XXVIII - Libérer Lucius
— Moi quand je serai grande, je serai aussi belle que toi ! commence la petite fille qui coiffe mes cheveux.
Je suis assise près de la fontaine qui se trouve dans la cour du château de Tadëus, c'est une fontaine asséchée, l'eau n'y coule plus mais avec les quelques jours de pluie qui se sont abattus sur Dystéria, de l'eau stagne au fond de celle-ci.
— Non ! C'est moi qui lui ressemblerai, je serai grande et belle, avec de beaux cheveux noirs et moi aussi je serai une grande dame avec des grands pouvoirs ! renchérit sa soeur.
Je souris en même temps que je tresse ses cheveux. Elles sont toutes les deux blondes, l'une me coiffe et je coiffe la seconde, assise sur le bord de la fontaine. La cour est ouverte au peuple et depuis que je suis ici, je passe mes journées dehors. Certes, ce ne sont pas les jardins du palais du roi à Panterm ni même ceux de notre demeure à Corvil, mais beaucoup viennent ici pour me voir et me parler. Je me sens obligée d'être proche d'eux et j'en ressens le besoin.
À travers la foule qui se balade dans ces jardins désertiques, je reconnais Hugo et les marques qu'arbore encore son visage. Je croise son regard, je souris et lui fais un signe, cependant, il le détourne aussitôt et se dirige vers la sortie. Je m'excuse auprès des filles et je le suis.
— Hugo ! Attends !
Nous passons les grilles et je saisis son bras. Il se retourne aussitôt et se retire de mon étreinte dans le même élan. Je fronce les sourcils et l'interroge du regard. Je ne l'ai pas vu depuis près d'un mois et il semble m'en vouloir.
— Que se passe-t-il ? m'enquis-je.
— Tu t'es alliée avec ce monstre, je pensais que tu étais venue voler quelque chose et que tu repartirais pour nous aider et au lieu de cela, tu es restée et nous... nous, nous restons prisonniers de cette Nation.
Il arbore encore les cicatrices des coups que les gardes lui ont donné cependant son visage est plus clair, ses yeux ne sont plus enflés. C'est un beau jeune homme, je suppose que nous avons le même âge tous les deux mais cela me fait de la peine. Il semble m'en vouloir, alors que j'espérais que nous serions amis.
— Mais... chaque semaine j'apporte la pluie et...
— Penses-tu que cela suffit ? m'interrompt-il. Je me fiche de tes pouvoirs, je me fiche de la pluie, je veux pouvoir partir d'ici sans risquer d'être dévorer par un monstre et je rêve que ma soeur puisse grandir et s'épanouir dans une autre Nation. Le fait qu'il pleuve ne permettra pas à Dystéria de prospérer, nous restons isolés, parce que le désert lui, est toujours là et il n'y a pas moyen de le traverser autrement. Mais... je m'en doutais, le Gouverneur t'as pris sous son aile et le luxe attire les vaniteux. J'aurais dû me douter que tu étais une femme vénale.
— J'essaie simplement de vous aider !
— Certains d'entre nous ne sont pas dupes, tout le monde ne peut pas t'adorer Chloé. Tadëus ne devra pas jouer les étonnés le jour où une rébellion éclatera.
Je le regarde, sans savoir quoi lui répondre. Je n'avais pas vu les choses sous cet angle et je suis blessée de voir dans son regard cet air de mépris.
— Je suis désolée, Hugo... je ferai...
— Non arrête, s'empresse-t-il de dire, je te souhaite le meilleur mais je ne ferai pas partie de tes adorateurs.
Il me tourne finalement le dos et disparaît dans la foule parmi ces rues étroites et dallées. Je reste un instant immobile, les bras ballants. Il a probablement raison mais je ne souhaite pas me faire à l'idée que je suis une lâche. Je me conforte plutôt dans l'idée que ce que je fais, je le fais pour une cause juste mais à côté de cela, j'ai abandonné mes amis et ma famille.
Je passerai le reste de la journée seule à déambuler dans les rues de Dystéria. Les gens semblent plus vifs et parfois, ils sont heureux de me croiser, à tel point qu'ils touchent chaque partie de mon corps, mes vêtements, mes cheveux, comme si j'étais leur reine. Cependant, j'ai la sensation de n'être qu'un leurre.
Je ne suis qu'un leurre.
Je commence la soirée dans le lit de Tadëus à le laisser profiter de mon corps. Je ne suis pas vraiment d'humeur. Allongée sur le dos, je fixe le plafond, sans même entendre ses gémissements de plaisir. C'est comme si je ne sentais même pas son corps uni au mien. Lorsqu'il finit, il dépose un baiser sur ma joue puis s'assoit contre la tête du lit, visiblement heureux de son ébat. Je remonte les couvertures pour cacher mon corps nu puis me tourne dos à lui afin de fixer un point droit devant moi.
— Qu'est-ce qui ne va pas ? demande-t-il. J'ai bien remarqué que ça n'allait pas.
— Je n'ai pas envie d'en parler, je suis fatiguée, j'aimerais dormir.
Je ferme les yeux, des yeux qui me brûlent à cause des larmes qui menacent de couler. Il se penche au dessus de moi, embrasse ma joue et me donne une caresse sur le bras.
— Tu as raison, repose-toi, déesse. Ta puissance doit continuer de grandir.
Puis il se couche de son côté. Je rouvre les yeux, me mordille les lèvres. Je crois ne m'être jamais sentie aussi seule que depuis que j'ai eu cette conversation avec Hugo. Je me demande ce que Hélène en aurait pensé ? Aurait-elle été d'accord avec ce pacte ? M'aurait-elle jugé ? N'aurait-elle pas trouvé les bons mots pour me ramener à la raison ?
— Al suis ej...
Je me redresse dans le lit et tends l'oreille. Ce murmure a dressé la totalité des poils de mon corps. Tadëus se redresse à son tour tandis que je reste droite comme un piquet, le coeur palpitant.
— Que se passe-t-il ?
— Il est là...
À peine quelques secondes après avoir répondu cela, nous entendons les chiens hurler à la mort. Tadëus utilise ses chiens pour gagner de l'argent dans des combats ou bien pour poursuivre les voleurs et autres criminels de la ville. Ils sont enfermés dans un box dans la cour et sont bien traités même s'ils mangent de la viande humaine. La lune est haute dans le ciel, nous pouvons la voir à travers les fenêtres mais les chiens ne cessent de hurler encore et encore.
— De quoi parles-tu...
Je me lève aussitôt, j'enfile ma robe de soie blanche que j'attache à la taille pour qu'elle me serre suffisamment afin d'éviter de la perdre. Tadëus se lève à son tour et s'habille, sans jamais porter de chemise. Il attache son fourreau à ses hanches et lorsqu'il s'apprête à parler la porte s'ouvre brusquement. Tadëus brandit son épée mais quatre soldats de l'armée royale font leur apparition, épée dans une main, bouclier dans une autre.
— Qui vous a permis de rentrer dans ma demeure ?! s'exclame Tadëus.
— C'est moi-même, rétorque quelqu'un.
Je ne suis que peu surprise de reconnaître le physique d'Andreï dans un long manteau noir, habillé de bottes sombres, d'un pantalon et d'une chemise aussi noirs que le néant. Je constate également qu'il porte un collier scintillant mais plus masculin que dans mes souvenirs, qu'une dague est rangée dans son fourreau à ses hanches et qu'une broche en forme de corbeau habille élégamment son manteau magique.
— Vous n'êtes pas le roi, grogne Tadëus menaçant avec son épée.
— Non, effectivement, je suis son fils. Le roi est mort, comme il est indiqué dans les Règles des Sept Nations, je suis son successeur.
— Non, interviens-je, vous n'êtes pas le roi, ni le fils du roi.
Ses yeux se portent sur moi mais mon regard est aussitôt déporté sur Tristan qui entre dans la pièce à son tour. Il porte une large chemise plus très blanche et des pantalons marrons avec des bottes trouées. Il regarde Tadëus en premier lieu, puis moi. Il arbore une balafre traversant tout son visage, partant du côté droit de son front et se terminant sur sa joue gauche. Elle coupe en deux son sourcil mais heureusement, son oeil bleu n'est pas touché. Son regard se pose ensuite sur moi, je ne saurais lire dans son regard puisqu'il paraît constamment impassible.
— Tristan... soufflé-je, dis-moi que...
— J'ai essayé, m'interrompt-il tout en relevant le menton. J'ai essayé de mettre cette fichue broche en lieux sûrs mais visiblement, il savait où nous nous trouvions. Si tu as prononcé son nom ne serait-ce qu'une seule fois en te trouvant ici... ce n'est pas étonnant. Mais... je constate que tu étais probablement trop occupée pour t'en rendre compte.
— Je ne comprends rien, qui sont ces gens Chloé ? Tu connais le roi ? s'impatiente Tadëus.
— Il a simplement l'apparence du roi... mais ce n'est pas le roi, c'est Lucius.
Tadëus regarde aussitôt Andreï qui affiche un macabre sourire. Son visage est très cerné, creusé, il est amaigri, ses cheveux sont ternes, gras, plaqués... le corps d'Andreï est dans un sale état. Il ne survivra pas plus longtemps à cette possession.
— Comment êtes-vous entré ? demande Tadëus, déconcerté.
— J'ai un très bon guerrier à mes côtés, rétorque-t-il.
Je suppose qu'il parle de Jamésy, beaucoup des gardes du Gouverneur ont dû goûter à la lame tranchante de mon supposé ami.
— Je viens récupérer Chloé, déclare Lucius.
— Il en est hors de question !
Tadëus s'avance avec son épée, l'un des soldats se jette sur lui. Tadëus pare son coup, tourne sur lui-même et plante son épée sous l'aisselle du soldat qui recule tout en poussant un gémissement. Il finit par tomber à la renverse, se vidant de son sang sur le sol de notre chambre. Lucius s'avance d'un pas et lorsque Tadëus souhaite lui faire subir la même chose, Lucius saisit sa gorge avec fermeté. Tadëus lâche son épée et le fixe droit dans les yeux.
— Je te laisse une chance de te racheter petit vaurien... vocifère Lucius. Je t'ai confié un objet de grande valeur et tu n'as pas su le protéger dignement. Au lieu de cela, tu fricotes avec la voleuse... Alors ôtes toi de mon chemin et je ne te ferai aucun mal, si tu résistes... lorsque j'aurai retrouvé ma forme humaine, tu seras le premier à périr.
— Mon peuple... a besoin... de moi.
Lucius le lâche et le pousse en arrière.
— Alors ne te remets plus jamais en travers de mon chemin.
Tadëus hoche la tête. Il se retourne pour me jeter un regard, je le supplie de m'aider, cependant, je crois remarquer dans ses yeux une hésitation. Je comprends qu'il s'excuse d'avance pour son geste. Il détourne finalement le regard, pose un genou à terre, devant le corps d'Andreï habité par notre ennemi puis baisse la tête.
— Pardonnez-moi Maître...
— Non ! Non ! m'exclamé-je.
Lorsqu'un soldat s'approche de moi, je tends ma main vers lui, il est propulsé en arrière et traverse le mur pour s'écraser sur le sol de l'autre côté. Tristan saisit mon bras mollement et croise mon regard.
— Chloé... soupire-t-il.
Je le repousse brusquement.
— Non !
Il saisit ma gorge et me plaque contre le mur derrière, si fort que de la poussière en tombe. Ses yeux vairons sont plongés dans les miens, je le vois serrer et desserrer les mâchoires.
— Je suis désolée Tristan, mais je t'en prie... on peut trouver une solution... sangloté-je.
Il retrousse les lèvres, sa main serre ma gorge, sa chaleur hérisse mes poils.
— Je ne te pardonne pas... pas cette fois, grommelle-t-il entre ses dents serrées. Mais on a perdu, ça ne sert plus à rien de lutter. Si tu tiens à ta vie... alors reste docile.
Il lâche finalement mon cou, je reprends ma respiration, le coeur palpitant, les larmes dégringolant sur mes joues. Je relève la tête et fusille du regard Lucius qui me sourit d'un air victorieux.
J'inspire profondément, je relève le menton et je suis Lucius sans que les soldats n'aient à m'y forcer. Je passe devant Tadëus sans lui jeter un seul regard, et je les suis dans les longs couloirs de la bâtisse. Le silence qui règne en est désolant. Nous traversons la cour où la journée, le peuple s'y promène, pour nous rendre dans l'autre partie du château, la salle du trône de Tadëus et également la salle de bal.
Nous passons devant la fontaine et c'est alors que je tourne la tête. Je remarque avec horreur, à travers la pénombre, deux petits corps allongés près de la fontaine, du sang autour. Je reconnais alors rapidement la petite tresse blonde que j'avais fait plus tôt dans la journée.
— NON !
Je souhaite me précipiter vers elles mais les soldats me retiennent, mes pieds ne touchent même plus le sol.
— NON ! Vous n'aviez pas le droit de faire ça ! Espèce de MONSTRE ! hurlé-je à Lucius. MONSTRE !
Je ne peux m'empêcher de crier, de me débattre et gesticuler dans tous les sens en insultant ce monstre qui possède le corps de mon ami. Il a tué de pauvres innocents, alors qu'il aurait simplement pu les ignorer. Il a fallu qu'il les tue, simplement pour me prouver sa puissance.
Il ne me prouve qu'une chose : c'est un monstre sans coeur.
Je me libère de mes bourreaux grâce à mes pouvoirs qui explosent littéralement. Ils sont repoussés quelques mètres plus loin. Je pousse un hurlement lorsque je retombe sur les genoux, le ciel s'assombrit aussitôt, l'orage gronde, la pluie déferle et j'avance, à quatre pattes, jusqu'aux corps inertes de ces deux petites filles innocentes. Lorsqu'un soldat souhaite s'approcher, je lui jette un simple regard, il s'immobilise, comme s'il suffoquait. Il ne porte pas de casque, alors je peux voir les veines de son cou devenir noires lentement puis s'allonger sur son visage, injecter ses yeux de sang avant que sa nuque ne craque et se torde, il tombe aussitôt sur le sol, mort.
— Attrapez-la et maîtrisez-la, ordonne Lucius.
Lorsque les autres soldats qui attendaient dehors se précipitent vers moi, de ma main gauche, je la lève vers le ciel. Le sol se fissure, de la brume épaisse en sort, quelques pierres volent et une Ombre Obscure est libérée. Elle est très grande, elle ressemble à un loup, de grandes oreilles, des dents aiguisées, un corps longs, à quatre pattes, brumeux... La créature rugit avant de se jeter sur les soldats. Elle semble ressentir toute la colère qui m'habite.
Je garde les corps inertes des deux enfants dans mes bras, je me recroqueville, les serrant contre moi. Je ferme les yeux, laissant la brume m'entourer comme une tornade, le vent et la pluie me fouettent mais ainsi personne ne peut m'approcher et je suis simplement bercée par les cris des soldats et les grognements de la bête enragée que j'ai relâché.
Si Lucius a besoin de moi pour être libéré, il lui faudra m'arrêter et m'atteindre pour cela. Dans un corps qui n'est pas le sien, Lucius n'a pas la possibilité de m'atteindre.
Je suis prête à me battre.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top