XVIII - Sur le champ de bataille
— Pour les Sept Nations ! s'écrie le roi.
Tous les soldats hurlent à leur tour et nous nous mettons à courir. Ces cris nous donnent de la force, nous procurent du courage, nous en avons besoin face à nos ennemis de taille. Je suis en première ligne, mon écu en avant, j'entre en collision avec l'un des disciples de Lucius. Je le repousse avec mon bouclier et tente de lui asséner un coup d'épée. Tout notre équipement est terriblement lourd, ralentit nos mouvements. Leur armure sombre semble plus légère et maniable. Il pare mon coup, lorsque son épée entourée de brume entre en contact avec la mienne, je suis propulsé en arrière. Je glisse sur le sol, cependant je me relève aussitôt, sans mon écu. Je pousse un grognement et je plante mon épée dans son flanc gauche. Il tourne la tête vers moi, du sang coulant de sa bouche. Je remonte l'épée pour la retirer par la suite dans une éclaboussure de sang. Il s'affale sur le sol, avec quelques uns de mes camarades déjà perdus et les siens également.
Je pare le coup d'un nouvel ennemi, je tourne sur moi-même et empale mon adversaire par le dos. Lorsque je retire l'épée, m'aidant de mon pied, il tombe tête la première sur le sol. Je cherche Chloé parmi tous ces combattants, mais je ne la vois pas. Il fait si sombre, j'ai si chaud sous mon casque, la sueur qui coule sur mon front vient alourdir mes paupières.
J'avance, je me fraye un passage entre les corps, les combats. Tout en avançant, je reçois un coup d'épée sur la tête. Mon casque vole et je m'écrase sur le sol. Mes oreilles sifflent un instant mais je suis en vie. Quelqu'un marche sur ma main, écrase mes doigts qui craquent sous ses semelles. Je grimace et pousse un cri, finalement, je sens que quelqu'un me saisit pour me remettre debout. Je fais face à Jamésy, nous nous regardons un instant avant qu'il ne lève son sabre pour abattre la menace derrière moi. La pointe de son arme se loge dans l'oeil de l'assaillant. Je me décale sur le côté et passe ma main gantée dans mes cheveux, du sang de sa victime sur mon visage.
Un rugissement nous fait lever la tête, une Ombre Obscure vole au dessus de nous. Elle est très grande, brumeuse, son corps long me rappelle celui d'un vautour. Elle prend l'apparence d'un rapace et de ses pattes fourchues, se saisit des soldats à terre. Elle les envoie dans les airs puis les croque lorsqu'ils retombent dans sa gueule béante, coupant leur corps en deux.
— TORCHES ! hurle Andreï. Embrasez vos lames !
Le dernier soldat qui détenait une torche se fait démembrer par la brume d'un des disciples de Lucius, celle-ci entoure ses bras, ses jambes et les tourne encore et encore jusqu'à ce qu'il meurt. Je croise le regard de Jamésy, il semble déconcerté, perdu, effrayé. Je pousse un profond soupir avant de poser ma main sur sa lame. Il me fixe, fronce les sourcils puis écarquille les yeux lorsque son sabre prend feu.
— Embrase le plus d'épées possible, je ferai de même, lui déclaré-je.
— Incroyable... s'étonne-t-il.
— Allez ! Fonce !
Si je prends le temps de regarder autour de moi, c'est un véritable massacre. Monrédor se trouve en contrebas, les habitants n'y sont en sécurité qu'un court instant et je crains qu'ils ne comptent sur nous pour les sauver. Cependant, nos soldats se font exterminer comme des rats, l'Ombre Obscure ne laisse aucun répit et notre ennemi détient un pouvoir qui détruit tout sur son passage.
Je passe ma main sur la lame ensanglantée de mon épée, elle s'embrase et je fais de même sur la lame de tous les soldats que je croise. Le moindre ennemi s'approchant de moi est taillé en pièces. L'acier et le feu sont si tranchants, impardonnables. Je lève la tête, pour suivre l'acheminement de l'Ombre Obscure. Je trottine, sur le champ de bataille, pataugeant dans le sang de mes alliés. Le brouhaha est assourdissant, les cris, le tintement des épées, le rugissement de la créature et le grondement du tonnerre.
Je ne sais pas où se trouve Hélène, je ne sais pas où se trouve la mère de Chloé ou même Andreï. Je ne sais pas où sont mes amis et je ne dois penser qu'aux Sept Nations. Je m'efforce de le faire, cependant, je songe à Chloé et souhaite la trouver, la raisonner, la prendre dans mes bras. Je sais que les Ténèbres sont froids et vides, je pourrais l'enlacer, l'enivrer de ma chaleur pour l'aider à revenir vers la lumière...
Alors que je tue un énième ennemi en lui tranchant la gorge, l'Ombre Obscure fond sur nous et me percute. Ses pattes brisent une partie de mon armure. Je roule sur quelques mètres, le souffle coupé, je perds mon épée et me retrouve à plat ventre. Je pousse un râle, toussote légèrement et m'appuie sur mes mains pour me relever. C'est là que je constate que l'un de mes gant a été détruit.
L'Ombre me saisit sur son passage, resserre ses serres sur mon abdomen. Je grimace, m'appuie sur ses pattes visqueuses et tente de reprendre mon souffle. Elle prend son envol, je vois le sol s'éloigner petit à petit de moi, je vois, de haut, les soldats se battre et ceux qui sont à terre. Certains rampent, d'autres ne bougent plus. Nous sommes nombreux mais nous subissons beaucoup trop de pertes. Je peux voir le roi, avec son armure dorée qu'on ne peut manquer, il se bat comme un véritable chevalier et continue son ascension vers Lucius, qui demeure sur le haut de la colline, sur son cheval. Chloé est à ses côtés.
Je serre les mâchoires et pousse un grognement, je frappe les serres de la créature pour qu'elle me libère, cependant, elle prend plus de hauteur encore.
— Lâche-moi sale bête ! grondé-je.
Je sais que Lucius est derrière cela, je le sais puisqu'il lève la tête vers le ciel. Il est temps que j'apprenne à contrôler ce que je suis. Il est temps que je sache contrôler mon pouvoir, le feu qui brûle dans mes veines. Il suffit que je fasse comme à Dystéria, il suffit que je brûle ce monstre. Alors je sens, au fur et mesure que mon coeur bat, le sang brûlant se réveiller, je constate, sur ma main qui n'est plus protégée, mes veines scintiller et cela se produira sur l'ensemble de mon corps, aucune veine n'y échappe.
Bientôt, l'Ombre Obscure me balance dans les airs pour me rattraper au vol et me croquer, fendre mon corps en deux et me ôter la vie. Je ne pourrai survivre à une telle blessure. Je n'ai qu'une seule chance.
Alors, quand je vois le monstre ouvrir sa gueule en forme de bec, noir, visqueux, brumeux, je pousse un cri, certainement pour me donner du courage, à moi aussi. Lorsque je tombe entre ses deux mâchoires puissantes, elles se referment sur moi mais pas pour longtemps.
Comme à Irondell, lorsque je ne pouvais contrôler la colère en moi : j'explose. Le feu qui se trouve dans mes veines se propage à l'extérieur, comme une explosion de poudre. La créature pousse un rugissement strident avant de disparaître en cendres, rongée par les flammes. Je chute de plusieurs mètres et heurte un disciple avec violence. Il tombe sur le sol, sous mon corps brûlant et ne donne plus signe de vie. Mon armure a presque tenu le choc, l'acier est légèrement déformé et toute mon armure fume, cependant, je ne me retrouve pas sans vêtements.
Je rampe, en enfonçant mes doigts dans la terre imbibée de sang et je pousse des grognements à chaque fois. Lorsque je ne suis plus sur un cadavre mais sur le sol, je me tourne sur le dos un instant, le temps de reprendre mes esprits. De la cendre tombe et virevolte dans les airs. Quelques petits copeaux se déposent sur mon visage, je ferme les yeux, le temps de quelques secondes, afin que les battements de mon coeur ralentissent mais cela ne sera que de courte durée.
De nouveaux rugissements retentissent, et cette fois, ils sont plusieurs. Je rouvre les yeux, me remets sur pieds tant bien que mal et je me procure l'épée du pauvre individu que j'ai écrasé dans ma chute. Je boite, je me fraye un chemin et je pare les coups que l'on tente de m'asséner mollement, sans forces. Puis je remonte la vallée, m'éloignant du combat. Je titube jusqu'à Lucius et Chloé.
Ils sont tout deux vêtus d'une armure noire comme l'ébène, une épée repose dans leur fourreau et leur regard se braque sur moi. Je laisse traîner la lame de mon épée sur le sol et je m'arrête à quelques mètres d'eux. Lucius et sa soeur descendent de leur chevaux. L'Invocateur de l'Ombre ne sort pas son épée, au lieu de cela, il écarte simplement sa main, de sa paume jaillit de la brume obscure.
— Regarde, Tristan, déclare-t-il de sa lourde voix. Regarde votre échec.
Je me tourne, lentement, difficilement, la sensation que certains de mes membres sont brisés. Je peux voir en contrebas le massacre de notre premier combat. La plupart de notre armée a été décimée, celle de Lucius également, cependant, les deux Ombres Obscures qu'il a lâché sur le champ de bataille finissent le travail.
— Vous avez perdu votre pitoyable révolution, reprend-il.
Je me retourne vers lui, les lèvres retroussées, mon coeur s'emballe à nouveau. Je viens d'utiliser mes pouvoirs, c'est une force qui épuise toute mon énergie, néanmoins, le feu est toujours là et je ne sais pas si je contrôlerai ce pouvoir encore longtemps.
— Tu nous a proposé une sublime prestation, ton pouvoir est immense.
— Ton frère n'est pas mort, Lucius, soufflé-je.
Lucius et Chloé se jettent un regard. Soudainement, l'air victorieux de Lucius disparaît et j'y aperçois une faille.
— Il reviendra, reprends-je. Nous avons les meilleurs Guérisseurs, les meilleurs Enchanteurs, même s'il mourait aujourd'hui sur le champ de bataille, nous le ramènerons pour qu'il continue de hanter tes rêves pour les transformer en cauchemar. Cette guerre ne s'arrêtera pas aujourd'hui.
Lucius retrousse ses lèvres, je vois qu'il respire de plus en plus vite, il referme la main, la brume s'évapore dans les airs. Il serre tellement son poing que ses phalanges deviennent blanches.
— Laora, grogne-t-il, tue-le. Tue-les tous.
Chloé, sans un mot, écarte les bras de part et d'autre de son corps. L'armure qu'elle porte la sied parfaitement, en acier également, elle semble aussi résistante que nos armures. Le sol tremble sous mes pieds, la terre se fend légèrement et les Ténèbres en sortent doucement, comme un brouillard épais et sombre.
— Non, attends, Chloé !
Elle relève ses yeux vers moi. Je ne sais pas quoi lui dire pour la ramener, je ne sais comment la raisonner. Je ne sais quoi faire pour qu'elle retrouve cet éclat dans son regard. Ses yeux ne sont plus bleus, ils sont rouges, aussi rouges que ceux de Lucius. Elle ne me semble plus humaine.
— Je t'aime... soufflé-je.
La brume qui s'élevait jusqu'alors retombe, aspirée par les fissures dans le sol. Elle me fixe un instant et penche la tête sur le côté, je crois que je vois cet éclat traverser ses prunelles rouges.
— Tristan... marmonne-t-elle.
Cependant, une flèche vient se loger dans la jambe de Lucius qui pousse un grognement, genou à terre. Une seconde se plante dans l'épaule de Chloé et une troisième sous ses côtes. Elle recule d'un pas, et relève ses yeux vers moi. Son regard n'a plus aucun éclat, à nouveau.
— Non... non... attends !
Elle écarte de nouveau les bras, les mâchoires serrées, elle arbore un visage déformé par la colère. Le sol tremble à nouveau et je sens qu'on me saisit les bras pour me tirer en arrière. Andreï, Jamésy et d'autres de nos camarades me tirent en arrière.
— Lâchez-moi ! Chloé ! Ne fais pas ça ! Je t'en prie !
Elle se cambre en arrière, les Ténèbres sont expulsés par le terre. Toute l'herbe sur laquelle nous nous trouvons noircie et craquelle sous nos pieds, les arbres meurent, les feuilles tombent et se transforment en cendres. Cette vague de Ténèbres se dirige vers Monrédor et attaque les murs fortifiés. Rapidement, des ronces poussent et les murs deviennent noirs, ce phénomène s'étend au delà des fortifications.
J'arrive à me libérer de l'emprise de mes amis et me précipite vers Chloé mais dans un nuage de brume intense, elle disparaît lorsqu'il s'estompe et Lucius avec. Je tombe à genoux, à l'endroit même où elle se trouvait. Mes mains sont posées sur ce sol glacé, noirci, brûlé par leurs Ténèbres. Les Ombres Obscures ont disparue et pourtant, des hurlements proviennent de Monrédor, cette belle Nation qui, doucement, s'éteint.
Je reste agenouillé, jusqu'à ce que le silence vienne jusqu'à nous, jusqu'à ce que plus aucune vie ne soit entendue au delà des murs fortifiés de Monrédor.
— Père ! Père, que faites-vous ? entends-je dans mon dos.
Je reconnaîtrais la voix d'Andreï entre milles.
— C'est un Être de Feu ! Nous devons l'abattre ! rétorque le roi.
Je relève la tête, toujours dos à eux. J'inspire profondément par le nez, je tente de me calmer. Les palpitations de mon coeur ne s'arrêtent plus, mes membres tremblent.
— Non ! C'est notre ami ! renchérit le petit prince.
Hélène s'approche de moi, elle ne porte plus son casque et arbore des égratignures sur son beau visage. Elle s'accroupit face à moi et croise mon regard.
— Tristan... contrôle-toi.
Je secoue la tête, derrière, le roi et le petit prince se chamaillent.
— Je... je ne peux pas...
— Je t'en prie, ne me laisse pas...
Je ferme les yeux et grimace, je sens la métamorphose, au plus profond de mon être. J'ai beau lutter, je ne sais pas si j'y parviendrai. J'ai usé mon énergie, les blessures que j'ai ne jouent pas en ma faveur. Je rouvre les yeux lorsque je sens les lèvres d'Hélène se presser contre les miennes, ce baiser est fougueux et bref. Elle plonge de nouveau son regard dans le mien. Je suis heureux de la savoir en vie, je l'apprécie énormément mais pas assez pour éprouver un sentiment amoureux. Je la considère comme une amie, comme ma famille.
— Nous sommes toujours là, dit-elle.
Mais Chloé, non.
— Ecarte-toi... balbutié-je.
— Je t'en prie, le roi va te tuer si tu ne te contrôles pas.
Je sens mes organes se tordre, se serrer, se mélanger. Je pose ma main sur mon ventre et pousse un râle de douleur. Je me recroqueville, le front posé contre le sol, le corps raidit. Cela ne s'arrête pas là, bien au contraire, les douleurs abdominales sont insoutenables. Je pousse un nouveau cri, je tombe sur le flanc gauche, toujours recroquevillé, je suis pris de soubresaut à chaque fois que l'un de mes organes se métamorphose.
— Andreï ! Pousse-toi ! Je vais le tuer avant qu'il ne se transforme !
Je vois brièvement le roi pousser son fils pour s'approcher de moi, il enflamme son épée grâce aux feux éparses qui brûlent les terres asséchées. Ces feux sont des suites de l'explosion causée par mon pouvoir.
— Hélène, grogné-je d'une voix rocailleuse. Écarte-toi...
Ma voix se mêle à des grognements bestiaux et je ne peux le contrôler. C'est terminé pour moi, si je veux vivre et ne pas mourir de la main du roi corrompu, je ne dois plus lutter.
Les dernières choses que je vois avant que ma métamorphose soit complète, c'est Andreï se poster devant son père pour l'empêcher de m'approcher. Je les entends crier mais je ne comprends plus ce qu'il disent. Ma vue devient rouge, brouillée, mes oreilles aussi et la douleur m'englobe. Le roi pousse de nouveau son fils, plus fort cette fois, Andreï tombe à la renverse puis mon humanité disparaît.
Lorsque je me métamorphose, je peine à me souvenir de qui je suis, de ce que je fais, de ce que je vois. Je ne suis plus vraiment moi, et même si je le voulais, ce pouvoir que j'ai toujours laissé enfouie au plus profond de moi est bien trop puissant. Si mes parents n'avaient pas été tué, peut-être aurais-je appris à le contrôler, à m'en servir et à me souvenir.
Je sais, par leur regard à tous, que je ne suis plus sous ma forme humaine.
Je sais, par leur regard à tous, lorsque je m'élève dans le ciel, que j'ai pris la forme d'un Être de Feu.
Celle d'un Dragon.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top