XX - Je ne sais plus qui je suis
Je me laisse tomber, assise sur le bord de mon lit. Les bras ballants, je fixe un point devant moi. Lucius s'est enfui, dans le corps d'Andreï avec Jamésy qui manie le sabre mieux que quiconque. Cela veut donc dire que Lucius est presque intouchable.
Hélène est entrée dans la pièce peu de temps après Tristan. Elle s'occupe de le soigner, près de la baignoire. C'est ma baignoire à vrai dire. Il a retiré sa chemise pleine de sang, il est à moitié assis sur le rebord de la baignoire et grimace chaque fois qu'elle passe le linge contre sa plaie. Elle le taillade de tout son long, coupe même son nombril...
Je détourne le regard, ce n'est qu'une cicatrice parmi tant d'autres pour lui. Je sais qu'avec le pouvoir qui l'habite, il saura guérir rapidement.
Je ferme les yeux, me pince les lèvres. Je pose ma main sur ma poitrine quand je sens que mon coeur s'emballe. Je commence à respirer de plus en plus vite. Je ne sais pas contrôler l'angoisse qui m'habite et prend petit à petit contrôle de mes émotions. Alors ma poitrine se soulève de plus en plus, mon coeur tambourine et raisonne dans mes oreilles.
Je me laisse tomber en arrière, sur le lit, je serre ma chemise, la main sur la poitrine.
— Je suis déjà gagnant.
Je rouvre les yeux à l'entente de cette voix. Je suis dans le noir, je me relève et j'avance lentement. Je sens que je marche sur un sol mouillé, comme dans des flaques d'eau. Et le cliquetis retentit partout autour de moi.
— Et toi, tu es déjà perdante.
J'entends cette voix grave près de mon oreille. Je me retourne brusquement, prête à me débattre. On saisit mon poignet avec fermeté. Je relève alors doucement la tête. Le visage tapis dans l'ombre, je crois que je me trouve face à Lucius, peut-être dans ma propre tête. Mais je ne distingue que ses prunelles rouges qui semblent scintiller.
— Je ne suis pas ton ennemi, dit-il.
— Libérez Andreï dans ce cas. Laissez le roi récupérer sa place, si vous n'êtes pas un ennemi.
— Le roi est un ennemi.
— Le seul ennemi, c'est vous. C'est vous qui avez détruit Erador, et tous ses habitants. C'est vous qui avez tué les parents de Tristan, c'est vous qui avez arraché la vie à tant d'innocents. C'est vous qui détruirez les six Nations restantes.
— Combien de personnes as-tu tué par colère ? Par tristesse ? Combien d'innocents ont péri sous ton pouvoir, Chloé ?
Beaucoup trop. Je tente de retirer mon bras de son étreinte. Mais celle-ci est puissante. Bizarrement, je ne ressens pas son toucher mais je ressens tout de même sa puissance et cette étrange connexion.
— Je suis toi. Tu es moi.
Je secoue la tête.
— Je n'ai rien à voir avec vous !
— Bien plus que tu ne le penses.
— Je vous tuerai !
— Je sais que non...
Il lâche finalement mon bras, alors la connexion disparaît.
— Bienvenue dans les Ténèbres, Laora.
Laora ?
— Chloé ? Chloé ! Réponds moi !
Je rouvre les yeux et je reconnais Hélène au dessus de moi. Je me redresse rapidement, alors elle s'écarte de moi.
— Tout va bien ? Demande-t-elle.
Je hoche la tête.
— Je me sens... étrange.
— Avec tout ce que nous traversons, c'est normal... j'ai eu peur. Je ne veux plus perdre personne !
Je relève la tête vers elle. Ses yeux sont cernés. Je n'ose imaginer toutes les heures qu'elle a dû passer à pleurer depuis mon retour. Son père est mort pour un traître.
Un traître que je tuerai.
— Ou est Tristan ? m'enquis-je.
— Je l'ai fait s'allonger dans une chambre d'amis. Il lui faut se reposer.
Je me relève et fais face à Hélène qui me regarde étrangement. Je la détaille un instant. Je crois que Hélène s'apparente probablement à ma meilleure amie à présent. À ma famille également. Je ne peux imaginer un jour la bannir de Corvil.
Je l'enlace sans la prévenir. Je la serre contre moi et ferme les yeux. Je sens ses bras se resserrer autour de ma taille. J'apprécie ce moment et j'en profite même. J'ai la sensation que je ne la reverrai pas avant longtemps.
— J'espère que tu pardonneras toutes mes erreurs, soufflé-je.
— Évidemment, rétorque-t-elle dans mes bras.
— Je t'aime, Hélène. Comme ma sœur, comme ma famille.
Je sens son étreinte se resserrer.
— Pitié, Chloé...
— N'oublie pas ce que je viens de te dire.
Je me détache d'elle et croise son regard vert. Je lui adresse un tendre sourire et je passe une mèche de ses cheveux roux immaculé derrière son oreille. Je vois qu'elle pleure. Cependant je ne veux pas qu'elle pleure.
— Tout ira bien, Hélène. Tu auras droit à une belle vie avec ton fils, je te le promets.
Après avoir dit ces mots, je passe le pas de la porte le coeur serré et je déambule dans les longs couloirs de notre demeure. Je laisse glisser ma main sur les feuilles d'une plante verte qui décore l'endroit. Les pauvres feuilles se mettent alors à faner d'elles-mêmes à mon toucher, puis partent en poussières pour se répandre doucement sur le sol.
Je ne relève pas puis je frappe à la porte de la chambre d'amis. J'entre ensuite. Tristan est assis au bord de son lit, le torse bandé. Il relève la tête vers moi, les cheveux légèrement ébouriffés. Il semble étonné de me voir mais ne m'en fait pas part.
— Comment te sens-tu ? me renseigné-je.
— Un guérisseur est passé, je n'aurai plus rien d'ici quelques heures.
— Te sens-tu prêt à aller chercher le dernier Objet Obscur et tout faire pour empêcher Lucius de s'en emparer ?
Il se lève et s'avance vers moi. La vue de son torse nu m'interpelle. Je vois rarement des hommes dévêtis. Et puis, je repense à Tristan et cette femme à l'Antre des Délices. Alors ça me permet d'oublier cette étrange envie qui monte en moi.
— C'est à toi que je pose cette question, répond Tristan.
Je hausse les sourcils.
— Pourquoi ?
— Tu n'étais pas toi-même l'autre soir, dans la forêt. Tu ne t'arrêtais plus. Tu n'avais plus le même regard. L'un de tes yeux est rouge, ton teint est pâle... parfois tu agis... comme si tu ne ressentais plus rien.
Je ne rétorque rien. Je le sais bien. Je sais que parfois je ne sais plus contrôler ce qui vit en moi. Je le fixe un instant et je le gifle. Sa tête ne bouge pas mais sa joue rougie.
— Ça, c'est parce que tu ne peux pas te permettre de juger ce côté de moi, tu as le même, si ce n'est pire.
— Certes, mais je n'ai pas envie que toi, tu le deviennes. Je t'ai observé si longtemps... et je ne crois pas avoir déjà vu en toi cette part obscure qui est née récemment. Depuis que tu es jeune, tu n'as jamais été mauvaise... je remarque que tu tiens cela de ton père... même si ce n'est pas ton vrai père. Il t'as inculqué de vraies valeurs. Ne perds pas cela, c'est rare.
Je me pince les lèvres. Je ne me souviens plus à quel moment Tristan est devenu bienveillant. Mais il a raison. J'ai agi , et ce plusieurs fois, de manière brutale et mauvaise.
— Pourquoi j'ai la sensation que tu me trouves constamment répugnante ? demandé-je pour changer de sujet.
Il hausse les sourcils et croise les bras.
— De quoi parles-tu ?
— Au fond tu ne m'as jamais réellement vu. Je ne sais pas pourquoi tu m'avais embrassé ce soir là sous le saule pleureur. Est-ce que c'était une diversion ? Pour que tes amis puissent s'immiscer dans la fête ?
— Bien-sûr que non.
— Pourquoi alors ?
— Parce que je croyais que...
Il ne termine pas sa phrase et pousse un profond soupir.
— Je n'aime pas parler de ce genre de choses ! A quoi tu joues ?
— Refais-le, rétorqué-je.
Il fronce les sourcils et me toise longuement.
— J'ai... envie de me sentir vivante. Je... j'ai la sensation que tout meurt en moi, que mon coeur fane comme tout ce que je touche... je veux me sentir vivante, s'il te plaît.
Je me rapproche de lui, alors il décroise ses bras. Je suis plongée dans ses yeux et lui dans les miens. Je me noie dans l'océan de ses prunelles et dans le feu de son oeil jaune. Je sens sa chaleur et cela me donne des frissons, je veux avoir chaud, je veux me sentir vivante. Parce que je sens que je meurs de l'intérieur. Je sens que le pouvoir me ronge, je l'ai senti dès la première fois, dès la première Ombre Obscure avalée et je sais... oui je le sais... bientôt je ne vivrai plus.
— Embrasse-moi, Tristan, murmuré-je.
Je me hisse sur la pointe des pieds, nos lèvres se frôlent puis se pressent. Mon coeur tambourine toujours ma poitrine, mais d'une autre manière cette fois. Je crois même sentir une larme rouler sur ma joue. Nos lèvres ne se détachent pas pour autant, au contraire. Je sens sa main brûlante se poser contre mon cou, ses doigts agripper ma nuque tendrement.
Je délace mon corset et lorsqu'il le remarque, il cesse de m'embrasser. Il baisse les yeux, me regardant me ôter de ce corset qui me coupe la respiration.
— Que fais-tu ?
— Je vis...
Je le laisse tomber sur le sol. Il relève la tête vers moi, il semble surpris, comme depuis que je suis arrivée dans cette pièce. Il se colle alors soudainement contre moi et m'embrasse fougueusement. Je me laisse embarquer dans sa danse. Je laisse ses mains chaudes parcourir mon corps. Il les fait glisser jusqu'au creux de mes reines, puis sur mes hanches. Il tire ma chemise de mon pantalon puis passe sa main en dessous pour venir palper ma poitrine.
Je mordille sa lèvre et il me dirige lentement vers le lit, là où je me couche. Il se penche au dessus de moi, pour détacher mon pantalon et me le retirer. J'ai tellement peur, je ne sais pas pourquoi mais à la fois, je me sens en vie, j'ai chaud, le coeur palpitant, les mains moites, les mains tremblantes.
Lorsque nous sommes entièrement nu, Tristan vient se coller contre moi. Il est si chaud que c'est presque douloureux. Il me regarde un instant et se pince les lèvres.
— J'ai peur de te faire mal, me souffle-t-il.
— Je n'ai pas peur du feu.
Il m'embrasse à nouveau, un baiser humide et hypnotique. Ses mains parcourent tout mon corps, ses lèvres goutent ma peau. Puis lorsque je le sens en moi, je m'accroche aux draps et pousse un gémissement que je contiens. Je le serre ensuite contre moi, je m'agrippe à son dos, je crois que je le griffe car chacun de ses mouvements de bassin me procurent à la fois douleur et plaisir en plus de ressentir des frissons. Les poils de tout mon corps sont hérissés tant il me donne chaud et froid à la fois.
Je ne saurais décrire ce que je ressens à cet instant mais je pense que j'ai toujours ressenti cela, peut-être en moins fort, puisque mes sens sont décuplés. Cependant, je crois avoir toujours ressenti à la fois de la haine et de l'amour pour lui. Je crois que ce sentiment est si proche et à la fois, étrangement similaire, que je n'ai jamais su le décrypter.
Alors plus mon plaisir monte, plus je me rends compte de ce que je ressens et plus mes larmes coulent. Je gémis, je m'agrippe à lui, je lui mords l'épaule mais je pleure également. Pourquoi je pleure ? Pourquoi suis-je vivante ? Pourquoi je ne parviens plus à savoir qui je suis ?
Suis-je un monstre ?
Suis-je humaine ?
Je ne sais plus. Peut-être que je ne l'ai jamais su.
Lorsque Tristan s'arrête car je suppose qu'il se rend compte de ce qu'il se passe, je reste immobile, sur le dos, mes larmes ne cessent de couler. Il se redresse, fronce les sourcils.
— Tout va bien ? Je t'ai fait mal ? Je t'ai brûlée ?
Je secoue la tête. Il s'assoit à côté de moi, alors je m'assois à mon tour, je tire les couvertures pour cacher mon corps dont je ne suis pas fière.
— Ce n'est pas toi...
— Que t'arrive-t-il ?
— J'ai peur...
Le silence qui plane me terrifie encore plus.
— Tu ne dois plus avoir peur.
Je lui jette alors un regard, il essuie de sa main, les larmes qui coulent sur mes joues.
— Merci, marmonné-je. Merci, je me sens... vivante.
J'inspire profondément puis expire longuement par la bouche.
— Ça fait mal...
Il me prend alors dans ses bras, je ferme les yeux, les larmes dégringolant sur mes joues. Peut-être en avais-je besoin ?
Tristan me voit enfin.
Mais moi... je ne me vois plus, je ne me trouve plus. Il m'enivre de sa chaleur, il me rend vivante mais temporairement, parce que le pouvoir est bien plus fort.
Je ne me vois plus. Je me meurs. Je sombre, petit à petit, dans les Ténèbres.
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