XV - Supplice
— Allez ! Ouste, gamin ! J'ai pas d'pain pour toi !
— S'il vous plait monsieur... j'ai très faim... je pourrais travailler pour vous... s'il vous plaît...
Je m'approchai du vieil homme qui me repoussa brusquement. Je tombai en arrière, sur les fesses. Un enfant de dix ans, affamé, qui parcourait les rues à la recherche d'un toit où s'abriter, avec comme seul allié, un manteau magique.
Je m'appuyai sur mes mains, les lèvres pincées et passai devant le stand de nourriture du vieil homme. Dans ma marche, je ramassai le couteau crasseux qu'il avait laissé traîné là. Je fis le tour du stand, m'avançant vers lui pendant qu'il fouillait dans l'un de ses sacs, penché en avant.
Il se redressa lorsqu'il remarqua mon ombre, toujours mécontent de me voir traîner dans le coin.
— Ecoute, petit, je n'ai p...
Il ne termina pas sa phrase puisque je plantai le couteau dans le bas de son ventre, il entrouvrit la bouche, un filet de sang en coula tandis que je laissai glisser le couteau dans ses chairs, l'éventrant littéralement. Il tomba à genoux, tentant de maintenir ses organes et finit la joue collée sur les pavés, les yeux exorbités. Je restai un instant immobile, un couteau ensanglanté dans ma main tremblante. Mon coeur battait la chamade. Doucement, je pus sentir ma peau me gratter, puis me chatouiller mais tétanisé par ce que je venais de faire, je ne bougeais pas. J'avais agi sous la colère, la frustration et la tristesse, sans réfléchir. Avec la foule dans les rues, personne n'avait remarqué mon geste, ce vieillard posait son stand dans un coin.
Je baissai les yeux vers mon bras encore tendu, ma peau ondulait toute seule et chaque cellule semblait se dupliquer. Le petit duvet de poils que j'avais sur les bras devint plus fourni, blanc, avec quelques tâches de rousseurs ici et là puis mes jambes s'allongèrent, mes vêtements devinrent ceux d'un marchand, mes mains plus longues, flétries...
Quand je baissai les yeux vers la pauvre personne que je venais de tuer, je fis face à un petit garçon, éventré. Je fis face à moi-même à la place du vieillard. Je venais de prendre l'apparence du marchand. Le seul détail qui changeait, c'est que mon manteau ne me quittait jamais.
C'était la première fois que je changeais de peau. Sur le coup, j'étais terrifié mais au fur et à mesure, je compris que j'avais là la chance d'avoir la nourriture que je souhaitais, l'argent que je souhaitais... alors je gardai l'apparence de ce vieillard durant plusieurs mois, jusqu'à mon anniversaire suivant et je vécus ainsi durant de longues années, jusqu'à mes dix huit ans.
Je reviens à moi lorsqu'on me lance de l'eau glacée au visage. Je prends une grande inspiration, je sens que mes bras sont en l'air, que mon corps pèse sur ceux-ci, mes pieds ne touchent pas le sol et ma tête pend lourdement en avant. Je toussote, l'eau coule dans mes yeux, mon nez, ma bouche.
— Réveille-toi, l'étranger !
Cette voix féminine me force à relever la tête, une douleur terrible me tiraille le bas du dos, j'ai envie de hurler tant j'ai mal, j'ai la sensation de ne même plus sentir mes jambes et pourtant, mon corps semble peser une tonne. Je fais alors face à une très belle femme, certainement plus âgée que moi, parfaitement sculptée, la peau matte, les yeux sombres, les lèvres charnues et de beaux cheveux frisés.
— Où as-tu trouvé cet Objet Obscur ? demande-t-elle en laissant glisser le dos de la lame du poignard sous mon menton.
Je tourne la tête pour qu'elle cesse tout en me pinçant les lèvres.
— J'ai tendance à apprécier être attaché... mais j'aime faire connaissance avant... balbutié-je.
Sa main heurte mon visage, violemment. D'ailleurs, je me demande comment une femme comme elle peut avoir une telle force. Ma tête valse sur le côté, je me suis mordu la joue et le fait que mon corps bouge sans que je ne le contrôle continue de me tirailler le dos. Je souhaite tirer sur mes liens mais je pousse un grognement quand je sens des pointes s'enfoncer dans mes paumes et mes poignets. Je relève la tête et je distingue alors que des lames s'enfoncent dans mes mains.
— Ingénieux, n'est-ce pas ? reprend-elle.
Du sang coule déjà le long de mes bras nus.
— J'ai conçu ces liens pour les Êtres de Pouvoir.
— Encore une folle... soufflé-je.
— Tu ne pourras pas utiliser tes pouvoirs, tu es donc à ma merci et tu n'auras d'autres choix que de me répondre.
Elle se rapproche de moi, si près que son corps frôle le mien. Je grimace légèrement lorsqu'elle passe doucement sa main dans mon dos et la descend vers ma blessure.
— Alors... sais-tu où sont les autres Objets ? Demande-t-elle.
— N'êtes vous pas vénale ? Deux Objets Obscurs rien que pour vous et un bel homme... ce n'est pas suffisant ?
Elle enfonce son doigt dans la plaie. Je m'efforce de ne pas crier, alors je me mords la langue jusqu'au sang, je gémis mais je ne lui donnerai pas ce plaisir. Tout mon corps tremble sous ce contrôle, je connais la souffrance, physique comme mentale, je sais que je peux tenir. Je sais que Chloé reviendra.
— Tu n'es pas facile... grommelle-t-elle.
L'éclat de ses yeux me rappelle un vieil ami à moi. Le seul que j'avais. Je lui avais prêté mon manteau durant un certain temps, c'était la seule personne avant Chloé à qui je l'avais prêté. Cependant, ses effets furent néfastes sur lui. La puissance de la magie lui était montée à la tête, à tel point qu'il commettait des crimes, qu'il souhaitait toujours plus de puissance et qu'il en oubliait notre amitié. Pour récupérer ce qui m'appartenait et le libérer des Ténèbres qui s'infiltraient dans sa tête, je n'ai eu d'autres choix que de lui ôter la vie. Je dois dire que moi aussi, j'ai subi les effets du manteau, dès mon plus jeune âge, rien qu'en tuant ce pauvre vieillard. Le fait d'observer Chloé avait permis de stabiliser les effets, bien que j'étais obsédé à l'idée de libérer Lucius puis faire sa connaissance a totalement stoppé les effets du manteau sur moi... Le seul effet que je souhaite ne jamais perdre, c'est le contrôle que les Objets Obscurs m'offrent, ainsi, je ne risque pas de me transformer en monstre.
— Mon amie va revenir, elle est bien plus puissante que vos deux Objets Obscurs. Elle ne fera qu'une bouchée de vous.
Elle enfonce à nouveau son doigt, mes bras tremblent, mes jambes aussi, je me mords la langue, je pousse un râle et bloque ma respiration.
— Tu seras mort bien avant.
Elle se détache enfin de moi, je peux donc respirer. J'ai terriblement chaud, et pourtant mon seul vêtement est mon pantalon et mes bottes. L'endroit où je me trouve est lumineux, on dirait une chambre puisqu'il y a un lit juste derrière, une grande fenêtre donnant sur un balcon. Je crois comprendre que je ne me trouve plus à l'Antre des Délices. Je suppose que je suis chez cette femme.
— Ou alors... peut-être devrais-je venir à bout du vieillard qui vous accompagnait.
— Allez-y, je ne le connais pas, grogné-je.
Si Chloé m'entendait, elle me tuerait. Je n'ai pas d'attache avec Theodoro, cependant je sais que elle oui, et que Hélène est sa fille. Je préfère jouer l'indifférence, afin qu'elle ne puisse desceller aucune faiblesse en moi.
— J'aime la force que tu dégages... souffle-t-elle me tutoyant finalement.
— La mienne est naturelle, la vôtre en revanche, elle provient de votre bijou grossier.
Elle pose sa main sur le pendentif vert émeraude qui pend autour de son cou et se pince les lèvres.
— Ce bijou a fait de moi ce que je suis aujourd'hui. Je gouverne une Nation entière grâce à ce bijou !
— À quel prix ?
Elle me tourne le dos et s'assoit sur le bord de son lit, face à moi. La savoir un petit peu plus loin me soulage, elle ne s'amusera plus à titiller ma blessure. Un Changeur de Peaux ordinaire n'aurait pas pu survivre à une telle blessure. Elle ne semble pas avoir compris ce que je suis, il vaut mieux qu'elle ne le sache jamais. Les Êtres de Feu ont été décimés par les Hommes, Lucius me l'avait dit, personne ne doit voir en moi ce don.
— J'ai payé le prix qu'il fallait et je ne le regrette pas, reprend-elle.
Elle semble perdue dans ses pensées, j'en profite pour doucement tirer sur mes liens de torture. Je grimace, me mord les lèvres, le sang continue de couler le long de mes bras...
— Ce collier appartenait à ma mère, on lui a offert il y a plus de 18 ans et pour mes douze ans, elle a accepté de me le prêter pour une journée, le temps de mon anniversaire... il m'a rendu belle, je n'avais plus ces taches sur le visage, ni ces cheveux trop fins... ce collier me rendait belle. Ma mère nous avait caché son pouvoir.
La douleur dans la paume de mes mains et celle que je ressens dans le dos m'empêche d'utiliser mes pouvoirs. Je me sens trop affaibli, plus je tire et plus je perds du sang, les lames s'enfoncent dans mes paumes, dans mes poignets et me coupent les veines...
— Je n'avais pas envie de redevenir laide, de redevenir faible... alors j'ai tué mes parents quand j'avais seize ans, pendant qu'ils dormaient et j'ai élevé mon petit frère, seule. Le prix a été payé, je n'ai plus aucune dette.
Elle se lève et se rapproche de moi, je cesse de tirer sur mes liens et relève la tête vers elle.
— Tuez-moi si cela peut vous faire plaisir. Je ne suis pas aimé, personne ne me pleurera.
Il se lèche les lèvres, un sourire macabre sur le visage. Cependant, alors qu'elle s'avance vers moi, un bruit sourd retentit, suivi de cris et de sons de lutte. Quelqu'un se bat...
Elle croise alors mon regard tandis que je lui souris.
— Je vous l'avais dit, soufflé-je.
Son poing vient cogner mon visage, si fort que ma tête pend de nouveau en avant, lourdement et que mes oreilles sifflent. Je crois que du sang coule de ma bouche et j'entends cette monstrueuse personne quitter la pièce.
Je ferme les yeux un instant, complètement assommé. J'ai rarement pris de coups aussi violent que celui-ci.
— Tu as le manteau et moi, la dague ! Réfléchis Tristan ! Il ne nous manque plus que deux Objets Obscurs pour faire revenir Lucius !
C'est la voix de Josépha qui résonne dans ma tête. Je me rappelle de ce jour là, après avoir batifolé toute la nuit ensemble, elle était persuadée que c'était le moment de terminer notre plan.
— Non... je ne pense pas que ce soit le moment, avais-je marmonné.
— Tu protèges cette gamine ?!
— Elle a un fort potentiel, on risque gros...
— Oui... sauf que tu sais bien que sa famille est pauvre, elle sera emmenée à Panterm, ce sera alors le moment idéal pour faire naître ses pouvoirs. C'était prévu ainsi.
— On devrait attendre un petit peu.
— Elle risque de se marier au prince ! C'est la seule qui peut réveiller Lucius, c'est la seule qui nous permettra de rassembler les Objets Obscurs !
— Qu'est-ce que tu veux que je fasse ?
— Mets en scène une rencontre inattendue mais ne soit pas trop mystérieux, fais en sorte qu'elle sache ce que tu es rapidement. Tu laisseras ton manteau sur le bateau, la magie des Objets Obscurs te forcent à t'en approcher. Elle n'hésitera pas une seule seconde à le prendre avec elle. Darius divertira les foules sur le port et je m'occuperai du valet qui l'accueillera. Je prendrai son apparence.
— Je récupérerai mon manteau ?
— Oui, ne t'en fais pas !
Mais je n'avais pas récupéré mon manteau...
— Tristan ! Tristan ! Regarde-moi ! Tu m'entends ?
Je relève doucement la tête, je vois flou mais je distingue petit à petit les traits fins du visage de Chloé. Je souris légèrement alors qu'elle tente de défaire mes liens tranchants.
— Je savais que tu m'aimais... balbutié-je, sarcastique.
Son silence me fait élargir mon sourire, cependant ce n'est pas le moment de rêvasser.
Arkacia est une Nation difficile à quitter.
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