XXV - Tadëus, monstre ou humain ?
Alors que je repose dans ce bain d'eau froide, les yeux fermés, un faible sourire étirant mes lèvres, je songe à beaucoup de choses. Je continue de songer à un monde sans guerre, sans Lucius et sans mes pouvoirs. Je songe à ce qu'aurait pu être ma vie, si je n'avais jamais découvert ce que je suis. Je n'aurais alors été qu'une prétendante du prince Andreï, s'il m'avait vu pour autre chose que pour répondre aux ordres de son père, peut-être nous serions nous mariés. Nous aurions pu vivre heureux, avoir des enfants, j'aurais pu me faire des amis à la cour du roi, j'aurais pu passer mes journées à raconter des ragots et à me promener en ville, dans les jardins... Ou alors, je n'aurais pas été sa promise, j'aurais quitté Panterm pour découvrir chacune de nos si belles Nations. J'aurais rencontré des personnes formidables à travers notre monde et tissé des liens inoubliables avec chacune d'entre elles.
J'ai la sensation que, dans un sens, c'est ce qu'il se passe. Malgré la tristesse de mon périple, je rencontre des personnes qui me viennent en aide ou me trahissent, des personnes qui me haïssent et d'autres qui m'aiment. Chacune a son authenticité et c'est là le seul point positif que je trouve à cela.
C'est assez ironique, j'ai toujours rêvé de voyager et de découvrir le monde et c'est ce que je fais, dans un but tout autre.
Je rouvre les yeux lorsque j'entends quelqu'un entrer dans l'eau. Je le sens également car celle-ci remue légèrement. Je redresse la tête et je croise le regard du Gouverneur de Dystéria. Son corps est immergé sous l'eau, il place ses bras sur les rebords, dos contre ceux-ci puis me fixe. Il se trouve juste en face de moi et m'adresse un faible sourire en coin.
— Vous semblez apprécier mon hospitalité.
— Ce serait probablement idiot de ne pas accepter une telle générosité soudaine. Cependant, je reste prudente. Je ne vous connais, certes, pas mais je sens que vous êtes un homme qui recherche le pouvoir.
— Je ne peux nier cela.
Je hausse les sourcils.
— Vous êtes la première personne à ne pas me trouver monstrueuse. Ou peut-être le cachez-vous...
Il sourit davantage et relève le menton.
— Je suis un monstre... Chloé, c'est cela ? J'ai entendu votre ami voleur de broche le crier...
Je ne rétorque pas, je retrousse simplement les lèvres. Tadëus garde cet air amusé et malicieux sur le visage. Il me rappelle Tristan lors de notre première rencontre. Ils sont tout deux arrogants, tout deux manipulateurs. Cependant, l'un est humain dans un sens et l'autre... est habité par un pouvoir aussi destructeur que le mien.
— ... Les monstres n'ont pas peur des monstres, reprend-il.
Je humecte mes lèvres puis passe ma main sur la surface de l'eau pour faire tourner les pétales de fleurs entre elles.
— Regardez-moi, demande-t-il.
Je relève les yeux vers lui.
— Avez-vous un lien avec Lucius ?
Ce n'est pas étonnant qu'il connaisse Lucius, puisqu'il détenait la broche.
— Et vous ? Ne m'aviez-vous pas dit que vous me raconteriez tout cela lorsque je serai installée ?
Il ne répond pas.
— Je suis parfaitement installée pour vous écouter, reprends-je.
Il se redresse légèrement et pousse un profond soupir. Je vois les muscles de ses épaules et les tendons de son cou se contracter légèrement. Je me rappelle le corps sculpté de Tristan, très appréciable à regarder et à toucher. Tadëus arbore une musculature plus imposante, pourtant plus petit que Tristan. La partie droite de son torse est entièrement tatouée d'encre noire et tout son bras droit avec et ce tatouage rejoint son omoplate dans le dos. Ce sont des symboles. Je ne peux pas le détailler suffisamment dans l'eau mais je crois me souvenir qu'un monstre y est illustré. Cela ne m'étonnerait pas que ce soit ces Pieuvres, comme ils les appellent. Ces monstres qui rôdent dans les dunes du désert.
— Je n'étais qu'un enfant, commence Tadëus. Mes parents n'ont jamais eu pour rôle de gouverner Dystéria. Je ne viens pas de Dystéria. Je suis né à Arkacia, j'ai été enlevé quand j'avais douze ans. A Dystéria, ce n'est pas rare d'y voir du trafic d'enfants. Nous les prenons comme esclaves, ou tout simplement pour combler une mère qui ne peut donner la vie, car les rayons du soleil ici sont si forts qu'ils peuvent nuire à la fertilité de notre peuple. La moitié des familles de cette Nation ne sont que des familles recomposées et les parents ont dépensé toute leur fortune pour acheter les enfants que nos soldats enlèvent des autres Nations. Les enfants qui naissent hors du désert ont plus de chance de procréer et de vivre longtemps. Cela permettrait à Dystéria de prospérer.
Je ne connaissais pas cette histoire. Je ne savais pas que des enfants se faisaient enlever à leurs parents pour permettre à une Nation isolée et meurtrie de perdurer...
— J'ai donc été enlevé à mes douze ans, par des soldats de Dystéria, sous les ordres de l'ancien Gouverneur de cette maudite Nation. Alors que nous traversions le désert, nous avons été attaqué par une Pieuvre. Les chevaux ont été aussitôt engloutis sous le sable, notre voiture a été renversée et ma cage s'est brisée. J'ai tenté de prendre la fuite, pendant que tous les autres tentaient de survivre. Nous étions probablement plus d'une dizaine et j'ai vu là la possibilité de m'en sortir. Je me suis réfugié sur une roche, là où le sable ne me trahissait pas et où je ne pouvais pas être rattrapé par ce monstre des sables.
Il marque une pause, visiblement absorbé par son récit. Je dois avouer que je suis, moi aussi, absorbée par ses mots. Dystéria est la Nation dont mes parents me parlaient le moins, probablement car ils ne l'avaient jamais visitée. Je me rends compte, après avoir rencontré Hugo puis Tadëus que cette Nation est isolée et délaissée, cela me brise le coeur. Il est donc normal qu'ils ne soient pas aussi civilisés que nous autres.
— Crois-le ou non, Chloé, mais Lucius est apparu, comme s'il m'avait toujours suivi. Il s'est assis à côté de moi, sur cette roche, alors que je pleurais toutes les larmes de mon corps...
— Ne pleure pas, tu es un homme, tu es plus fort que cela, a-t-il dit.
Lorsque j'ai tourné la tête, j'ai fait la connaissance d'un homme grand, mince, aux cheveux noirs, aux yeux rouges comme le sang de tous ces gens dévorés par les monstres du désert. Il m'a adressé un sourire rassurant et chaleureux. C'était ce dont j'avais besoin après un si long voyage, fouetté par les soldats si je n'obéissais pas à leurs règles.
— Prends cela, m'a-t-il chuchoté en posant dans ma main un objet froid.
Il a ensuite posé sa main sur la mienne, repliant mes doigts sur la dague et a plongé ses yeux rouges dans les miens.
— Cette broche te protègera, tant que tu la garderas près de toi, tu pourras tout réaliser. Tu survivras à chaque périple, chaque difficulté que tu rencontreras. Tu deviendras aussi puissant et redouté qu'un roi et ce désert que tu vois là, sera ton désert. Tu n'as plus besoin d'avoir peur, tu n'as plus besoin de pleurer, tu t'élèveras et ainsi, tu n'oublieras jamais que tu es sous ma protection dorénavant.
— Lorsqu'il retira sa main, je pus contempler avec admiration cette fabuleuse broche en forme de corbeau Un corbeau aux yeux rouges que deux rubis représentaient. Depuis ce jour, je n'ai jamais quitté cette broche que tu m'as volée. Et alors que je souhaitais te torturer jusqu'à ce que tu meures par simple vengeance... voilà que tu me fais une fabuleuse démonstration de magie...
Il sourit à nouveau.
— Je ne peux croire à une coïncidence Chloé, c'est comme si... Lucius me parlait, ou t'envoyait à moi... tu remplaces cet objet sans hésitation.
Je fronce les sourcils, Tadëus semble incroyablement épris de Lucius. Je peux le comprendre, tout comme Tristan, ils étaient jeunes tous les deux, perdus et c'est alors que Lucius est apparu dans leur vie, leur confiant un objet magique les protégeant. Je pense que si j'avais été à leur place, j'aurais voué loyauté à cet homme, moi aussi.
— Il ne m'a pas envoyé, je suis venue chercher cette broche pour une raison et j'ai réussi, rétorqué-je.
— Alors pourquoi es-tu toujours ici ? Avec tes pouvoirs, tu as la possibilité de t'enfuir sans difficultés.
Je baisse les yeux, mon reflet déformé dans l'eau qui ondule légèrement avec ces quelques pétales qui flottent tout autour de nous.
— Tu ne veux pas t'enfuir, pas vrai ? poursuit-il.
Je me pince les lèvres et inspire profondément.
— C'est la première fois que quelqu'un me regarde comme vous l'avez fait lorsque vous avez vu mes pouvoirs.
Je plonge à nouveau mon regard dans le sien.
— Mais je ne souhaite pas être une marionnette, déclaré-je.
Je souhaite notamment laisser le temps à Tristan de mettre en lieux sûrs la dague. Lucius me recherchera probablement et puisque j'ai utilisé mes pouvoirs, il me trouvera ici, avec son ancien protégé, sans sa broche. Tristan aura déjà pu se débarrasser du dernier Objet Obscur et Lucius n'aura plus la chance de se libérer de sa prison maudite.
— Tu ne seras jamais ma marionnette... tu pourrais... si tu me prouves que je peux avoir confiance en toi, régner avec moi sur Dystéria.
Je hausse les sourcils, étonnée. Tadëus s'avance vers moi. Je reste à ma place, le corps entier immergé sous l'eau, je ne laisse que ma tête hors de celle-ci et je l'observe s'approcher de moi.
— Tu serais respectée ici, tu serais crainte et personne ne te fera jamais de mal puisque tu ne seras pas atteignable.
— Je ne souhaite pas régner sur une Nation et encore moins sur une Nation que vous détruisez.
Il s'arrête devant moi, à quelques centimètres et, de sa main mouillée, passe une mèche de mes cheveux derrière mon oreille. Ses yeux bruns sont plongés dans les miens, son regard est ténébreux et déstabilisant. Il n'a vraiment pas peur de moi, c'est la première fois que je constate que quelqu'un ne me craint pas. J'ai la sensation que même mon père et ma mère me craigne, que même Hélène a cette part de réticence et Tristan... son regard... cette déception de me voir agir de la sorte... je ne peux l'oublier... sans compter ce qu'Andreï m'a dit, il serait capable de me tuer, comme si je n'avais jamais été son amie. Au final... ne suis-je pas seule ? Comme Tadëus était seul dans sa jeunesse ?
— Alors aide-moi à le reconstruire.
— Vous allez vous servir de moi, grommelé-je.
— Je mentirais si je disais non.
Il se rapproche à nouveau de moi, je ne sais pourquoi mais ma respiration s'accélère lorsque je sens son corps contre le mien. Nous sommes nus dans ce bain tout de même et je n'ai pas pour habitude de me baigner nue avec des inconnus. Il laisse glisser sa main sur mon cou puis mon épaule et mon bras qu'il presse légèrement.
— Ne me dis pas que tu n'as pas cette part de ténèbres en toi, Chloé. A la vue de ton pouvoir, je dirais même que tu es bien plus ténébreuse que je le suis. Avec moi... tu n'auras pas à te cacher. Apporte la froideur que notre peuple réclame, cache le soleil et donne leur la chance de respirer, d'enfanter, de sortir en journée sans rentrer le soir le corps brûlé...
Je sens mes yeux me brûler. Je sais que Tadëus va se servir de moi mais à la fois, je sens une part d'espoir dans sa voix. Ce qu'il dit ne me semble pas bête, bien au contraire. Hugo me l'a dit, la nourriture leur manque, l'eau également, le soleil les brûle, la fertilité ici est moindre et si j'utilisais mes pouvoirs d'une autre façon ? Cela stopperai les enlèvements d'enfants et redonnerai espoir à cette Nation de prospérer à nouveau dans notre système...
Sa main descend sur mon avant-bras puis il saisit la mienne et passe ses doigts entre les miens. Il ne me lâche pas des yeux et moi non plus. Je ne saurais l'expliquer, mais je me sens soudainement plus utile. Je ne me sens pas comme une ennemie de nos Nations, je ne me sens pas comme un monstre... C'est comme si tout le poids que je porte sur mes épaules depuis ce qui est arrivé à Panterm disparaissait en me disant que oui, peut-être que je peux utiliser mes pouvoirs pour le bien des autres.
— Je... je dois y réfléchir...
Il hoche la tête puis presse ses lèvres contre les miennes fougueusement. Je m'y attendais à vrai dire, nous étions si proches, noyés dans les yeux de l'autre. Je ne le repousse pas, je me laisse faire. Je sens des larmes couler sur mes joues mais je m'agrippe à son cou lorsqu'il me serre contre lui.
Pardonne-moi Tristan...
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