête pour la poser sur mes jambes. Il toussote puis ouvre enfin les yeux. Une étrange brume noire semble s'évaporer et laisser place à ses yeux humains.
— Jamésy ? Tu m'entends ?
Il cligne des paupières, déglutis difficilement.
— J'ai fait un drôle de rêve... souffle-t-il. Tu étais là, dans les grands jardins du palais de Panterm et... et tu disparaissais la seconde d'après. Les Ténèbres ont envahi tout Panterm et le palais et après... après... je me suis retrouvé dans le noir complet mais... je crois que mon père était là... je... c'est comme si j'étais mort et que la seconde qui suivait, les Ténèbres se dissipaient et je revivais...
Je colle mon front contre le sien et ferme les yeux. Je ne saurais expliquer ce qu'il s'est passé, cependant, je n'en ai que faire, à présent, Jamésy est avec moi, il est en vie et c'est difficile à croire que ce soit grâce à cette chose.
— Merci... grommelé-je en levant les yeux vers la créature accroupie quelques mètres plus loin.
Elle penche de nouveau la tête sur le coté, ses yeux scintillants qui me fixent me donnent la chair de poule.
— Amis... souffle-t-elle.
C'est difficile à croire oui. Difficile de se dire qu'une Ombre Obscure imite un être humain et soit dotée de la parole.
Lucius et Chloé en ont-ils connaissance ? Car cette Ombre Obscure pourrait être la clé.
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