XII - Corvil rime avec souvenirs


Je dors plutôt profondément, pour une fois. Cependant, je ne rêve pas, je cauchemarde. Je rêve d'une Nation familière, détruite par les Ténèbres. J'entends dans ce cauchemar, des hurlements de terreur, des cris déchirants de douleur. Tout est détruit, tout est remplacé par les Ténèbres envahissants, qui brûlent l'âme de ces pauvres gens... pour qu'à la fin, il ne reste plus que de la cendre.

Je me réveille en sursaut, mon coeur battant la chamade. Je me suis assise, la main sur la poitrine, j'inspire et j'expire par la bouche afin de calmer ma respiration puis des bribes me viennent jusqu'aux oreilles.

— Je le sens bien qu'elle ne me fait nullement confiance, murmure quelqu'un.

— Laisse lui du temps, elle ne se souvient plus de nous, rétorque Tristan en chuchotant également.

Je reconnais facilement l'intonation de sa voix grave.

— Du temps, nous n'en avons pas.

— Je ne peux que la comprendre Andreï, après ce que tu as fait... tu as bien de la chance que nous avons un pacte car ta tête ne reposerait déjà plus sur tes épaules à cette heure.

— Je m'en voudrai toute ma vie, Tristan, tu entends ? Tu pourras tenter de me faire culpabiliser autant que tu le souhaites, mais je suis déjà au courant de ce que j'ai fait et je vis avec. Je vis avec beaucoup trop de choses dans ma pauvre petite tête. J'ai tellement de cauchemars qui se répètent dans mon esprit que je suis à deux doigts de finir fou. Alors garde tes paroles et va donc jouer les bourreaux avec quelqu'un d'autre. Nous sommes censés être alliés.

Un court silence plane.

— Nous n'avons jamais été alliés et nous ne serons jamais alliés.

Lorsque j'entends que Tristan vient par ici, je me rallonge et ferme les yeux, faisant mine de dormir le temps qu'il passe. Puis je sens que quelqu'un me secoue doucement. Je rouvre les yeux et fais face à Andrei.

— Nous sommes arrivés, Chloé.

Il m'aide à me relever, nous remontons sur le pont et je peux admirer cette Nation qui se rapproche de nous à mesure que le bateau avance. Corvil semble plus petit que Panterm, le port au loin me paraît bien exploité mais on dirait que personne n'y travaille. Il faut dire que les Ténèbres ayant envahis nos Nations, le peuple craint de sortir jour et nuit.

Il est difficile de distinguer la journée et la nuit, les deux se ressemblent tellement... Peut-être dormons nous le jour et sommes réveillés la nuit. Très peu d'indices peuvent nous permettre de nous repérer dans le temps.

J'ai la sensation de n'avoir connu que cela mais à la fois, un étrange sentiment m'envahit et le laisse croire le contraire.

Lorsque le bateau amarre, nous descendons de celui-ci. J'ose imaginer que Corvil devait être une Nation fleurissante fut un temps. Le port est grand et bien aménagé, de quoi permettre à des centaines de personnes d'avoir un travail.

Je suis mes « amis » dans les rues que je trouve bien abîmées. Le port laisse une belle image mais le reste semble se perdre et mourir petit à petit. Je me rends alors compte que le pouvoir de Lucius s'étend bien au delà de Panterm, c'en est terrifiant. Sa puissance est infinie, je n'en avais pas tant conscience quand j'étais enfermée dans le palais.

Nous avançons dans une grande allée donnant sur un joli manoir. Une grande maison qui me paraît toujours entretenue malgré la pelouse qui s'effrite et part en poussière. C'est Hélène qui frappe à la porte. Nous attendons quelques secondes durant lesquelles mon coeur bat la chamade. Un jeune garçon ouvre la porte et ses yeux s'ouvrent en grand lorsqu'il voit Hélène.

— Maman ! Cri-t-il avant de lui sauter dans les bras.

— Aaron, qui est là ? Demande une femme qui le rejoint à la porte.

Elle regarde Hélène puis Tristan, Andreï, Jamésy et... moi. Elle entrouvre la bouche, son visage se décompose et elle semble respirer de plus en plus fort. Elle s'avance vers moi, me regarde de haut en bas et m'adresse un triste sourire.

— Chloé... ma fille...

Elle me prend dans ses bras et me serre de toutes ses forces. Je ferme les yeux et apprécie cette chaleur que je ne connaissais que dans les bras de Tadëus. Une larme me coule mais je l'essuie aussitôt. Elle nous invite à entrer dans la demeure.

Elle me fait visiter les lieux en espérant me remémorer des souvenirs. Les grands jardins, le salon de thé, la salle à manger, la salle de réception. Nous descendons au cuisine et dans cet endroit, je me sens étrange. J'avance lentement dans la pièce et passe ma main sur le comptoir recouvert de farine. Cette sensation sous mes doigts me rappellent quelque chose.

J'ai comme des bribes d'images qui me reviennent en tête. Notamment un homme et moi, en train de pétrir de la pâte, tard le soir et rigoler, je chantais pour lui également...

Je m'arrête un instant, une boule dans la gorge.

— Où est... où se trouve mon père ?

Je me retourne vers ma mère dont je peine à en avoir un souvenir. Pourtant, je me souviens de mon père. Je me souviens de ces moments que j'adorais passer avec lui. Le regard de ma mère est grave, embués de larmes.

— Il était très malade... souffle-t-elle.

Elle inspire profondément.

— Tu es venu le voir avant de partir pour ne jamais revenir... quand les Ténèbres ont commencé à nous envahir, ton père a compris... il... il a cessé de se battre car il pensait t'avoir perdue.

Je la fixe, sans un mot, je sens mon estomac se retourner, mes yeux me brûler.

— Ton père est mort, Chloé.

Je me pince les lèvres et ravale mes sanglots. Nous étions proches, c'est une certitude.

— Puis-je voir sa chambre ?

Ma mère hoche la tête et m'emmène jusqu'à son lit de mort. Le lit n'a jamais été refait, les draps n'ont jamais été changé. Elle a laissé la pièce dans son état après sa mort, se sentant incapable d'effacer la dernière trace de son époux.

Je m'assois sur le bord du lit et pose ma main là où le matelas semble affaisser. De nouvelles images me reviennent en tête, la dernière fois où je l'ai vu.

Je me souviens de ce qu'il m'avait raconté à l'aide de ses signes, car... le roi Andrei lui avait coupé la langue.

Je m'allonge sur le lit et serre le coussin contre moi, je ferme les yeux, laissant mes larmes couler.  Je ne peux m'empêcher de pleurer, j'arrive à me souvenir parfaitement de qui était mon père et je ne peux pas le revoir ni même lui parler.

Je sens la présence de ma mère, elle s'assoit au bord du lit et pose sa main sur mon bras.

— Raconte-moi tout, s'il te plaît. Je veux tout savoir, du jour où vous m'avez trouvée à la mort de mon père.

Un court silence plane durant lequel elle semble peser ses mots.

— Je n'ai jamais pu avoir d'enfants, c'est là le fléau des Enchanteurs, la plupart des femmes ne peuvent pas enfanter mais les hommes, oui. Ton père était un homme courageux et ne voulait pas me laisser aller me battre seule. Il avait pour but de protéger le roi, sa femme et son fils. Alors que nous nous battions et luttions, dans cette forêt à Erador, la Capitale brisée, nous avons entendu ces pleurs si aiguës... ce pauvre petit bébé qui demandait qu'on s'occupe de lui comme il le méritait.

Je serre le coussin contre moi, je n'écoute que sa voix, ne sent que sa main sur mon bras, je fixe un point devant moi, toujours dos à elle, recroquevillée sur le lit de mort de mon père.

— Lorsque Lucius nous a vu, il a pris peur et a déferlé des tornades de brume dans toute la forêt. J'ai pu te protéger grâce à mes pouvoirs et ton père est parti au palais protéger le roi et sa famille. Avant de partir, les derniers mots qu'il a prononcé étaient pour toi. Protège cet enfant comme si c'était le nôtre avait-il dit...

Mon coeur bat bien fort, les images me viennent en tête, comme si je vivais ces scènes. Je sens une tension dans la voix de ma mère, une certaine humilité et une sensibilité qu'elle tente de contrôler.

— Ton père a participé à une querelle de famille. Lucius et son frère se sont battus l'un contre l'autre et ton père n'aurait jamais dû se trouver là ce jour là. Le fait qu'il ait tout entendu et survécu au combat a fait de lui un martyr de la guerre. Le roi Andreï lui a coupé la langue pour qu'il ne révèle à personne ce qu'il avait vu et entendu ce soir là.

— Qu'a-t-il entendu ? soufflé-je.

Cependant je crois me souvenir de ce que m'avait raconté mon père. Toutes ces morts, toute cette soif de puissance et de vengeance...

— Andreï a tué vos parents... il a tué beaucoup d'innocents et mis tout cela sur le dos de Lucius, puisque lui bénéficiait de dons extraordinaires qu'aucun Enchanteur n'avait... Ton père a entendu les plans de Lucius, il créait des monstres à son image et il a également entendu les atrocités que le roi avait commises pour se retrouver sur le trône. Pour que son règne ne soit pas perturbé, il a décidé de l'épargner mais de lui enlever le droit de parole... nous n'avons jamais compris pourquoi il l'a épargné. Ton père n'a jamais voulu retourner là-bas ni même le raconter à qui que ce soit parce que nous t'avions toi. Malgré cette malheureuse aventure, nous avons gagné l'enfant que nous rêvions.

Je ferme les yeux, je sens une larme rouler sur mes joues.

— Tu as fait de lui l'homme le plus heureux des Sept Nations. Nous t'aimions comme notre propre fille. Nous savions que nos cultures mouraient car un lien invisible t'unissais à Lucius.

Je déglutis difficilement. Lucius m'avait dit que mes parents adoptifs m'avaient reniée à partir du moment où ils avaient su pour mes pouvoirs. Il a tenté de me faire croire qu'ils me haïssaient pour que je ne cherche jamais à savoir qui ils étaient, avec qui j'avais grandi et comment j'avais été éduquée. Lucius m'a menti .

— Nous ne t'en voulions pas et c'est vrai que nous avons fait une erreur pour tes dix huit printemps...

Ma mère marque une pause, je l'entends inspirer et expirer. Son souffle est saccadé et sa voix pleine d'émotions incontrôlables.

— Nous pensions que t'unir au nouveau roi serait un renouveau pour Corvil qui se mourait mais je crois que le roi savait qui tu étais. Je crois que... qu'on le veuille ou non, nous ne pouvons oublier qui fait partie de notre famille et indéniablement, nous sommes pourvu de ce don qui nous permet de reconnaître nos frères, nos soeurs, nos parents...

Que serais-je devenue si je n'avais pas été envoyée à Panterm ? Je me souviens oui, je me souviens de mes dix huit ans, je me souviens, malgré cette brume qui brouille leurs visages, de mes amis à Corvil, Kyrsten et Hugh. Si mes parents n'avaient pas commis cette erreur fatale, les Ténèbres seraient-ils notre vie à présent ?

— Pourquoi avez-vous fait cela... marmonné-je.

— Nous souhaitions le meilleur pour ton avenir et nous pensions que le roi t'avait oubliée, te pensant morte. Cependant, je crois que dans votre famille, Chloé, vous savez sentir ce genre de choses et le roi l'a tout de suite su. Je ne sais pas quels étaient ses intentions, visiblement, rien ne s'est passé comme prévu et j'étais heureuse de le savoir mort, mais je ne peux nier le fait que chaque jour qui passait, mon coeur se brisait à l'idée de te perdre.

Je me redresse, déserre le coussin et je m'assois en tailleur. Je tourne la tête vers ma mère, je croise son regard embué de larmes, emplit de regrets, son visage est humide, de petites perles salées ne cessent de couler lentement et font briller ses joues rosies.

— Je t'aime, Chloé, et... je suis sincèrement désolée. Je suppose qu'on ne peut pas échapper à son destin.

Je baisse la tête, me triture les doigts, arrachant quelques petites peaux mortes, me mordillant les lèvres. Je me souviens de tant de choses, tout me revient en tête et emballe mon coeur. C'est comme une forte angoisse qui remonte et que je ne peux stopper. Je suffoque dans mes propres souvenirs, dans tout ce qui se mélange dans ma tête.

— Je... commencé-je peu sûre de moi.

Je me rappelle mon enfance, mes rires, mes pleurs. Je me rappelle mes moments de joie passées auprès de mes parents, de mes amis, je me rappelle de Corvil. Je me rappelle ce que j'ai fait subir à Corvil et je me souviens également de sa libération. J'ai détruit puis sauvé Corvil. J'ai su chasser les Ténèbres. Alors ce n'est pas un fléau, si nous pouvons le chasser.

— Je ne t'en veux ni à toi, ni à père...

Je relève les yeux vers elle, son visage semble s'illuminer.

— Tu te souviens... ?

Je hoche la tête et lui adresse un bref sourire. Elle me serre aussitôt dans ses bras, si fort qu'elle me coupe la respiration un instant. Je ferme les yeux, l'enlace à mon tour. Toutes ces images se bousculent mais je sais que d'ici peu, tout se remettra en ordre dans ma tête et je saurai enfin qui je suis. Elle se détache de moi, passe des mèches de mes cheveux derrière mes oreilles et m'adresse un chaleureux sourire. Ce même sourire qu'elle m'adressait lorsque j'étais triste enfant.

— Tu es ma fille même si aucun lien de sang ne nous unies, tu es pour moi tout ce dont j'ai toujours rêvé. Je ne referai plus jamais les mêmes erreurs.

Elle dit cela en caressant ma joue, je pose ma main sur la sienne et reste hypnotisée par son regard aimant, un regard qui me rassure et me fait sentir moins seule.

— Vous n'avez fait aucune erreur. Je crois que... toute histoire a un commencement et une fin. Il le faut, il faut qu'une histoire débute et se termine. L'histoire de Lucius n'était pas terminée et grâce à vous... nous allons pouvoir y mettre un terme, peut-être même pourrons-nous le soulager de son sort et de sa souffrance.

Je l'admire un instant, car je la trouve belle, malgré ces quelques rides et cheveux gris. Elle semble fatiguée et en deuil. Elle aimait mon père et il l'aimait aussi. Ils ont traversé de durs moments mais ne se sont jamais quittés, ils se sont toujours épaulés, protégés et ils ont fait la même chose avec moi. Peut-être ai-je deux familles, et peut-être puis-je aimer les deux ?

— Alors ne t'en veux plus jamais, maman, d'accord ?

Elle hoche la tête. Je dépose un baiser sur son front et lui souris.

— Je t'aime, merci de m'avoir aimée et protégée toutes ces années. Merci à toi et à père... merci de m'avoir permis d'avoir une famille.

Je me sens différente mais à la fois perdue. Le fait de retrouver des souvenirs est brutal et soudain. C'est comme se perdre en pleine forêt, en pleine nuit. C'est comme rencontrer des inconnus et vivre cette impression de déjà vue désagréable. C'est comme lire une histoire mais dans le désordre. Je dois, moi-même, par la simple force de mon esprit, remettre les morceaux de ce puzzle en place.

Une chose est sûre, j'ai eu de forts pouvoirs et je ne comprends pas comment ils ont pu disparaître. Je sais que je les ai détesté, que je ne les ai pas tout de suite accepté puis j'ai commencé à les maîtriser et à m'en servir à bon escient. Cependant, je sais aussi qu'ils rendaient une partie de moi bien trop sombre et similaire à mon frère.

Puis il y a Tristan...

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