II - Quelque part dans une taverne
Je suis assis ou plutôt dirais-je avachi, une choppe à moitié vide à la main, en train d'écouter un ivrogne chanter une chanson racontant l'histoire d'un Ogre et d'une Princesse. Cette chanson est brutale et paillarde. La plupart des poivraux qui fréquentent ce lieu ne cessent de rire et de taper leur chope sur la table en rythme.
L'ivresse du lieu paraît exagérée et incontrôlable mais me réconforte à la fois. J'aime ces endroits chauds, qu'importe la saison, où il fait bon vivre et où les bagarres commencent à cause d'un regard mal interprété.
Les serveuses sont souriantes, les joues rouges comme des tomates tant elles sont épuisées et parfois malmenées par certains clients. Au plafond les lustres vacillent quand les clients, un peu trop enivrés par l'alcool, dansent et tapent des pieds sur le plancher.
Les tables poisseuses me font me sentir chez moi, depuis tous ces mois à déambuler, il n'y a que dans les tavernes où je retrouve un brin de lucidité, quand l'alcool réchauffe mes pensées et mon coeur enchaîné.
Je garde ma capuche constamment rabattue sur ma tête, pour éviter d'attirer les regards un peu trop indiscrets. Je dors régulièrement dans des écuries ou dans des auberges quand je trouve de l'argent. La plupart du temps, je me lave dans les rivières, et j'utilise le reste de mon argent pour manger de la soupe à l'oignon et boire de la bière jusqu'à n'en plus pouvoir.
Je sors d'ailleurs de mes pensées lorsqu'une serveuse généreusement gâtée par la nature me sert une autre chope. Elle part s'occuper des autres clients et l'ivrogne termine tout juste sa chanson paillarde.
Je fixe un point devant moi et bois une grosse gorgée de mon breuvage. Une nouvelle personne s'installe sur la petite estrade, sans instrument. Je n'y prête que peu d'attention jusqu'à ce que je reconnaisse cette voix et cet air anciennement hautain.
— Je ne sais pas si vous êtes suffisamment sobres pour m'écouter mais comme beaucoup le disent... qui ne tente rien n'a rien.
Je relève le nez de ma chope et observe ce grand gaillard, pas bien épais, vêtu d'un accoutrement de pauvre, deux pulls trop grands enfilés l'un sur l'autre pour se tenir chaud, il faut dire que l'hiver est rude, un pantalon crasseux assorti de bottes noirs en cuir abîmé, on y voit même ses larges chaussettes en laines. Ses cheveux blonds sont faiblement plaqués en arrière, quelques mèches retombent sur son visage juvénile, arborant une cicatrice sur la joue droite.
— L'heure est grave chers amis, notre roi n'est pas légitime et la nouvelle Ère dans laquelle nous vivons ne fait que nous lamenter sur notre sort !
Peu d'intéressés l'écoutent, les autres continuent de s'ivrogner et se raconter des blagues salaces ou bien jouer aux dés.
— Nous ne pouvons pas en rester là. Il est l'heure de se réveiller, il est l'heure de prendre les armes et de lancer la révolution ! C'est à nous de sauver les Sept Nations !
— Et c'est dans une taverne au milieu de nulle part que tu souhaites trouver tes compatriotes ? S'intéresse une serveuse accoudée au bar à côté de l'estrade.
Le blondinet tout débraillé lui jette un regard.
— Je ne perds pas espoir, je cherche et je trouverai.
— Mon pauvre ami... nous avons tous perdu espoir, rétorque-t-elle.
— Ouais, alors casse-toi ! Crie un client en lui jetant un morceau de viande encore plein de sauce.
— On veut une nouvelle chanson ! S'exclame un autre en jetant sa chope à moitié remplie.
— Réfléchissez bien ! Vous vous laissez marcher sur les pieds ! Continue le blondinet en tentant d'éviter la nourriture et les liquides qu'on lui jette dessus.
Lorsqu'il descend de l'estrade, je pousse un profond soupir et vide ma chope quand une nouvelle musique paillarde reprend.
Lorsque je la pose sur la table, à l'envers, pour que les serveuses comprennent que j'ai terminé mon verre et que je n'en souhaite pas d'autres, quelqu'un s'assoit face à moi.
Je lève les yeux, les lèvres retroussées et fait face au blondinet et son fidèle camarade à la peau noire.
Jamésy et Andreï, deux personnages que je n'ai pas revu depuis plus d'une année.
— Partez, grommelé-je entre mes dents.
— Je le savais ! S'exclame le petit prince. Je te l'avais dit Jam', c'est lui !
Je lève les yeux au ciel tout en poussant un profond soupir. Je n'aime plus la compagnie. À vrai dire, je n'ai jamais réellement aimé cela. J'ai toujours été solitaire. J'ai simplement eu ma phase qui me rendait probablement plus sociable mais c'est terminé maintenant. Je veux rester seul, la moindre contrariété me fait entrer dans une rage folle que je ne sais contrôler.
— Parle moins fort, tu t'es déjà bien fait remarqué avec ton monologue pseudo révolution... bougonne Jamésy.
— Il faut bien que l'un de nous fasse quelque chose, tu ne crois pas ?
— Ce n'est pas comme cela qu'on monte une armée !
— Tu n'as qu'à le faire si tu t'y connais mieux que moi !
— Tu as bu et quand tu as bu, tu es insupportable, sans compter que tu ne sais dire que des âneries !
— Bon, ça suffit ! grogné-je en tapant ma main sur la table.
Je laisse ma paume contre la table de bois et les regarde tous les deux. Ils me fixent un instant, probablement qu'ils me dévisagent. Ici, il fait plutôt sombre et sous ma capuche, j'arrive à dissimuler l'atrocité que Lucius m'a faite au visage. Cependant, je vois bien dans leurs yeux qu'ils ont remarqué ma cicatrice. Elle parcoure mon visage de tout son long, quand la lame argentée de l'épée du roi est venu lécher la fine peau de mon visage.
— Je n'ai pas envie de vous voir ici et toi petit prince encore moins, vociféré-je entre mes dents. Tu es l'assassin de Chloé.
Il hausse les sourcils et se pince les lèvres.
— Je ne contrôlais pas mon corps, et elle n'est pas morte.
— Je n'en ai que faire, elle est devenue comme lui...
Je détourne le regard et finalement, je retourne ma chope. La serveuse qui passe au même moment me la remplie. Je la vide aussitôt. J'ai besoin de vite oublier cette conversation. Il n'y a que l'alcool qui me permet de rester lucide et de contrôler mes métamorphoses.
— Tristan... reprend Andreï plus sérieusement, je comprends ta peine et tu ne peux t'imaginer à quel point je suis rongé par les remords. Je ne dors plus tu sais, cela fait bientôt deux ans que je ne dors plus parce que chaque fois que je ferme les yeux... je suis plongé dans un océan de Ténèbres, je vois des choses, j'entends des choses... je suis terrifié à l'idée de dormir, comme si Lucius pouvait revenir à tout instant pour prendre le contrôle de mon esprit.
Je le fixe, sans un mot, je garde ma main sur la poignée de ma chope, mes lèvres pincées. Je ne crois pas mon regard bienveillant ni amical et aucune once d'empathie ne le traverse.
— Déguerpissez d'ici et vite, grondé-je. Je n'ai pas envie de vous voir.
— As-tu levé la tête ? demande Jamésy.
Je tourne mon regard vers lui, abandonnant un petit peu le petit prince et son air faussement innocent. Je n'ai aucune peine pour lui, je ne l'ai jamais apprécié et ce n'est pas maintenant que je l'apprécierais.
— Cherches-tu à mourir ce soir ? rétorqué-je.
— Dehors, c'est le chaos, une vraie prophétie est en train de s'abattre sur nous et crois-moi Tristan, ce n'est pas une prophétie pleine de magie et de bonheur.
— Tu peux te la mettre où je pense ta prophétie.
— Pourquoi as-tu un jour voulu arrêter Lucius et maintenant, soudainement, tu n'es plus qu'un pauvre ivrogne ramolli et lâche ? renchérit le prince.
Je lui jette un regard méprisant et serre davantage la poignée de la chope dans ma main.
— Oh... ne serait-ce pas parce que Chloé est reine des Sept Nations ? As-tu peur de te confronter à elle ?
Je me lève d'un bond, les pieds de ma chaise ripent sur le sol. Les regards se braquent aussitôt sur nous et la musique s'arrête mais je n'en ai que faire, je fixe le petit prince et son toutou.
— Chloé est morte. Mais moi... je suis en vie et je n'ai pas envie de mourir.
Je me penche en avant, pour me rapprocher d'Andreï qui ne me quitte pas des yeux. Le pauvre a bien changé, il est vêtu comme un pouilleux, il empeste la transpiration et l'alcool, son visage est strié de cernes et de marques, sa peau n'est plus si lisse et on constate facilement qu'il ne dort pas la nuit.
— N'oublie pas, petit prince, je suis un être des Ténèbres avant d'être ton allié, vivre dans le froid et le sang ne me fait pas peur. Alors... trouvez-vous un abri ou bien mourez en tentant de vous opposez à l'Invocateur de l'Ombre.
Je me redresse, jette un coup d'oeil autour de moi, puis je quitte la Taverne en balançant ma cape derrière moi. Dehors, j'attelle mon cheval, j'y accroche mon sac et lui caresse la crinière tout en tentant de reprendre mon calme. Je monte sur mon cheval et lorsque je m'apprête à partir, Andreï sort à son tour de la taverne, légèrement titubant et fait de grands gestes pour que je m'arrête.
— Tristan, attends !
Je le regarde de haut, serrant les rennes dans mes mains.
— Je suis lié à Lucius depuis... depuis qu'il a pris possession de mon âme. Je vois des choses que je ne voyais pas avant... je crois que je comprends, tu aimais Chloé, pas vrai ?
— Ôtes-toi de mon chemin, grommelé-je.
— Et si... nous ne nous opposions pas à elle ?
— Deux êtres puissants... nous avons strictement aucune chance, et Chloé s'est rangée du côté de Lucius.
— Certes, oui... j'ai encore tellement de choses à te dire...
— Je n'ai que faire de ton lien avec Lucius.
— Tristan... Chloé ne se souvient plus de qui nous sommes.
Je fronce les sourcils et redresse le menton. Elle a survécu à la mort, je sais ce que cela procure, j'ai déjoué la mort moi aussi. Cependant, lorsque je suis revenue, mes souvenirs étaient intactes.
— Et ce n'est pas le pire...
Mon cheval sentant ma nervosité grandir commence lui aussi a s'agiter.
— D'après ce que j'ai pu voir... Chloé n'a plus aucun pouvoir.
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