Ce matin, je me suis réveillée avant le soleil. L'épaule appuyée contre le mur, je regarde par la fenêtre le ciel noir devenir orangé petit à petit. À mesure que le soleil se lève et prend sa place dans le ciel, la chaleur tombe aussitôt. C'est comme dans un four, une fois que les quelques braises sont allumées, la chaleur augmente rapidement. C'est étouffant, épuisant. Je ne cesse de songer à Hugo et sa petite soeur, les pauvres ont la peau si foncée dû aux rayons du soleil, elle est asséchée, marquée, sale... ils ont besoin d'ombre, ils ont besoin d'eau.
J'ai peu dormi, je me sens tiraillée entre deux réalités et je ne parviens pas à savoir laquelle choisir. Je ne parviens pas à savoir qui je souhaite devenir.
Après le baiser échangé avec Tadëus, je lui ai demandé de me laisser seule. J'ai pris la fuite et je me suis réfugiée dans la chambre. C'est le seul endroit où je ne risque pas de tomber sur lui. J'ai la sensation que c'est un fabuleux manipulateur et ses paroles ne cessent de résonner en boucle dans ma tête. Je pourrais être utile ici, c'est vrai mais lui se servirait de moi et ferait de moi sa captive, en quelques sortes. J'abandonnerai mes parents, Hélène et Tristan...
Du haut de cette tour, je peux constater toutes ces personnes en train de se réunir. Il y a, quelques mètres plus bas, le balcon de la chambre de Tadëus, je suppose que c'est d'ici qu'il portera son discours. Ils s'agglutinent les uns contre les autres, sous ce soleil déjà bien vif. Ils semblent tous si fatigués, affamés, assoiffés, brûlés...
J'entends frapper à la porte de ma chambre, je me retourne brusquement, sortant de ma rêverie. Tadëus ouvre la porte et reste dans l'encadrement de celle-ci. Il est vêtu de sa fameuse armure, son torse n'est pas protégé, il porte des pantalons recouvert de protection en bronze, une épée rangée dans son fourreau et ses cheveux sont plaqués en arrière. Il n'a laissé qu'une ligne de cheveux sur le haut de son crâne, les côtés sont rasés de près et ses tatouages semblent luire d'ici.
— Bien dormi, princesse ?
Je détourne le regard pour le porter à nouveau par la fenêtre, là où j'observe le peuple de Dystéria se réunir.
—Je n'ai pas beaucoup dormi, non...
— As-tu réfléchi à ma proposition ?
— Je dois partir d'ici.
— Tu m'as volé un objet précieux, tu ne peux pas partir d'ici.
Je lui jette de nouveau un regard, tandis qu'il a croisé les bras, montrant ses muscles saillants.
— Si je le souhaite, je peux te tuer, toi et tous tes gardes. Je peux, en un claquement de doigt, réduire à néant ta petite Nation.
Il fait claquer sa langue contre son palais puis humecte ses lèvres charnues.
— Je ne te retiens pas, tu sais comme je hais cette Nation.
— Pourquoi es-tu si violent et mauvais avec ton peuple dans ce cas ?
— Parce que c'est le seul moyen pour se faire respecter ici et parce que j'aime le sang, j'aime la violence...
Je hausse les sourcils, ce qui le fait arrêter son monologue. Il décroise les bras et s'approche de moi, je tourne la tête mais par sa main sur mon menton, il me force à le regarder de nouveau.
— Tu es mon Objet Obscur à présent, déclare-t-il. Et je compte évidemment me servir de toi pour me faire respecter. Je serai idolâtré et toi aussi.
Il marque une pause et lâche mon menton, je retrousse les lèvres, je le laisse parler.
— Pour une fois, je cherche à faire une bonne action. Je sais de quoi était capable Lucius et je sais que tu es comme lui. Alors je te demande de rendre la vie de mon peuple plus agréable. Je te demande de cacher un petit peu le soleil, je te demande de leur permettre de cultiver les terres, de trouver de l'eau.
— Tu ne comprends pas que mon pouvoir est mortel. Peut-être qu'ils pourront cultiver les premières semaines, mais la terre mourra au bout d'un certain temps. Les Ténèbres rongent notre terre et cela, je ne peux pas l'empêcher.
Il secoue la tête, visiblement en désaccord avec moi.
— Il suffit de doser, ma belle. Pour cela, il te suffit simplement d'appeler tes Ténèbres puis de les rappeler quelques jours plus tard et ainsi de suite. Les Ténèbres n'auront pas le temps de ronger la terre dans ce cas.
— Je n'en suis pas certaine...
Il passe son bras autour de mes épaules et me tourne vers la fenêtre, me montrant le peuple qui se tient juste en bas.
— N'as-tu pas envie de voir tout ce petit monde te vénérer comme une reine ? N'as-tu pas envie de voir, dans leur regard, le même éclat que tu as retrouvé dans le mien ? Ici, tu ne seras pas vu comme un monstre et tout ceux qui oseront te traiter comme tel seront sanctionné sévèrement.
Je pousse son bras et recule de quelques pas. J'ai trop peur d'utiliser mes pouvoirs, je me souviendrai toujours du regard de Tristan dans la forêt, je me souviendrai toujours du mal que j'ai causé à Corvil et Panterm en déferlant la puissance des Ténèbres. Je ne sais ni les contenir, ni les contrôler. Je risque de tuer tous ces innocents plus que de les sauver.
— Non... je... je n'en sais rien, je suis trop dangereuse, je ne peux pas...
— Si tu te faisais un minimum confiance, tu n'hésiterais pas une seule seconde. Si tu restes cachée et effrayée toute ta vie, jamais tu ne t'élèvera. Je l'ai compris assez tôt pour devenir qui je suis aujourd'hui mais toi... tu commences déjà à vieillir et si tu ne prouves pas que tu as la capacité d'user tes pouvoirs pour les bonnes raisons, alors oui... tu seras toujours considérée comme un monstre. Tu as encore le temps de réfléchir, princesse.
Après avoir dit ces quelques mots, Tadëus quitte la pièce et referme la porte derrière lui. Je sens mon coeur s'emballer et frapper ma poitrine, ma gorge se nouer, mon estomac se retourner. Je suis stressée, alors que je n'ai même pas été capable de prendre une décision. Ce serait de la vanité que de vouloir profiter de tout ce luxe et d'abandonner mes amis mais à la fois, peut-être pourrais-je les protéger en restant captive ici.
— Si seulement tu étais avec moi, Tristan... tu saurais quoi faire... murmuré-je.
Mais il n'est pas là et peut-être que je ne le reverrai jamais. Je m'avance vers la fenêtre que j'ouvre, j'entends alors la foule se taire lorsque Tadëus, quelques mètres plus bas, s'avance sur son balcon accompagné de ses gardes fidèles et loyaux.
— Mon très cher peuple ! Femmes, hommes et enfants de Dystéria ! Comme vous le savez, nous vivons des temps compliqués. Nous ne parvenons plus à marchander notre sel et les marchands d'autres Nations ne viennent plus jusqu'à nous, à cause du désert qui nous sépare.
Il marque une pause, tandis que le silence parmi la foule est perturbant.
— Mais nous n'avons besoin de personne pour prospérer, nous sommes une Nation libre, dépourvu de règles dictées par le roi, puisqu'il nous oublie à chaque fois et...
— On a faim ! crie quelqu'un dans la foule.
— Nos enfants ont soif ! renchérit quelqu'un d'autre.
— Nous ne pouvons même pas donner la vie ! Nous sommes épuisés !
— Libérez-nous !
Finalement, un brouhaha gigantesque s'élève où chaque personne proteste et se plaint de sa situation. Ici, les femmes ne peuvent pas donner la vie, les hommes sont épuisés et n'ont plus aucun champ à récolter, les enfants meurent de faim et de soif.
— Libérez-nous ! Libérez-nous ! Libérez-nous ! se mettent-ils à répéter tous en coeur, le poing levé.
Si j'utilise mes pouvoirs, Lucius me retrouvera mais je suppose qu'il sait déjà où je me trouve. Alors, qu'importe ? Lucius n'a pas la totalité des Objets Obscurs, il ne peut pas m'atteindre réellement, il restera prisonnier du corps d'Andreï jusqu'à ce que ce dernier ne meure de blessures ou de vieillesse. J'ai gagné dans tous les cas.
— J'ai gagné, soufflé-je.
Je pose mes mains sur la rambarde du balcon de ma tour, je ferme les yeux puis inspire profondément. Lorsque je me concentre sur les cris des ces personnes démunies, mon coeur se serre davantage. Je songe à Hugo et sa petite soeur, je songe à la possibilité pour eux de trouver du travail et se nourrir. Hugo n'aura plus besoin de voler et il n'aura plus à faire face aux gardes violents de Tadëus.
J'inspire profondément par le nez, puis expire lentement par la bouche. C'est alors que le son ne vient plus jusqu'à mes oreilles. Je n'entends que mon coeur battre contre ma poitrine, qu'un léger bourdonnement dans mes oreilles.
Contrôle-toi.
Et cette voix qui me répète de me contrôler. Je lève lentement les bras, écartés de part et d'autres de mon corps. À mesure que je lève les bras, je penche ma tête en arrière, comme si l'énergie sortait de ma poitrine également. Je songe à un ciel plus sombre, à un soleil brûlant caché derrière des Ténèbres doux et brumeux. Je songe à de la pluie également, pourquoi pas un orage ? Des fourmillements chatouillent chacun de mes membres, l'énergie qui traverse mon sang, ma peau et mon coeur. Il bat de plus en plus vite, je ne sais pas pourquoi mais je suis submergée par une étrange émotion. La puissance que je ressens est inexplicable, orgasmique littéralement et à la fois, je ressens une profonde tristesse alors je sens une larme salée rouler sur ma joue.
Lorsque le tonnerre gronde, je rouvre les yeux et le bourdonnement s'arrête, tout comme les protestations du peuple. Je baisse lentement mes bras, puis la tête lorsque je remarque que le soleil a disparu. Il fait sombre et à la fois jour, comme les jours de forts orages. Je remarque un enfant dans la foule, un petit garçon à la peau brûlée et foncée, une goutte de pluie tombe sur son petit nez en trompette ce qui le fait sursauter. Lorsqu'une seconde lui tombe sur le front et coule sur son visage, il s'écrie :
— Il pleut ! Il pleut !
Puis des gouttes viennent m'arroser à mon tour, moi et tout le peuple de Dystéria et le tonnerre gronde à nouveau dans le ciel sombre. Cependant, cela ne terrifie pas le peuple, bien au contraire. Des exclamations retentissent, joviales, soulagées, amusées. Ils écartent les bras, lèvent la tête, tirent la langue pour que l'eau les hydrate. Ils sont heureux, ils dansent, ils font littéralement la fête sous cette pluie torrentielle qui s'abat, pour la première fois, sur Dystéria.
Tadëus, sur son grand balcon en contre bas, relève la tête vers moi. Je croise son regard, son corps tout entier est trempé par la pluie et moi aussi. Il m'adresse un sourire complice que je lui rends.
— Chloé, mon très cher peuple ! crie-t-il à travers la pluie. L'Invocatrice de l'Ombre !
Et le peuple n'en est pas effrayé, ils m'acclament. Je les vois si heureux, danser, chanter, rigoler, m'acclamer, me regarder avec adoration et alors je ne peux m'empêcher de sourire, ce sentiment de ne pas être crainte me remplie de bonheur et de légèreté.
Je vois Tadëus quitter le balcon et à peine quelques minutes plus tard, il entre dans la chambre. Je me retourne et il me rejoint sur mon balcon, là où il me soulève et m'enlace tout en tournant sur lui-même.
— Tu es un cadeau !
Il me repose finalement sur le sol et me garde contre lui. Je le regarde lever la tête vers le ciel et fermer les yeux pour profiter de l'eau qui coule et fouette son visage. Il semble apaisé, bien moins sévère, ses traits sont décrispés et il me parait soudainement plus humain et moins cruel.
— Je n'ai pas senti la pluie sur ma peau depuis mes douze ans, et ces gens eux... ne l'ont jamais ressenti jusqu'à aujourd'hui.
Il baisse la tête pour me regarder, des gouttelettes dégringolent de son menton, son nez, aplatissent ses cheveux, tout comme les miens qui se collent à ma peau. Il n'y a pas d'Ombres Obscures, pas de monstres pour tuer tous ces innocents, il n'y a que ces nuages sombres et cette pluie torrentielle accompagnée par le chant de l'orage et le bonheur du peuple.
— Ils t'aiment, dit-il lorsque nous les entendons acclamer mon prénom.
Je regarde en contrebas et je les vois, je les entends crier mon nom comme si j'étais leur nouvelle souveraine. J'ai su me contrôler et ne pas déferler un fléau de haine sur cette Nation et ils me le rendent.
Après tout, je peux être qui je souhaite.
Après tout, je suis l'Invocatrice de l'Ombre.
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