XXIX - Déferlement de Ténèbres
— N'as-tu jamais rêvé d'être une étoile ? avais-je murmuré à mon ami Hugh, tout deux allongés sur une colline à Corvil, observant les milliers d'étoiles qui scintillaient au dessus de nos têtes.
— Pfff, pourquoi cela ? avait-il pouffé.
— Je ne sais pas, les étoiles elles brillent, elles sont hautes dans le ciel, elles voient tout, elles surveillent tout. Les étoiles, elles brûlent mais elles illuminent à la fois. Elles permettent aux pauvres âmes égarées de retrouver leurs chemins... elles sont indispensables à la nuit et sont là la journée, simplement cachées par le soleil... les étoiles... elles ont un grand pouvoir, mais semblent si petites à la fois...
— Vous allez rejoindre les étoiles... murmuré-je en serrant les corps inertes des deux petites filles contre moi. Vous veillerez ainsi sur vos familles et vous brillerez pour l'éternité...
Je repose doucement le corps de chacune sur la pierre trempée. Avec cette brume qui nous entoure, je n'entends presque plus les cris des soldats ou bien les rugissements de l'Ombre Obscure que j'ai libéré.
Agenouillée devant leur tout petit corps, je pose mes mains sur leur visage et je leur ferme les yeux, pour qu'elles puissent reposer en paix. Je ferme les yeux moi aussi, je tente de calmer les battements de mon coeur.
Lorsque quelqu'un pose sa main sur mon bras, je sursaute et rouvre les yeux. La brume qui était autour de moi s'évapore aussitôt et je lève les yeux vers Tristan. Son visage, qui arbore déjà cette grande plaie, est couvert d'égratignures. Celles-ci sont probablement dû au vent qui ne cesse de nous violenter ou bien à l'Ombre Obscure qui sévit dans les parages.
— Chloé ! Si tu luttes contre lui... il te tuera !
— Je devrais le laisser gagner ? m'exclamé-je à travers le brouhaha du vent et de la bataille qui fait rage.
Les soldats de la garde royale poussent des cris pour se donner de la force et s'attaquent à l'Ombre Obscure avec courage. Ils peinent à la blesser, en partie parce que seul le feu peut arrêter une Ombre Obscure. Alors, un par un, dans un combat exaltant, rendent leur dernier souffle.
— Il m'a dit qu'il te tuerait si tu ne coopérais pas. Je connais Lucius, je sais ce dont il est capable. J'ai beau t'en vouloir, je ne veux pas que tu perdes la vie !
Il me dit cela, en me regardant droit dans les yeux. Je lis sur son visage une honnêteté troublante. Cependant, je crains que Tristan ne se soit rangé du côté de Lucius à nouveau. Après tout, tout comme Tadéus, Lucius leur a, en quelques sortes, sauvé la vie. Ils lui sont reconnaissants et pourraient très bien souhaiter sa libération. Je détourne le regard, baisse la tête et fixe la main toute blanche de cette pauvre petite fille.
— Laisse-moi... je veux tout détruire.
— Les Ombres Obscures envahissent Dysteria ! Cri quelqu'un.
Je relève la tête vers la ville en contrebas de notre manoir. Je peux voir les Ténèbres s'avancer lentement, ils se sèment dans les rues petit à petit comme du brouillard un matin d'automne humide. Des cris au loin commencent alors à résonner et l'éclair qui fend le ciel les couvre le temps de quelques secondes.
Je sens à nouveau la main de Tristan sur mon épaule.
— Chloé...
Je me relève brusquement et je me mets à courir, pieds nus, sur le sol trempé et devenu froid. Je descends les marches de dalles qui me ramènent en ville. Mes larmes se mêlent à la pluie. Je ne sais pas quoi faire. Je suis perdue. Si je fuie, j'éviterai Lucius et le combat ne sera pas perdu. Cependant, j'ai cette amère pensée qu'il l'est déjà.
Lucius a toujours eu une marge d'avance sur tout le monde.
Je m'arrête brusquement lorsqu'une Ombre Obscure aussi grande qu'un dragon passe devant moi, laissant une traînée derrière elle. Elle s'accroche à une chaumière, ses griffes creusant la pierre et entre à l'intérieur, puisqu'ils n'ont pas de fenêtres ni de portes... alors des hurlements de terreur surviennent et me nouent l'estomac. Je peux entendre des bruits de lutte, des cris, des grognements, des gémissements, des pleurs d'enfants...
— STOP ! Hurlé-je. Arrêtez ! Je ne veux pas cela !
Je ne pensais pas avoir libéré plusieurs Ombres Obscures, mais à la fois... je n'ai jamais su contrôler ce pouvoir.
— Chloé ? entends-je derrière moi.
Je me tourne doucement vers la provenance de cette voix, tentant tant bien que mal de faire abstraction de ces cris d'horreur qui surgissent de tous les coins. Je reconnais Hugo, dans cette brume épaisse. Il est pâle, le torse strié de griffures. Il me semble effrayé. Il tire sa soeur derrière lui, tout en la gardant près de lui.
— Hugo... c'est moi... je... je suis tellement désolée...
Il secoue la tête de droite à gauche, il me regarde, comme si j'étais un monstre. Il me regarde... comme s'il ne m'avait jamais connu. Je fais un pas en avant, mais il recule brusquement. Je croise le temps de quelques secondes son regard terrifié avant qu'il ne prenne la fuite avec sa petite soeur.
Je me laisse tomber à genoux, sous la pluie, les bras ballants et je ne cesse de pleurer.
— Pitié... arrêtez ! Crié-je.
Je veux que les Ténèbres disparaissent, mais je n'y parviens pas. Ils sont toujours là, les monstres sévissent et tuent les habitants de Dystéria, ce peuple que je souhaitais sauver.
— Arrêtez... murmuré-je.
Je baisse la tête, abattue, perdante et probablement trop défaitiste. Je ne souhaitais pas faire vivre à d'autres personnes le fléau que j'avais pu abattre sur Panterm ou Corvil mais c'est peine perdue. Constamment, le schéma se répète et parfois, il devient tellement incontrôlable que je ne peux même plus l'arrêter.
— Retourne au manoir et rejoins Lucius, entends-je à travers la pluie.
Je relève doucement la tête, les cheveux collés au visage, les yeux brûlants. Je reconnais le sabre de Jamésy, portant l'armure royale. Il garde le sabre dans sa main, sur la droite, il ne me menace pas avec.
— Vas ! Traître... grogné-je.
Il s'avance vers moi et s'accroupit devant moi, je croise alors son regard noisette. Il arbore un visage grave, il ne me semble pas rassuré et peiné également.
— N'as-tu jamais été amoureuse ? N'as-tu jamais souhaité tout faire pour sauver les personnes que tu aimes ? Ta famille, tes amis... n'as-tu jamais ressenti ce besoin coûte que coûte, de sauver les êtres qui te sont chers ?
Je ne réponds pas, le menton tremblant.
— Je tiens à Andreï, quand j'ai su ce qu'il se passait... que devais-je faire ? Le laisser perdre son âme à cause d'un monstre en lui ? Ou devais-je tout tenter pour le libérer ? Lui... le roi et pas l'Invocateur de l'Ombre. J'ai rapidement compris que pour libérer Andreï, il fallait libérer Lucius...
Il marque une pause, le tonnerre gronde et un éclair fend le ciel. Je sens mes larmes couler à nouveau mais avec la pluie, je n'en fais plus la distinction.
— Je suis désolé, Chloé...
— Mon ami est mort pour toi ! Il t'as sauvé ! Il a donné sa vie pour la tienne et tu m'as trahie !
— N'as-tu jamais trahi personne ?
Je baisse les yeux et me mords les lèvres. J'ai trahi Tristan à maintes reprises.
— Viens avec moi, finissons-en. Nous trouverons le moyen d'arrêter Lucius mais pour le moment... nous devons penser à Andreï. Il a été ton ami aussi, tu ne peux pas l'abandonner ! Il mourra si Lucius reste en lui. S'il te plaît Chloé... si tu viens, Lucius arrêtera ce déferlement de Ténèbres sur Dystéria, les habitants seront sauvés et la Nation aussi.
Il se relève finalement, range son sabre et me tend la main. Je le regarde un instant, je réfléchis à tout, absolument tout. Je tente de m'imaginer ce que serait le monde avec Lucius en liberté. Cependant, ai-je réellement le choix ? Je viens de comprendre que je n'ai pas abattu ces Ténèbres sur Dystéria, c'est Lucius... comment ? Je n'en sais rien. Mais sa puissance est incommensurable.
J'attrape la main de Jamésy et je me relève. Je le suis, en courant, dans les rues désertes de Dystéria, cette pauvre Nation déjà abîmée qui souffre ce soir. Nous courons le plus vite possible et rejoignons le manoir en hauteur de Tadëus. Nous courons et passons les portes de la demeure. Nous croisons Tristan qui se met à nous suivre lui aussi, il court derrière nous, il me semble inquiet. Je le ressens.
— Chloé ! Surtout, ne le laisse pas t'approcher lorsque tu seras face à lui !
— Quoi... ?
Je me retourne légèrement et ralentis le pas mais nous sommes arrivés. Jamésy ouvre les grandes portes battantes en or massif donnant sur la salle de règne de Tadëus. Andreï est assis sur le trône au bout de cette gigantesque pièce festive. La tête appuyée sur le poing, il la relève lorsque nous entrons. Il se lève lorsque nous approchons de lui, son manteau noir lui donnant toujours plus de puissance. C'est étrange, parce qu'une brume émane de son corps, comme si c'était lui qui avait les pouvoirs.
— Tu es finalement venue, déclare-t-il un léger sourire aux coins des lèvres.
— Je ne le fais pas pour vous Lucius, je le fais pour mon ami, Andreï et pour tous les habitants de Dystéria.
Il sourit en coin et lève le menton.
— Ainsi soit-il.
Il s'assoit sur les marches, devant le trône. Je m'assois à côté de lui, machinalement. Je tourne la tête vers lui et croise son regard aussi sombre que les Ténèbres qui déferlent dehors. Il me tend ses deux mains, paumes ouvertes vers le ciel.
— Laisse toi aller...
Je pose doucement mes mains dans les siennes, une étrange énergie m'envahit, accélérant mon rythme cardiaque et ma respiration. Tristan souhaite s'interposer mais Jamésy l'arrête la main sur le torse. Je reste hypnotisée par les yeux noirs de Lucius.
— ... mon cinquième et dernier Objet Obscur... souffle-t-il avant que sa tête ne parte en arrière en même temps que la mienne.
J'inspire profondément et lorsque je rouvre les yeux, je suis debout, au milieu du néant. Il n'y a rien autour de moi, sauf le vide et le noir. Ma respiration résonne chaque fois que j'inspire et expire, j'ai l'impression d'entendre les battements de mon coeur tout autour de moi.
— Lucius ? appelé-je.
Ma voix me renvoie mon écho. J'avance doucement, sans savoir où je vais. Mes pas sonnent comme des flaques d'eau. J'ai froid, mes dents s'entrechoquent et je me sens vidée de toute énergie. Cependant je continue d'avancer, je dois penser à Andreï. C'est si silencieux, à la fois paisible et inquiétant. Je regarde autour de moi, les bras serrés contre ma poitrine, les épaules relevées. Je ne suis pas sereine, je suis perdue et j'ai l'impression que je ne reviendrai jamais.
Je m'arrête lorsque je crois apercevoir Lucius. Je remarque, au loin, une silhouette, maigrichonne, aux longs cheveux, à la longue barbe...
— Lucius ?! appelé-je.
J'avance alors plus rapidement mais suis rapidement arrêtée par un mur que je ne vois pas. Lorsque je me cogne contre celui-ci, il ondule comme de l'eau qui stagnait jusqu'alors. Je relève la tête et je croise le regard rouge et intense de Lucius. Je lui fais face, pour la première fois.
Son visage est creusé par la maigreur, sa barbe est très longue et emmêlée, tout comme ses cheveux noirs hirsutes et tombants sur ses épaules. Ses yeux me happent tant ils sont rouges dans ce néant infini. Je penche la tête sur le côté, alors il fait de même, comme mon propre reflet. Je lève doucement la main, il fait la même chose à l'identique.
— Parlez-moi... soufflé-je.
— Libère-moi... murmure-t-il d'une faible voix.
Je pose mon index sur ce mur d'eau transparente et Lucius le fait en même temps, ce contact brise le mur qui nous sépare mais Lucius disparaît en même temps. Cependant, il est là, dans cette cage qui se trouve à présent devant moi. Du lierre a poussé tout autour de cette cage d'acier, sans barreaux... Je ne comprends pas comment je peux me trouver ici sans l'être réellement. Je suis au milieu de Ténèbres, avec Lucius en cage.
— Lucius ? Vous êtes là ?
Je n'entends qu'un simple gémissement à en glacer le sang. J'attrape alors la poignée et je tire de toutes mes forces. Cette cage est terriblement bien fermée, elle semble scellée.
— Aidez-moi à l'ouvrir !
— Je ne peux pas... entends-je marmonner de l'autre côté.
— Comment dois-je faire pour vous sortir de là ? Comment dois-je ouvrir la cage ?
— Utilise tes pouvoirs pour la dernière fois...
Sa voix me parait presque éteinte. Je pose mes deux mains sur la poignée, j'inspire profondément puis expire lentement par la bouche. Je ferme les yeux, je me concentre, comme lorsque je m'étais échappée des cachots du Gouverneur Hector. Je songe à ce que cette porte se torde, se déforme et s'ouvre, je souhaite que l'acier fonde comme l'or sous la chaleur des flammes.
L'acier craquelle, un grincement sinistre accompagne sa métamorphose. Lorsque je rouvre les yeux, je vois l'acier se déformer lentement, à mesure qu'il fond, il se transforme en or. Ce spectacle me fascine et m'arrache presque un sourire d'émerveillement. Lorsque l'or glisse sur le sol noir et que la porte n'est plus, je relève la tête et j'aperçois Lucius, au fond de cette cage, les bras et les jambes maintenues par des ronces, certaines semblent même avoir poussées sous sa peau.
— Dépêche-toi, grommelle-t-il les lèvres à peine entrouvertes.
Je m'avance vers lui et m'agenouille devant lui.
— Libère-moi, souffle-t-il.
Je ne sais pas pourquoi, je ressens un étrange lien. Lorsque je le regarde, alors que lui ne daigne pas lever les yeux vers moi, je ressens un pincement au coeur. Je ressens une certaine empathie et de la tristesse. J'ai de la peine de le voir dans cet état, sans comprendre pourquoi. Lucius est un monstre... je ne devrais pas ressentir cela.
Je pose mes mains sur les ronces, je grimace quand les épines rentrent dans ma peau mais je tente d'oublier la douleur.
— Je vais vous sortir de là, déclaré-je.
Il relève alors ses yeux rouges vers moi et lorsque je croise son regard, un frisson parcoure tout mon corps et hérisse mes poils. Finalement, je tire sur les ronces, je les arrache tout en poussant des grognements pour me donner de la force tandis que Lucius hurle de douleur quand celles-ci sortent de sa peau.
Je tire, et je tire jusqu'à ce qu'il puisse enfin bouger les jambes et les bras. Les mains tremblantes, couvertes de sang, j'arrête mon effort qui m'essouffle et je le vois plier et déplier ses bras, bouger ses doigts, ses jambes... il s'aide de la surface d'acier à sa droite pour se relever, cela lui semble difficile et douloureux mais il y parvient, ses vêtements sont presque totalement arrachés. Il passe à côté de moi tout en pressant mon épaule au passage et sort de sa cage. Je me lève à mon tour et titube jusqu'à la sortie.
Il se tourne vers moi et me fait face, il ressemble à un pauvre vagabond égaré dans cet accoutrement avec ces cheveux et cette barbe. Il semble bel homme mais toutes ces années enfermé dans une cage avec des ronces poussant en lui semblent l'avoir enlaidi.
Finalement, il m'enlace et approche sa bouche de mon oreille. Moi, je ne bouge pas, tétanisée.
— Merci, Laora, souffle-t-il au creux de mon oreille.
Je souhaite lui répondre, cependant mon souffle me manque soudainement, une douleur vive imprègne mes poumons, brûle ma peau et je crois même sentir un liquide chaud couler sur mes vêtements.
Je crois que l'on vient de me poignarder la poitrine.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top